EXTRAITS du LIVRE
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INTRODUCTION
Impossible neutralité
Lorsqu'une société veut couper
l'homme de sa transcendance,
elle n'a pas besoin de s'attaquer
aux grands édifices des églises et des religions.
il lui suffit de dégrader
la relation entre l'homme et la femme I.
TROUBLE DANS LE GENRE ...
La différence entre l'homme et la femme se
manifeste dans son évidence la plus simple. Elle est ce qui se voit
en premier, tout de suite. Pourtant elle ne se réduit pas à la
différence anatomique entre le corps du mâle et celui de la femelle
(le sexe), ni à la différence culturelle entre les rôles masculins
et les rôles féminins que les sociétés ont construits dans
l'histoire (le genre). En intégrant ces deux premières dimensions,
il semble que l'écart entre l'homme et la femme renvoie à une
différence plus fondamentale, ontologique, une irréductible
dissymétrie entre ce que l'on pourrait appeler le génie féminin et
le génie masculin. Elle constitue sans doute l'une des énigmes
humaines les plus difficiles à déchiffrer. Tenir un discours
cohérent, raisonné et pacifié sur la différence des sexes est une
entreprise redoutable, que d'aucuns considèrent impossible. En
outre, avant même de chercher à qualifier la différence sexuelle,
n'en faisons-nous pas une expérience première, fondatrice? Nous
éprouvons la différence, avant même de chercher à la thématiser.
Elle se donne à vivre avant d'être un objet de réflexion.
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Pour autant, si le fait de la
différence s'impose à nous, le féminin en soi (isolé du masculin) et
le masculin en soi (isolé du féminin) semblent se dérober à
l'analyse, échappant au pouvoir de la définition. Isolés l'un de
l'autre, le féminin et le masculin deviennent insaisissables,
chimériques. Dans la rencontre et l'heureuse relation entre les
sexes, le génie féminin et le génie masculin apparaissent et se
révèlent en quelque sorte l'un face à l'autre, l'un par la grâce de
l'autre. D'où une première difficulté dans la mesure où
l'histoire des relations entre les sexes n'est jamais simple,
s'apparentant davantage à une guerre des sexes, à une lutte pour
exister, l'un contre l'autre, et générant une peur de disparaître,
d'être dominé par l'autre. Chez l'humain, la relation entre le mâle
et la femelle n'a rien de la simplicité triviale qui caractérise les
animaux. Cette relation, loin d'être enclose dans l'automatisme
de l'instinct, nécessite un travail, une élaboration, une invention,
une quête de sens, un acte d'interprétation. Comme toute entreprise
humaine, elle n'est pas sans risque et sans danger, impliquant le
nécessaire engagement de la liberté, et la prise de responsabilité
devant et pour autrui. Anthropologique, cette question a donc
des implications éthiques. Nous n'avons pas le choix : c'est à
partir de cette relation réelle à l'autre sexe, fragile, risquée, si
souvent malmenée, mais ô combien riche de sens, que nous devons
partir à la recherche de la signification de la différence. La
première difficulté est donc historique: elle relève de la situation
conflictuelle des femmes et des hommes dans le monde, situation de
rivalité et de lutte de pouvoir, mais aussi, heureusement, de
reconnaissance et d'amour. Cette difficulté tend à transformer tout
discours sur la différence des sexes en discours idéologique.
S'ajoute une autre difficulté qui n'est pas
conjoncturelle mais structurelle, constitutive de l'objet à penser.
Poser la question « Quel est le sens profond et ultime de la
différence hommefemme'? », c'est poser une redoutable question car
nul n'en est le spécialiste. Nul n'en a la totale maîtrise. Nul ne
peut prétendre avoir le monopole du sens sur cette question. Nul ne
peut dominer de l'extérieur le problème, en se situant soi-même
au-delà de la différence, comme s'il n'était pas lui-même engagé
dans son être dans la différence. « On » ne peut pas parler de la
différence, si « on » renvoie à un sujet neutre, indifférencié, en
retrait dans une attitude inauthentique'. « Je » ne pourrai en
parler en revanche que d'un point de vue nécessairement limité,
contingent, celuilà même d'où je parle, qui me donne de parler, et
qui me situe comme homme ou comme femme' C'est donc un éclairage
partiel, marqué par la limite, l'incomplétude, l'inachèvement qui
sera proposé ici. Sans doute un travail à deux voix,. l'une
masculine et l'autre féminine, aurait été plus convaincant. Gageons
que le recours à des sources tant masculines que féminines suffira
pour donner à entendre quelque chose de la différence elle-même.
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C'est bien conscient de toutes ces difficultés,
qu'il nous faut partir, oser penser, oser éclairer, convaincu qu'en
la matière, ne rien dire, c'est laisser entendre que cette
différence est indécidable, indiscernable, et c'est, de ce fait,
déjà décider au moins de contribuer à une certaine confusion propre
à notre temps.
En effet, en matière de différence sexuelle, le
discours est foisonnant. S'il est un sujet qui fait parler, et de
fait dont tout le monde parle, c'est bien la différence homme-femme.
Combien de livres, d'articles récents sur la question ! Le discours
dominant oscille jusqu'à l'épuisement entre l'excès de détermination
des identités féminines et masculines (la série des ouvrages grand
public faisant l'inventaire des différences hommes-femmes est là
pour le prouver) et l'apophatisme (on ne pourrait et donc il ne
faudrait rien en dire). Trop en parler ou n'en jamais parler, voilà
l'écueil. Parler de la différence comme on parle d'un objet, alors
que c'est à partir d'elle que nous parlons, voilà la difficulté. Si
la différence est instituante de l'humain, trop en parler n'est sans
doute pas bon signe.! Il est étonnant qu'on éprouve aujourd'hui le
besoin de dire et de justifier un sens originel qui pendant des
siècles semblait aller de soi. Faut-il s'épuiser à démontrer ce qui
est de l'ordre du bon sens-'? Par ailleurs, le risque suprême
n'est-il pas de voir le sens de la différence de l'homme et de la
I.Chr. SINGER,
Du bon usage des crises, Paris. Albin Michel. p. 57.
1. On peut ici appliquer au rapport à la différence
des sexes, ce que Heidegger affirmait du rapport à la mort: on parle de
la mort comme de quelque chose qui ne nous concerne pas, «comme quelque
chose d'indéterminé ». Telle est l'inauthenticité, car « le "on" ce
n'est personne ». M. HEIDEGGER, « L'Être et le Temps», dans Qu'est-ce
que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, p. 144.
2. En l'occurence, pour nia part, j'en parlerai du
point de vue d'un homme!
3-Faut-il s'épuiser à démontrer par exemple qu'un
enfant a besoin pour se construire d'un père et d'une mère?
femme s'exténuer dans le discours comme dans les
comportements jusqu'à sombrer dans une inquiétante insignifiance ?
D'où vient cet essoufflement, ce « trouble 1 », cette perte
d'évidence du sens de la différence homme-femme ? Il est vrai que
toute différence est onéreuse et il en coûte de bien la vivre. Mais
est-ce une raison suffisante pour la relativiser, voire pour
l'évacuer de notre compréhension de l'humain? Au nom de quoi
faudrait-il opter pour la thèse d'une réalisation assexuée de
l'humain? Imaginer qu'une vie sexuelle et qu'une fécondité qui
feraient l'économie de la différence et même de la rencontre des
sexes soient possibles, souhaitables, voire normatives, relève de
quelle précompréhension de l'humain ? Comment ne pas voir que la
différence sexuelle est là, plantée au coeur de l'humanité, et
qu'elle se donne d'abord à vivre? Comment feindre d'ignorer qu'elle
existe et résiste à sa dénégation en s'offrant à un possible
déchiffrement, qu'elle est lisible? La différence des sexes serait
floue, modulable, évolutive, à réinventer en permanence, sur mesure,
au gré de nos caprices et de nos hésitations. Que nous est-il donc
arrivé pour ne plus être capables de lire, de déchiffrer,
d'interpréter le sens de cette étonnante et incontournable
différence inscrite dans la chair?
Apparemment la différence des sexes ne ferait plus
problème. Nous vivons dans un monde mixte de part en part, où dans
tous les domaines, la parité est de mise. Cette mixité est bien
évidemment, et il faut commencer par le dire, une richesse, une
chance, un bonheur, celui de vivre et de travailler en nous
complétant, en nous confrontant, en faisant jouer cette mélodie de
la différence en ses variations infinies. Mais la diversité fait
aussi bien la cacophonie2 que la symphonie ! Mixité n'est donc pas
mixage ! Il ne suffit pas de décréter la mixité, pour qu'elle
contribue réellement à la construction des personnes. Au-delà du
politiquement correct, cette systématisation du brassage des sexes
dans tous les lieux de la vie scolaire, sociale, professionnelle et
politique a aussi pour effet de masquer une difficulté propre à
notre temps, celle de la reconnaissance pacifiée de la différence
des sexes. Au-delà des peurs et des rapports de force, les
conditions
1. Voir Judith BUTLER, Gender trouble, 1990, traduit
en français en juin 2005 sous le titre Trouble dans le genre. Pour un
féminisme de la subversion, Paris, Éd. de La Découverte.
2. C. CHILIAND, «Sexe: polyphonie ou cacophonie?, »
Res Publica, n° 26 (septembre 2001).
d'une authentique rencontre des sexes sont-elles
vraiment et positivement recherchées et suscitées? La reconnaissance
sereine du bienfait de la différence homme-femme dans toute sa
radicalité est-elle visée, ce qui supposerait au minimum de
reconnaître concrètement la valeur respective et originale de
l'identité féminine et de l'identité masculine'! Sans doute en
sommes-nous encore loin.
Indifférence à la différence sexuelle et
brouillage des identités, telle semble plutôt être en réalité le
message largement médiatisé et savamment distillé, ce dont Tony
Anatrella nous a avertis dans un livre au titre percutant, La
Différence interdite 1. Il semble donc que la différence des sexes
n'aille plus de soi aujourd'hui. Il sera nécessaire d'analyser les
raisons d'un tel déni de la différence fondamentale des deux seules
identités sexuées existantes: masculine et féminine. Sans doute,
dans sa radicalité, la différence fait peur. En ce sens, notre
société serait probablement aussi hétérophobe, au sens propre du
terme, au sens où le désir de l'autre sexe serait l'objet d'une peur
spécifique, et à cause de cela, serait inhibé, voire refoulé. Nous
sommes devant des questions d'une grande complexité, qui touchent à
l'identité de la personne, aux confins du vécu corporel,
psychologique et spirituel, engageant le champ du social, du
culturel, du politique et du religieux. Tout se passe comme si le
contexte induisait un évitement de la question éprouvante et
révélante de la différence des sexes. Dans un tel contexte, on
comprend par exemple que la mixité scolaire connaisse un véritable
malaise, quand elle n'est jamais parlée. Le constat accablant de
Michel Fize2 dans un livre récent est que la mixité systématisée à
l'école mais non gérée, non parlée, accentuerait les clichés, les
stéréotypes, la domination masculine, le sexisme. l'inégalité, voire
la violence sexuelle3.
1. T. ANATRELLA, La Différence interdite, Paris,
Flammarion, 1998.
2. M. Fine, Les Pièges de la mixité scolaire, Paris,
Presses de la Renaissance, 2003, voir notamment les pages 77, 111-115,
172. 179, 184 et 190-191.
3. Par
ailleurs, on sait que les enfants et les adolescents de sexe différent
ne se mélangent pas si facilement. Il faut souvent attendre le lycée et
c'est encore bien timide ! Sans doute, faut-il nuancer, et l'expérience
qui est la mienne me semble moins négative. Une petite enquête auprès
d'élèves de terminale d'un établissement mixte de l'enseignement
catholique, faite en novembre 2003, montrent comment les garçons et les
filles se perçoivent mutuellement: Qualités des filles selon les
garçons: douceur, sensibilité, attentives, exigeantes, délicatesse,
sincérité. discrétion, à l'écoute, intuitives, compréhensives, plus
aptes à la vie relationnelle, sentimentales, romantiques, maternelles,
sens de l'organisation, ouverture d'esprit, studieuses, soigneuses.
Qualités des
garçons selon les filles : puissance, courage, protecteurs, forts.
rassurants, profonds, actifs, fonceurs, confiance en soi, simplicité,
sens de l'humour, détente, loyauté. franchise, honnêteté, capacité à se
mettre en avant. serviabilité.
S'agit-il de
simples clichés ? Peut-être en partie. mais les élèves ne font-il pas
aussi preuve de bon sens, de lucidité, révélant une relation à l'autre
sexe asse., sereine et vécue comme équilibrante ?
Où s'enracine un tel soupçon sur le lieu de la
différence hommefemme'? Certainement, nous ressentons la nécessité
de dépasser les stéréotypes superficiels qui ont souvent bloqué la
différence dans des rôles figés et enfermants, quand ce ne sont pas
des clichés qui ne font qu'exprimer un rapport de force, réduisant
la femme à une fonction de service et véhiculant une image de la
virilité bien fruste ! Historiquement, il est clair que le génie
féminin n'a pas encore été pleinement reconnu et accueilli. Sans
doute, de ce fait, l'identité masculine est trop souvent restée
bloquée dans des clichés caricaturaux. En réaction à ces clichés, un
féminisme militant s'est développé à bon droit. Mais cette première
réaction sous le signe de la polémique a été suivie rapidement d'une
lente mais profonde érosion du sens de la différence, laquelle
semble de plus en plus suspecte désormais, cachant on ne sait quel
archaïsme naturaliste à dépasser. D'où une nette préférence pour le
flou artististique en la matière.
Nous sommes confrontés en effet à la montée en
puissance d'un modèle neutre, androgyne, où les identités masculines
et féminines deviennent problématiques. Aujourd'hui, l'idée de
neutralité s'impose de plus en plus, avec la prétention de dépasser
la différence qui resterait alors du côté des contraintes
biologiques, des déterminismes naturels aliénants pour la personne,
dont il faudrait enfin s'affranchir. C'est tout le sens du mot
célèbre de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le
devient t. » En un sens, c'est vrai. Si on s'en tient à la seule
observation, on ne naît pas femme, mais seulement femelle. On ne
naît pas homme, mais seulement mâle, physiquement sexué. Néanmoins,
peut-on aller jusqu'à dire que la féminité et la masculinité sont
une pure invention culturelle, qui n'a aucun rapport avec le
I . S. DE
Brnt volR, Le Deuxième Sexe, 1949,
Paris, Gallimard, colt « Folio ». t. ll, p.
13.
donné biologique et avec le mode de relation
qu'il induit? Si on ne saurait réduire les signifiants homme et
femme à mâle et femelle, faut-il, pour autant, opérer une
disjonction totale entre les deux plans ? Est-ce que vraiment le
fait de pouvoir porter un enfant dans l'intime de sa chair et de le
mettre au monde n'a aucun rapport avec la féminité, sans pour autant
l'y réduire? S'il est évident que je reçois de la nature mon sexe
biologique, ce n'est pas pour autant que mes conduites sont
déterminées mécaniquement par ma physiologie. Mais à l'inverse,
puis-je m'inventer à partir de rien? Puis-je décider librement de
mon sexe? Comment articuler ici le donné et le sens, la nature et la
liberté'? Il nous faudra le préciser.
Pour penser correctement la différence homme-femme, il faudrait
commencer par éviter un double écueil. L'écueil de l'enfermement
dans la différence, sa chosification dans des particularismes qui la
trahissent, des rôles figés qui ne rendent pas compte de la
profondeur avec laquelle elle traverse l'être humain. Voilà le
schéma dont nous sortons, schéma caricatural mais encore bien réel,
n'exprimant en gros le plus souvent qu'un rapport de domination de
l'homme sur la femme, et sa réaction polémique féministe qui finit
par inquiéter les hommes. C'est trop clair: ce schéma ne conduit pas
à une heureuse rencontre des sexes, mais plutôt à la guerre des
sexes, et donc à une impasse. L'autre écueil est celui du déni de la
différence, de l'indifférenciation comprise comme l'illusoire
neutralité de la vie, de la culture et de l'esprit, selon le leurre
d'une réalisation neutre et asexuée de l'humain. C'est le schéma qui
tend à se généraliser dans tous les domaines aujourd'hui. Il semble
plus tolérant, plus généreux. Il s'agit de favoriser
superficiellement les relations immédiates entre les personnes, en
éliminant ce qui pourrait faire obstacle. Mais en réalité, le rêve
d'une relation simple car sexuellement indifférenciée, ne peut
conduire qu'à la plus violente des confusions. Des deux côtés, il
s'agit d'une redoutable perte de sens que Xavier Lacroix résume
clairement : « C'est bien parce que le féminin est porteur d'un
trésor de sens qu'il serait dommage qu'il s'aligne purement et
simplement sur le masculin ; que ce soit à la manière ancienne, par
subordination, ou à la manière moderne par imitation (ce qui conduit
à la neutralisation). Pour cela aussi, bien sûr, il serait dommage
qu'il reste purement et simplement, comme il l'a été si souvent,
séparé du masculin'. » C'est donc la relation concrète entre l'homme
et le femme qu'il faut sauver, notamment dans la conjugalité, en
l'identifiant comme le lieu d'un sens fondateur à scruter, à
interpréter, à manifester.
LE DÉSIR HOMOSEXUEL,
NOUVELLE NORME D'UNE SOCIÉTÉ NARCISSIQUE
Le recul du sens de l'identité sexuée (être homme ou être femme)
est indéniablement lié à une valorisation outrancière de
l'orientation du désir sexuel (désir hétérosexuel ou désir
homosexuel). L'identité de la personne est alors confondue avec le
désir et notamment le désir sexuel dans sa dimension pulsionnelle,
subjective et aléatoire. Cette différence d'orientation du désir
sexuel mise en avant a pour effet de masquer et de dévaloriser la
seule véritable différence qui concerne l'identité sexuée, être
homme ou être femme. L'identité sexuée fondamentale ne saurait se
réduire à la simple et fluctuante orientation d'un désir. Les
adjectifs « homosexuel » et « hétérosexuel » ne sont pas des
substantifs. Ils ne concernent pas l'identité de la personne. Seul
le fait d'être un homme ou une femme concerne l'identité de la
personne. Dans les débats actuels, derrière les bons sentiments et
l'argument politiquement très correct de la lutte contre les
discriminations, il faut lire en réalité le symptôme d'une
dangereuse indifférence à la différence.
Dans le sillage de ce brouillage des pistes, le lien essentiel
entre différence des sexes et filiation, différence des générations.
ne semble plus aperçu. Le concept étrange d'homoparentalité a été
inventée pour faire exister dans le langage ce qui n'existe pas dans
la réalité. Il laisse supposer qu'une filiation est possible et
humainement structurante en dehors de la différence des sexes 3.
1. X. LACROIx, L'Avenir c'est l'autre, Paris, Éd. du Cerf, 2000, p.
231.
2. Le mot « homoparentalité » a été fabriqué en 1997, à Paris, par
quelques intellectuels parisiens connus pour être de farouches
adversaires de la famille.
3. Quand on lit dans Le Monde du 16 février 1999, sous la plume
conjointe de D. Borillo, M. lacub et E. Fassin, l'expression « enfants
nés hors (le Ici di,l('rence des sexes », on est tout de même en droit
de se poser des questions 1
Il donne à penser qu'être parent ne suppose plus l'altérité des
sexes au cœur du couple. Une enquête sur la sexualité des Français
concluait en ces termes : « Homosexualité, hétérosexualité, où est
la différence' ? » Cette banalisation de l'homosexualité ajoute
encore à la confusion, quand elle est érigée en nouveau modèle
conjugal et parental, voire en « nouvelle chance pour la famille 2
».
L'homosexualité s'imposerait en nouveau modèle normatif
équivalant à l'hétérosexualité, jusque et y compris quand il s'agit
de fonder le couple et la famille. Hétérosexualité, homosexualité,
deux modèles d'égale valeur, deux polarités symétriquement opposées,
mais équivalentes, et à la limite, interchangeables. Ce courant se
développe au mépris d'un siècle de psychanalyse, brutalement
discréditée pour les besoins de la cause. Pour sortir de cette
polémique récente, il nous suffirait d'interroger les mots, de nous
laisser enseigner par eux. « Il faut [...] se fier aux mots. Ils en
savent plus que nous sur les choses. Ils en savent plus que nous sur
nous3 », écrivait l'essayiste Claude Roy. Suivant sa leçon, nous
verrions en effet que « sexe » vient du latin secare qui signifie «
couper », « séparer », « différencier ». Le mot sexe implique donc
structurellement l'intégration de la différence. Un psychanalyste4
aurait dit à juste titre : « Homosexualité est une contradiction,
hétérosexualité est un pléonasme. »
L'homosexualité se présenterait désormais comme une orientation
possible équivalente et symétrique de l'hétérosexualité, comme il y
a des droitiers et des gauchers. La moindre amorce de réflexion
critique de ce phénomène est taxée d'homophobie et désormais
condamnée par la loi du 7 décembre 2004. Le terme « homophobie » est
une invention langagière récente. Le mot est discutable. En effet,
une phobie est une maladie psychologique.
1. Le Monde, 2 mars 2002.
2. Le titre du livre de Stéphane NADAUD. Homoparentalité, une
nouvelle chance pour la famille, Paris, Fayard. 2002, est éloquent.
3. Claude Roy, Descriptions critiques. Paris. Gallimard. 1950.
4. Il s'agit de Jean Bergeret qui l'écrit aussi. mais avec plus de
nuance : « Pour un psychanalyste, le terme "homosexualité" peut
apparaître comme contestable dans la mesure où le préfixe "homo", qui
signifie ici "semblable" se trouve rattaché au substantif "sexualité"
qui connote au contraire une radicale distinction existant entre modèles
objectaux, différents et complémentaires, d'états et de fonctionnements
imaginaires », dans Xavier LACROIX (dir.). L'Amour du semblable, L'homo-érotisme,
approche psychanalytique, Paris. Éd. du Cerf, 2001, p. 122.
Discute-t-on avec un
malade'? On le soigne bien plutôt en lui administrant un traitement
adéquat. Mais de quoi est-on malade au juste ? On note ici une
confusion du psychologique et du social, que Tony Anatrella a
clairement analysée'. Par-delà le respect inaliénable dû à la
personne humaine, homme ou femme, quelle que soit l'orientation de
son désir sexuel, mais quels que soient aussi sa race, sa religion,
son milieu social, est en réalité violemment censurée ici toute
amorce de débat sur la valeur de la différence des sexes, de
l'alliance de l'homme et de la femme, comme principe fondateur de la
société elle-même. Cette dictature qui règne sur les esprits et
interdit la possibilité même d'un débat étonne dans une société où
le débat démocratique est supposé être à l'honneur. Il n'est donc
pas juste d'affirmer que n'importe quel lien privé structure la vie
sociale au même titre que le mariage qui a toujours été pensé comme
l'alliance d'un homme et d'une femme. Tous les pays du monde sont en
réalité unanimes sur ce point, à l'exception de quelques pays
(Espagne, Belgique, PaysBas, Canada) qui se privent de
l'anthropologie universelle en la soumettant aux aléas des majorités
parlementaires. Dans une société narcissique, le désir sexuel de
l'individu, en ses « orientations » possibles (hétéro, homo, bi,
trans...), ses troubles, ses ambiguïtés et ses hésitations, est
valorisé à l'extrême. Il finit par occulter le fait de la sexuation,
l'identité fondamentale de l'homme et de la femme. Il finit par
rendre inaudible le sens relationnel de la sexuation comme brèche
vers l'altérité2
L'INDIVIDUALISME
DANS L'IMPASSE À LA RECHERCHE DE LA PERSONNE
Une forme
d'individualisme radical, de plus en plus replié sur lui-même,
s'impose massivement, jusqu'à, in fine, se retourner paradoxalement
contre l'individu, touchant sa limite indéniable.
1. T. ANATRELLA, Le Règne de Narcisse, Les enjeux du déni de la
différence sexuelle, Paris, Presses de la Renaissance. 2005, p. 171-236.
2. On lira avec profit plusieurs ouvrages récents et éclairants sur
les revendications homosexuelles actuelles, notamment: X. LACROix, La
Confusion des genres, Réponses à certaines demandes homosexuelles sur le
mariage et l'adoption, Paris, Bayard, 2005 ; Th. COLLIN, Le Mariage gay,
les enjeux d'une revendication, Paris, Eyrolles, 2005.
«L'individualisme actuel [...] est paradoxalement un sacrifice de
l'individu. Portée au bout d'elle-même, la liberté de l'individu est
la pure perte aussi bien de l'individu que de la liberté », écrit
J.-M. Ghitti 1. Exemple symptomatique de ce retournement, la
conception suicidaire du divorce soft, censé exprimer la liberté
individuelle, conduit à tout sacrifier sur l'autel de
l'épanouissement individuel : le couple, les enfants, la famille,
les amis, la liberté. «Le divorce révèle cette subsistance du
sacrifice dans une perspective purement nihiliste», poursuit J.-M.
Ghitti 2. L'individu se trouve paradoxalement sacrifié sur l'autel
de l'individualisme. L'ego, dominé par le «tyran Éros3 » se laisse
en effet facilement réduire en esclavage. Cette tyrannie du désir et
du plaisir4 est à coup sûr la plus subtile et la plus redoutable des
aliénations contemporaines. Dans ce schéma, l'individu idôlatré se
tient à lui-même lieu de transcendance, s'érigeant en source des
valeurs dans une position bloquée de narcissisme radical.
L'individualisme conduit à la mort de l'individus.
Au fond, interroger le sens de la différence des sexes, c'est
entrer nécessairement dans la question du rapport à l'autre, la
question de l'altérité. Et c'est peut-être là que le bât blesse le
plus aujourd'hui. Comme l'écrit avec lucidité David Simard, à propos
de la question du rapport entre les sexes : « Ce qui est engagé est
toute une conception des rapports entre les uns et les autres,
aujourd'hui fondés sur l'individualisme en même temps que sur le
communautarisme. Le point commun entre ces deux pôles paradoxaux
réside peut-être dans le fait que l'altérité n'est pas
I.J.-M. GHITTI, La Séparation des familles. Paris, Éd. du Cerf, 2003,
p. 31.
2.Ibid., p. 33.
3. L'expression est de Platon, République, 573d: «Celui qui a laissé
le tyran Éros s'installer dans son âme et en gouverner tous les
mouvements [...]chaque jour et chaque nuit, ne bourgeonne-t-il pas tout
autour nombre de terribles désirs, exigeants nombre de conditions ? »
4. Voir J.-C. GUIELEBACD, La Tyrannie du plaisir. Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Point», 1999.
5. Sur l'individualisme actuel, voir G. LIPOVETSKY. L'Ère du ride,
essai sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, col. «Folio»,
1983: L. DUMONT, Essai sur l'individualisme, une perspective
anthropologique sur l'idéologie moderne. Paris, Éd. du Seuil, coll. «
Esprit», 1983; J.-C. GVILLI3BAUD, Le principe d'hmnanité, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Point », 2001 : C. MEt.MAs. L'Homme sans gravité, jouir à
tout prix, Paris, Denoel, 2002: C. GODIN, La Fin de l'humanité. Paris,
Éd. Champ-Vallon, 2003.
véritablement reconnue comme telle. Si la chose est claire pour
le communautarisme, elle l'est aussi pour l'individualisme_ dont le
centre est l'ego et pour lequel l'alter ego est toujours considéré
dans une relation de prédominance de l'ego. Ceci a des conséquences,
inévitablement, pour la sexualité, dans laquelle intervient le désir
de l'autre. Cela engage également une certaine conception du plaisir
et de l'amour'. » Sous le règne de Narcisse l'ego est un tyran qui
réduit l'autre au même. Cette réduction totalitaire de l'altérité
est source de graves transgressions anthropologiques. Penser la
différence des sexes, c'est donc au minimum penser la relation à
l'altérité. Le salut de la personne2 intégrale (et pas seulement de
l'individu) implique la capacité de se décentrer de soi-même et
l'ouverture réelle à l'altérité, laquelle s'exprime d'abord par
l'émerveillement devant l'altérité fondamentale des sexes et
ultimement par la nécessité d'entrer dans le dynamisme du don de soi
dont une expression privilégiée est à l'évidence l'engagement dans
une relation conjugale stable, fidèle (où l'altérité sexuelle
s'éprouvera concrètement) et ouverte à la perspective de la
fécondité (ouverture à l'être à venir, radicalement autre).
Les questions engagées par le fait de la sexuation croisent le
champ éthique. L'éthique peut se définir comme la science de l'agir
humain. L'éthique se demande en effet comment agir en tant qu'être
humain, comment qualifier l'agir digne de l'homme, l'agir conforme à
ce qu'est l'être humain. Dès lors, une certaine précompréhension de
la personne humaine, une certaine anthropologie, est requise. Sonder
les profondeurs de l'humain suppose de se mettre à l'écoute du
phénomène humain (phénoménologie), et d'oser une herméneutique de la
personne, laqueïic s'ouvrira nécessairement à des perspectives
métaphysiques. Les approches sont différentes mais inséparables. «
Une phénoménologie sans perspective métaphysique est décevante ; une
éthique
I . D. SIMARD, Res Publica, n° 26
(septembre 2001), « Entre sexes ».
2. Sur une anthropologie de la personne et du don. voir C.
BRUAIRE, L'Être
Ci
l'Esprit,
Paris, PUE, 1980; X.
LACROix, Le Coipps de chair,
Paris. Éd. du Cerf. 1992 ;
E. LEVINAs, Totalité et
infini. La Haye-Boston-Lancaster. Martinu> Ni
jhoff, 1968: K. WOJTYLA,
Personne et acte, (1980) trad. Gwendoline
Jarciyk. Paris, Éd. du Centurion. 1983.
sans anthropologie est fluctuante' », écrit Xavier Lacroix.
Reprenant explicitement ces formules, Yves Semen complètera : « Une
éthique sans anthropologie est fluctuante : une anthropologie sans
phénoménologie est insatisfaisante, une phénoménologie sans
perspective métaphysique est décevante ; une métaphysique sans
théologie est insuffisante'-. » La crise actuelle de l'éthique
sexuelle plonge ses racines dans une crise plus fondamentale qui
concerne l'anthropologie de la personne sexuée, laquelle n'est pas
sans lien avec une crise du sens et de la transcendance. C'est le
chemin de cette anthropologie fondamentale de la personne sexuée que
nous voudrions dégager dans le présent essai, étant entendu que
c'est là que réside l'essentiel d'une tâche qui ne fera pas
l'économie des ressources de la phénoménologie et de
l'herméneutique. Dégager les retombées éthiques de cette
anthropologie fondamentale, tâche que nous n'esquisserons que
partiellement ici, restera néanmoins une tâche seconde, mais non pas
secondaire.
La tâche anthropologique première impliquera un acte
herméneutique d'interprétation du phénomène de la sexuation humaine.
Il s'agit de comprendre, plus que d'expliquer, au sens où Dilthey
opposait les deux démarches. L'explication est de l'ordre de la
connaissance scientifique par les causes, la compréhension est de
l'ordre de l'interprétation, qui vise à dégager un sens au triple
sens de signification, orientation et finalité. Si l'explication est
structurellement archéologique, l'herméneutique aura une orientation
nettement téléologique. Sans nier l'archè du sexe, c'est surtout par
le télos, l'accomplissement de la personne sexuée, que nous en
scruterons le sens. La tâche urgente est donc d'élaborer une
anthropologie fondamentale de la personne sexuée. Reconnaissons
simplement que nous sommes loin d'avoir épuisé la profondeur de sens
engagée dans la différence des sexes, tant dans la réflexion
philosophique et anthropologique que dans la réflexion théologique
et spirituelle
LA DIFFÉRENCE SEXUELLE,
L'IMPENSÉ DE LA PHILOSOPHIE
Il convient donc en premier lieu de s'étonner et de se demander
pourquoi la philosophie occidentale (notamment grecque) est passée à
ce point à côté de la différence sexuelle. S'étonner non pas qu'elle
ait omis d'en parler, mais qu'elle n'ait pas considéré comme
centrale cette question quand il s'est agi de construire une
anthropologie, une ontologie ou une éthique. Où trouver une
élaboration positive du sens de la différence sexuelle qui soit
fondatrice pour ces entreprises ? Certes la différence sexuelle
n'est pas un objet pour la pensée. Elle est ce qui nous précède,
associée à notre insaisissable origine. Elle nous travaille, nous
traverse tout entier. Impossible pour nous d'y échapper, de prendre
distance, pour la considérer de l'extérieur. Tel le poisson qui
chercherait à sortir de son bocal pour connaître l'eau, nous y
sommes entièrement immergés. Tout au plus, pouvons-nous la ranger
dans la catégorie du mystère, et accepter qu'elle ne soit pas
d'abord un problème à résoudre, pour reprendre la terminologie de
Gabriel Marcel. Devant le mystère, la philosophie peut sembler
échouer, comme l'explicite Nicole Chopelin : « Échec de la pensée
qui bute sur cette irrécusable différence des sexes, "ce à partir de
quoi l'on pense", mais qui demeure partout - y compris dans
l'histoire de la philosophie - "ce qui n'est pas pensé". Différence
irréductible donc, qui constitue encore le grand impensé de
l'humanité [...1. Mais échec aussi dans l'ordre du vécu, puisque la
domination a recouvert partout la différence et qu'ainsi l'histoire
des rapports entre les sexes pourrait bien être surtout celle de
leurs rendez-vous manqués et de leur mutuelle aliénation I, » Cet
échec n'est d'ailleurs pas à comprendre nécessairement comme une
défaite, voire une démission de la philosophie. C'est peutêtre même
cet échec de la philosophie qui manifeste sa grandeur. En effet, si
la différence sexuelle devait être trop vite totalisée dans une
synthèse systématique, ce serait à coup sûr là que l'échec serait le
plus catastrophique. L'échec désigne ici plutôt un impensé qui est
source de sens. Dans un entretien avec Richard
L Nicole CHOPELIN, « La différence des sexes: écart primordial,
chemin d'humanité ». Trajets, n'4, juillet 2002.
INTRODUCTION 23
Kearney, Levinas précise : « Le fait que la philosophie ne peut
complètement totaliser l'altérité du sens dans une simultanéité ou
présence finale n'est pas pour moi une déficience ou une faute. Pour
le dire autrement, la meilleure chose concernant la philosophie,
c'est qu'elle échoue. Mieux vaut que la philosophie ne réussisse pas
à totaliser le sens - bien que. comme ontologie. c'est justement ce
qu'elle a essayé de faire -, car cela la garde ouverte à
l'irréductible altérité de la transcendance'. » L'impensé renvoie
souvent au plus fondamental, au plus originaire et pour cette raison
au plus oublié. Ainsi en est-il de l'être selon Heidegger. Toute
l'histoire de la métaphysique ne serait que l'histoire d'un oubli de
l'être, et même d'un oubli de l'oubli. Doit-on alors ériger la
question de la différence des sexes à un tel niveau ontologique?
N'est-ce pas trop lui demander, cette fois? Faut-il n'y voir qu'un
défaut de la perspective propre à notre époque ou, au contraire,
affirmer avec Luce Irigaray tout de go : « Chaque époque, selon
Heidegger, a une chose à penser. Une seulement. La différence
sexuelle est celle de notre temps2. »Si une telle affirmation est
vraie, il n'est pas étonnant que la différence sexuelle résiste à
une conceptualisation hâtive. « Impossible à définir, la différence
des sexes est à vivre », écrit encore Nicole Chopelin. Mais la
philosophie doit-elle se taire sur la vie? Entre la pensée et la
vie, faut-il se résigner à consommer la rupture'? Comment penser le
rapport à la vie? Si penser la vie, c'est réduire la vie à la
pensée, nous allons au-devant de tous les dangers, ceux de
l'idéalisme et de l'idéologie. Grande est alors la tentation de
passer à côté de la différence sexuelle, voire de la nier purement
et simplement dans une attitude de toute-puissance démiurgique.
Concluons avec ce propos pénétrant de Marguerite Léna, qui donne le
ton juste pour entreprendre une exploration philosophique de la
question : « Parce qu'elle est donnée, la différence sexuelle dément
le propos d'auto-position de l'homme par lui même; parce qu'elle est
une différence, elle interdit à la raison de "faire l'un" trop vite
et de céder au vertige de l'uniformité;
1. Richard KEARNEY, « De la phénoménologie à l'éthique. Entretien
avec Emmanuel Levinas », dans Esprit, n° 234, juillet 1997, p. 130.
2. L. IRIGARAY, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Ed. de
Minuit, 1984, P. 13, faisant écho à ce qu'affirmait déjà le philosophe
russe Nicolas Berdiaev «la conscience de notre temps se tient sous le
signe de la révélation et de la connaissance du mystère sexuel en
l'homme ».
enfin parce qu'elle met en jeu la fO1,rmidable puissance d'aimer
en son obscure indétermination e°harnelle et spirituelle, elle
dérobe les conduites aux planificatiq-ns de l'entendement]. »
Prévenu des écueils et des difficultés irinhérents au sujet traité,
nou, choisirons de pousser aussi loin que possible l'investigation
philosophique, de manière à épro4 ver la grandeur mais aussi les
limites, voire les insuffisances dile la raison humaine. A cette
condition seulement, le recours aux lumières de la foi s'avérera
fécond et éclairant, dans la mesare ÇDù il sera exigé par la raison
elle-même.
UNE HYPOTHÈSE THÉOLOGIQUE INTEMPESTIVE,
TROUBLE DANS LA PFENSÉE UNIQUE
À propos de la sexuation humaine et de sa signification, il
convenait d'abord de faire entendre, le silence ou du moins la
retenue de la philosophie, dès l'antiquité grecque. Mais il convien
drait aussi de s'étonner de l'apparent silence de la théologie
chrétienne traditionnelle sur ce suJetrt. Certes, la théologie
chrétienne s'est constituée en emprontant ses formes conceptuelles
aux représentations culturelles et philosophiques qui lui étaient
contemporaines et il est parfois difficile de discerner entre une
intuition théologique originale et le langage philosophique dans
lequel elle s'est formulée. Il reste que confondre platonisme et
christianisme est une erreur grossière, dans laquelle tombent encore
certains auteurs contemporain;ns2.
1. M. LÉNA, « Une différence créance, M. SCHUMACHER (dir.), Femmes
dans le Christ, carmélitaines ». 2003, p. 406.
2. Sylviane Agacinski n'y échappe pas du moins en partie, dans son
effort pour «traquer l'androcentrisme monothéiste chrétien », en
attribuant au christianisme l'idée que la différence des sexe serait un
malheur, cause du péché originel (là où la Bible y voit une bénédiction
explicite de Dieu), et en comprenant le salut chrétien en terme de
neutralisation de l'altérité des sexes. À I'évidence, on est ici dans le
sillage du mythe platonicien des androgynes, et non dans l'authentique
tradition judéo-chrétiennene. S. AGACINSKI. Métaphysique des sexes,
masculin-féminin aux sources du christianisme Paris, Éd. du Seuil coll.
« La librairie du xxr siècle», 2005.p' 26I .
Risquons une hypothèse théologique qui peut paraître à certains
égards intempestive, voire subversive 1
: la tradition judéo-chrétienne, quand elle est comprise à partir de
son centre, est riche d'un sens nouveau, essentiel bien que méconnu,
éclairant puissamment le mystère de la différence des sexes. Et si
le judéo-christianisme si souvent accusé d'avoir méprisé le corps,
le charnel et le sexe, et d'être à l'origine d'un patriarcat
machiste et misogyne, n'avait pas à nous apprendre du nouveau sur la
question ? Allons plus loin: l'intuition judéo-chrétienne provoque
la pensée sur la différence sexuelle à une conversion, en
l'arrachant à sa tentation totalitaire et en l'appelant à vivre une
ouverture sur ce vers quoi cette différence fait signe. La tentation
serait ici la prétention à vouloir mettre la main sur la différence
sexuelle pour la définir, la relativiser, la dépasser, la réduire,
l'instrumentaliser ou la nier. L'autre tentation serait de la
déclarer ineffable, au-delà de toute détermination, ou encore
définitivement trouble, ambiguë, et in fine insignifiante. Pour
dépasser ces écueils, nous proposons de réinterroger la tradition
judéo-chrétienne elle-même, paradoxalement mal connue. En quoi la
lumière de la Révélation judéo-chrétienne rend-elle possible un
renouvellement complet de perspective ? Et si cette tradition si
souvent décriée, caricaturée, accusée à tort d'être naturaliste et
archaïque, permettait au contraire d'ouvrir des voies nouvelles
d'interprétation de la différence des sexes ? Sans doute, le
refoulement contemporain par la civilisation occidentale de ses
propres racines judéo-chrétiennes rend difficile l'accueil de
l'altérité des sexes dans toute la richesse de sa signification
originelle et ultime. À l'inverse, nous voudrions montrer que la
théologie judéo-chrétienne n'est pas sans ressource pour penser
nouvellement le sens de la sexuation.
Enfin, une remarque importante pour finir: s'il est vrai que le
sens de la différence homme-femme se manifeste d'une façon
privilégiée au sein de la relation conjugale, de l'alliance
personnelle et stable entre un homme et une femme (ce qui appellera
une analyse particulière de la conjugalité), il ne s'agira en aucun
cas d'exclure les autres formes de manifestation de la différence
sexuelle, notamment dans la vie sociale ou religieuse, et
précisément dans le contexte du célibat, qu'il soit subi ou choisi
librement comme réponse à un appel personnel (célibat évangélique).
L'appel à se donner soi-même, à donner sa féminité ou sa masculinité
peut tout autant, bien que différemment, se vivre dans le célibat,
consacré explicitement ou non, que dans le mariage. Cette remarque,
qu'il ne faudra jamais perdre de vue, restera en toile de fond de
toutes nos analyses.
I. Le mot est de Shmuel TRIGANo : <,La différenciation sexuelle dans
la Bible. Une lecture juive subversive », Xlc Symposium du Collège des
études juives de l'Alliance israélite unisersclle. « La différence des
sexes dans l'égarement contemporain », 1999. Cette conférence a fait
l'objet d'un article dans la revue Études, n° 391 I-2. juillet-août
1999, p. 63-74.
P94
Chapitre IV
La sexuation,
figure d'altérité Par la sexualité, le
sujet entre en rapport avec ce qui est absolument autre I.
Si le concept de différence associé à la
problématique de l'égalité renvoie à du comparable, celui d'altérité
comme étrangeté absolue rend impossible toute comparaison. Comparer,
c'est toujours ramener l'autre au même, en quelque manière. Or, c'est
un fait, l'homme et la femme, si semblables et si différents, se
rencontrent, sur le lieu même de leur irréductible altérité, là
précisément où ils sont incomparables. Rien d'étonnant que cela ne se
fasse pas sans peine, sans épreuve. Égaux en dignité et en droits,
parce qu'appartenant à la commune humanité, hommes et femmes se
rencontrent sur le lieu de leur étrangeté réciproque. Le couple
travaille au sens où, en physique, un couple est un jeu de forces
opposées, qui, une fois couplées, produisent un effet dans une
troisième direction. C'est donc l'altérité des sexes qui est à
l'origine de cet inimitable dynamisme : « Ce qui rend le mariage si
lumineux et si cruellement thérapeutique, c'est qu'il est la seule
relation qui mette véritablement au travail », écrit Christiane
Singer2. Démaîtrise, imprévisibilité, mais aussi révélation de l'un
par l'autre, ouverture à un avenir nouveau, à une fécondité, telle se
présente la relation d'altérité. À ce titre, seule l'union d'un homme
et d'une femme peut légitimement constituer un couple. Si la
différence homme-femme médiatise l'altérité, c'est parce qu'elle y
donne accès, ouvrant à une nouvelle et plus profonde dimension de
l'existence.
1. E.
LEVINAS, Totalité et infini, La Haye-Boston-Lancaster, Martinus
Nijhoff, 1968, p. 254.
2. Ch. SINGER,
Éloge du mariage,, de l'engagement et autres folies, Paris, Albin
Michel, 200
p92
LA RELATION DIALECTIQUE
DE L'HOMME
ET DE LA FEMME
Le jésuite Gaston Fessard a cherché à dégager le
sens de l'altérité sexuelle selon une perspective historique et
sociale. Dans le sillage de Marx et de Hegel, il a pensé les relations
fondamentales qui engendrent et structurent la société. Le premier
type de relation qui saute aux yeux de l'historien, c'est la relation
conflictuelle, la lutte pour exister, le rapport de forces. La
violence de l'histoire est là pour le rappeler. Mais une société
peut-elle naître, vivre et se développer dans le pur rapport de
forces, la lutté violente pour la reconnaissance? Complétant la
fameuse dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, Fessard
introduit une autre relation dialectique qui intègre l'altérité la
plus fondamentale, l'altérité sexuelle. Il l'appelle naturellement la
dialectique de l'homme et de la femme. Ces deux dialectiques sont
structurées par un double rapport: politique d'abord (rapport
homme-homme, entre des libertés opposées, d'où la lutte) et économique
ensuite (rapport homme-nature, d'où le travail qui humanise la nature
et permet à l'homme de subvenir à ses besoins).
La dialectique maître-esclave vise d'abord la
reconnaissance de soi par l'autre, au terme d'une lutte à mort. La
reconnaissance obtenue passe par la négation de l'autre et instaure un
rapport à la nature marqué par la violence : l'esclave qui travaille
est frustré du produit de son travail et angoissé, le maître qui ne
travaille pas jouit du produit du travail de l'esclave. Cette double
division (politique et économique) produit une situation instable, qui
risque de provoquer un retournement dialectique violent l'esclave
maîtrisant la nature qu'il connaît par son travail, se transforme peu
à peu, s'humanise jusqu'à pouvoir devenir maître du maître. Mais ce
retournement n'est que le début du cycle de la violence, qui, de
retournement en retournement, de révolution en révolution, s'avère
stérile et mortifère.
À l'inverse, la dialectique homme-femme vise d'abord
la connaissance de l'autre sexe, au titre de son altérité même. Le
désir malgré son ambiguïté s'éveille au-delà du besoin. Il est désir
de rencontre de l'autre comme sujet sexué choisi librement, d'où le
jeu de la séduction dans la lutte amoureuse. Ce désir de l'autre
pousse l'autre à exister, à manifester sa valeur propre. La liberté
s'éveille et s'oriente vers la connaissance de l'autre, en particulier
au sens le plus immédiat, biblique, où connaître une femme, c'est
s'unir charnellement à elle. Dans ce premier moment qui aboutit à
l'union, de liberté à liberté, le corps est connu dans son altérité et
confirmé dans ses désirs. La femme fécondée par l'homme entre alors en
travail, donnant sa matière à l'enfant avant de le mettre au monde par
une séparation vitale. Alors seulement l'enfant comme sujet incarnera
objectivement leur unité : non seulement l'unité de l'homme et de la
femme, mais aussi l'unité des deux rapports (à la nature et à
l'homme), d'où une reconnaissance d'amour, unifiante et confirmante
pour l'homme et pour la femme
La reconnaissance qui a lieu grâce au travail
d'enfantement unit non seulement deux êtres divers, mais elle en fait
éclore un troisième qui, également lié à chacun d'eux, est le témoin
de l'unité ontologique et indissoluble du double rapport de l'homme à
l'homme et de l'homme à la nature. Ainsi l'amour, avoir-lieu et
être-là de cette reconnaissance, est-il le lien de leur trinité. Et
l'apparition de ce troisième être ouvre devant les deux autres la
possibilité et la promesse, non seulement d'un accroissement illimité
du nombre de ceux qui participent à cette unité, mais aussi d'un
progrès sans fin de leur liberté'.
La dialectique de l'homme et de la femme, alliant
dès l'origine l'altérité de sexes, se révèle puissamment unifiante
pour la société tout entière, lui donnant d'advenir, de s'ouvrir à un
avenir2.
1. G. FESSARD, L'Actualité historique, t. I, « Le
mystère de la société. Recherche sur le sens de l'histoire », Paris,
Éd. Culture et vérité, 1960, p. 169.
2. C. LÉvl-STRAUSS parlera quant à lui de relation
de subordination et de relation de communication. É. POUSSET, «
Sexualité et morale dans les relations constitutives de l'homme»,
polycopié du Centre d'études et de recherches philosophiques, 1972, p.
93.
Les deux dialectiques développées par Fessard
peuvent être synthétisées par le tableau suivant
Ces deux dialectiques ainsi schématisées n'opèrent
pas indépendamment l'une de l'autre. Elles ne sont jamais chimiquement
pures. Elles interfèrent constamment et travaillent l'une et l'autre,
en profondeur, la société. La question se pose de savoir quelle est la
plus fondamentale, la plus structurelle, à l'origine de la société,
selon le critère énoncé par Fessard, à la suite de Marx « L'unité de
la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure
où politique et économique se mettent en interaction réciproque,
chacun se faisant alternativement moyen et fin par rapport à l'autre
2. » A première vue historique, la dialectique maître-esclave,
instaurant un violent rapport de forces semble triompher, et même
venir à bout de la dialectique de l'homme et de la femme. Ne
faisons-nous pas le constat historique affligeant de la domination
violente de l'homme sur la femme ? Le sexe dit fort profitant de sa
supériorité physique, ne manifeste-t-il pas une tendance récurrente à
réduire le sexe dit faible à un rôle d'esclave ? La guerre des sexes
tout au long de l'histoire semble montrer que c'est bien la lutte
violente qui a le dernier mot. Et ce n'est pas le féminisme quand il
est compris comme une revanche du sexe faible sur le sexe fort qui
aidera à sortir de la violence, puisqu'il ne fait que retourner la
situation. Le féminisme historique semble se présenter comme un
interminable règlement de compte des femmes à l'égard des hommes3.
Fessard ira jusqu'à dire que même si historiquement ce constat est
indéniable, il n'empêche qu'on n'a déjà plus à faire à une pure
relation maître-esclave.
1. Le
tableau s'appuie sur le texte central dans lequel Fessard expose ces
dialectiques : L'Actualité historique, t. I, « Le mystère de la
société. Recherche sur le sens de l'histoire », Paris, Culture et
vérité, 1960, p. 163-170, notamment page 166. Pour plus de détails,
outre le texte de Fessard, nous renvoyons aux synthèses anciennes mais
très éclairantes d'Édouard Pousset, notamment l'article « homme » du
Dictionnaire de spiritualité, Vlvl, Paris, Beauchesne, III. «
Réflexions actuelles sur l'homme », col. 637-646, ou encore l'article
« Luttes des classes et société », Cahiers de l'actualité religieuse
et sociale, 44, 15 octobre 1972. On peut enfin consulter dans la
collection «Que-sais Que-sais-je ? », n° 363, chez PUF, la synthèse de
C. BRUAIRE, La Dialectique, 1985, p. 109-114.
2. Cité par E.
PoussET, s. j., Un chemin de la foi et de la liberté, polycopié de la
faculté de théologie de Fourvière, 1971, p. 25.
3. À ce sujet,
le moment est peut-être venu de poser des actes solennels de repentance.
L'homme pourrait demander pardon à la femme, pour les siècles de
misogynie, de rapports de forces, de domination qu'il a imposés à la
femme, comme l'a suggéré Jean-Paul II dans sa Lettre aux femmes, 1995, §
5.
Le rapport
des sexes, fût-il violent, est comme travaillé de l'intérieur par une
autre logique, qui intègre de fait l'altérité, et qui la convertit en
rapport de don et de reconnaissance d'amour. Malgré l'opacité de
l'histoire, ce serait donc bien la dialectique homme-femme qui serait
première. En effet, la dialectique maître-esclave est radicalement
insuffisante pour penser l'engendrement du corps social. D'ailleurs,
comment justifier que l'affrontement violent initial ne s'achève pas
par la mort du plus faible, auquel cas «la lutte n'aurait été qu'un
fait divers de la jungle t » ? D'où vient cette retenue, ce scrupule
devant la suppression de l'autre? Et si l'esclave demande grâce, c'est
qu'il espère encore, lui aussi, quelque chose de son vainqueur.
Cela nous
conduit à penser que la dialectique maître-esclave n'est intelligible
comme puissance d'engendrement social qu'interprétée à la lumière de
la dialectique homme-femme. La dialectique homme-femme serait plus
originaire que la dialectique maître-esclave. « La relation
homme-femme est, on le voit, à la fois "base établie" à toute autre
relation sociale et promesse de réunification ou réconciliation
par-delà les concurrences et luttes diverses qui tissent aussi
l'histoire2. » Sans elle, aucun lien social n'est pensable. Pour qu'un
rapport de forces s'instaure, encore faut-il qu'un lien d'humanité
existe au préalable, qu'une unité plus originaire le rende possible. «
La générosité et la fécondité de la dialectique homme-femme
est'l'horizon de tout déchirement et de toute lutte. Elle est aussi la
condition d'actualité de toute réconciliation puisqu'elle révèle en
acte la communion originaire 3. » La dialectique homme-femme serait
donc plus originaire que le rapport de forces, la recherche du
pouvoir, ce qui s'oppose à la thèse de Michel Foucault. L'horizon de
la communion n'est pas un voeu pieux, simplement idéaliste, puisque
celleci est révélée comme étant plus originaire que le conflit.
1. G. FESSARD,
L'Actualité historique, p. 142.
2. J.-Y CALVEZ,
« Homme et femme », dans Études, 3774, (1992), p. 358.
3. A.
MATTHEEUWS, S'aimer pour se donner. Le sacrement du mariage, Bruxelles,
Lessius, colt. « Donner raison », n° 14, 2004, p. 94.
Il est par
ailleurs étonnant de constater que, dans un texte de jeunesse, les
Manuscrits de 1844, Marx a eu clairement l'intuition de la dialectique
homme-femme et de sa priorité naturelle et nécessaire sur la
dialectique maître-esclave, bien qu'il n'ait jamais tiré les
conséquences d'une telle intuition
Le mystère du rapport de l'homme à
l'homme (Mensch) trouve son expression non équivoque, décisive,
manifeste, sans voiles, dans le rapport de l'homme (Mann) à la femme,
et dans la manière dont sont compris leur rapport générique, naturel,
immédiat. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l'homme à
l'homme (Mensch) est le rapport de l'homme (Mann) à la femme. Dans ce
rapport générique naturel, le rapport de l'homme (Mensch) à la nature
est immédiatement son rapport à l'homme (Mensch), de même que le
rapport de l'homme à l'homme (Mensch) est immédiatement son rapport à
la nature, sa propre détermination naturelle 1.
Ce texte
très dense résume parfaitement l'essentiel, à savoir que la relation
entre l'homme et la femme unit ce que le rapport de force
maître-esclave disjoint: l'économique et le politique, on pourrait
ajouter la nature et la liberté, le corps et l'esprit. , Cette
conjonction engendre la vie sociale. La vie conjugale et familiale est
donc le lieu où l'homme et la femme peuvent vivre cette coïncidence du
politique et de l'économique, car elle est ordonnée au don de la vie.
Elle se déploie en maternité, paternité, fraternité. Par elle, le
dynamisme du don vient visiter et travailler de l'intérieur la logique
de l'affrontement violent et mortifere entre les hommes. Elle seule
est porteuse d'une promesse de réconciliation qui préfigure
l'accomplissement de l'histoire. C'est ce qui manquait tragiquement à
la réconciliation hégélienne et à sa reprise marxiste. De la seule
lutte violente, ne peut sortir aucune fin réconciliée de l'histoire.
Au coeur de
la dialectique homme-femme, l'union conjugale est le moment singulier
de cette réconciliation
L'union conjugale réalise l'intense
communion de l'être humain à l'être humain et à la nature, selon une
coïncidence des deux rapports qui ne se retrouve nulle part ailleurs
dans l'existence humaine. Dans l'union conjugale, le rapport de l'être
humain à l'être humain est immédiatement son rapport à la nature, de
même que le rapport de l'être humain à la nature est immédiatement son
rapport à l'autre être humain. La nature ici, c'est le corps de chaque
conjoint, cette fraction de l'univers en laquelle tout l'univers se
concentre et se récapitule pour chacun par l'autre. Dans l'union
conjugale, la liberté qui se donne s'identifie au corps dans lequel
elle s'incarne par lequel elle se communique. Pour l'homme, il
n'y a pas la liberté de la femme et aussi le corps de la femme mais
une liberté incarnée, faite chair. Et de même pour la femme à l'égard
de l'homme. Cette coïncidence des deux rapports ne se réalise pas dans
tous les moments de la vie conjugale, mais elle se produit dans l'acte
même de l'union 2
1. K. MARX,
Manuscrits de 1844, trad. É. Bottigelli, Paris, Éd. sociales, coll. «
OEuvres complètes de Karl Marx », 1962, p. 86, cité par É. POUSSET, art.
« homme » du Dictionnaire de spiritualité, VII/ 1, Paris, Beauchesne,
1969, col. 640.
2. É. PoussET,
Union conjugale et liberté. Essai sur le problème traité par
l'encyclique Humanae vitae, Paris, Éd. du Cerf, 1970, p. 28.
Cette
conjonction fondamentale, union des contraires, exprimée au plus haut
point dans l'union conjugale, est le signe efficace, inscrit dans la
chair, du dépassement du rapport de forces (maîtreesclave), le signe
de la réconcilitaion de l'homme avec lui-même et avec la nature
dégageant l'horizon d'un achèvement réel de l'histoire et le signe de
l'ouverture à une fécondité pour le corps social tout entier. La
dialectique homme-femme se révèle donc première et plus fondamentale
que la dialectique maître-esclave. Au coeur de la société, le don et
la communion dans l'altérité sont premiers, avant la lutte pour le
pouvoir et le rapport de forces 2.
A la lumière
de ce qui vient d'être dit, nous sommes conduits à dépasser tout
schéma de rivalité, de rapport de forces ou de comparaison, schéma que
peut induire le concept de différence, surtout quand il est pensé au
pluriel, conduisant à énumérer les différences. Au-delà de tous les
soupçons d'inégalité, la différence homme-femme est d'abord un fait
qui se donne, avant même que nous cherchions à la qualifier. La
différence n'est pas de l'ordre d'une spécificité qui permettrait de
dresser le catalogue des qualités ou des rôles masculins et féminins.
La définition de l'homme et de la femme, du masculin et du féminin,
échappe toujours quelque peu à celui qui veut la saisir.
L'homme et la femme se définissent comme ils peuvent l'un par rapport
à l'autre, mais toujours dans l'événement singulier d'une rencontre
intersubjective. C'est de la rencontre réelle et donnée que jaillit la
vérité de la différence qui reste à déchiffrer. « La différence naît
de la rencontre entre l'homme et la femme,
de chaque
rencontre entre un homme et une femme 3. » Hommes et
femmes se rencontrent certes dans tous les domaines de leur
2. Voilà
clairement dépassée la lecture foucaldienne de la sexualité humaine en
terme exclusif de rapport de forces, de pouvoir et d'assujetissement.
3. X. LACROIX,
L'Avenir c'est l'autre, Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 223 (c'est l'auteur
qui souligne).
vie
(sociale, professionnelle, familiale, culturelle, etc.), mais la
rencontre amoureuse exclusive entre un homme et une femme qui décident
de constituer un couple est incontournable. Il n'y a pas une seule
manière de vivre la rencontre amoureuse. C'est alors à chaque couple
d'inventer sa différence dans l'événement singulier qui fonde leur
alliance, l'un et l'autre révélant d'une manière unique sa masculinité
et sa féminité, chacun naissant à son identité sexuée dans la
rencontre intime et durable de l'autre sexe'. Il y aurait alors un
lien fondamental entre mariage et sens de la sexuation. A contrario,
l'expression incongrue « mariage homosexuel» se révèle absurde. C'est
un concept purement idéologique, forgé de toutes pièces pour faire
exister dans le langage une irréalité 2. Parler de mariage c'est plus
que de parler de couple, rencontre empirique de deux psychismes. C'est
parler d'alliance, de deux sujets qui se sont librement choisis dans
une solidarité durable qui impliquera combats et dépassements des
traits caricaturaux et superficiels de chaque sexe. Alors seulement se
révélera la différence en sa vérité, comme un don gracieux. La vie
conjugale est donc le lieu par excellence de la révélation de cette
différence, comme expérience d'altérité 3.
Cette
approche de la sexuation exigera un changement de méthode. Puisque la
sexuation est de l'ordre d'une donation fondatrice d'humanité, ses
manifestations seront repérables et descriptibles dans une perspective
phénoménologique. Il nous faut quitter le vocabulaire de la
détermination (caractéristiques naturelles, culturelles, rôles, etc.),
tendant à objectiver des qualités, voire des clichés ou des
caricatures, de l'homme et de la femme,
1. Jean
LACxolx a pu écrire : « C'est par le mariage que l'homme devient
pleinement homme et la femme pleinement femme », Forces et faiblesses de
la famille, Paris, Éd. du Seuil, 1948, p. 64. Ce propos nous semble trop
restrictif, laissant entendre qu'un célibataire ne sera jamais
pleinement homme ou pleinement femme, ce qui est inacceptable.
2. Voir à ce
sujet Th. CoLLIN, Le Mariage gay, Paris, 2005.
3. Certes, à
l'adolescence où les identités sont encore incertaines, cette rencontre
en vérité est rare. Aussi est-il utile de proposer à cet âge des temps
et des lieux non mixtes repérables pour qu'ose peu à peu s'exprimer
librement et sans peur l'identité sexuée, aussi bien entre filles
qu'entre garçons. Néanmoins, n'est-ce pas dans la rencontre elle-même
que l'un et l'autre sexes auront le plus de chance de se libérer de ce
que chacun peut avoir d'enfermant ou de caricatural? Dans une mixité
réussie, l'autre sexe me révèle qui je suis en vérité. Plus cette
rencontre de l'autre sexe en vérité a lieu, plus la différence se
manifeste comme une source inépuisable de sens.
p100
.....
.....
p276
LA
THÉOLOGIE DU CORPS SEXUÉ
SELON
JEAN-PAUL II
La théologie du corps qui, depuis le
début,
est liée à la création de l'homme à
l'image de Dieu,
devient aussi, d'une certaine manière
théologie du sexe,
ou plutôt théologie de la masculinité et
de la féminité'.
Le philosophe personnaliste Karol Wojtyla, devenu
pape en 1978, a élaboré explicitement, au début de son pontificat, une
anthropologie théologique de la personne sexuée qui constitue une
synthèse magistrale et audacieuse, susceptible d'éclairer puissamment
le sens de la sexuation. La réception de cet enseignement est encore
timide, notamment en France.
Signification sponsale du corps sexué.
L' apport majeur de la réflexion de Jean-Paul II est
d'avoir montré, à la lumière de la Parole de Dieu, que le corps en
tant qu'il est sexué acquiert une signification nouvelle. Dans le
cadre de sa philosophie personnaliste, Karol Wojtyla affirmait déjà
l'éminente dignité du corps : « C'est toute la transcendance dynamique
de la personne, laquelle en soi est de nature spirituelle, qui dans le
corps humain trouve le moyen et le terrain de son expression2. » Mais,
c'est par l'amour conjugal comme acte produisant la communion des
personnes, lequel commence par la rencontre de l'autre sexe, que la
signification du corps sexué apparaît le plus clairement. L'événement
de la rencontre de l'autre incarné de l'autre sexe et l'émotion devant
son corps sexué deviennent un lieu essentiel d'émergence de la vie
personnelle comme capacité de don et d'accueil, par quoi l'humain peut
être dit à l'image de Dieu. Jean-Paul II reconnaît dans le cri de
l'homme de la femme, « os de mes os, chair de ma chair ! »
1. JEAN-PAUL
II, Homme et femme Il les créa, Une spiritualité du corps, Paris, Éd. du
Cerf, 2005, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 55.
2. K. WOJTYLA,
Personne et Acte, Paris, Éd. du Centurion, 1983, trad. G. Jarczyck, p.
233.
(Gn 2,23), l'expérience inaugurale de l'identité
personnelle sexuée. « La profondeur et la force de cette première
émotion, de cette "émotion originelle" éprouvée par l'homme, "homme"
devant l'humanité de la femme et en même temps devant la féminité de
l'autre être humain est vraiment unique1 » Dans la rencontre la plus
incarnée entre un homme et une femme, se manifeste la profondeur de la
personne. «L'expression "chair de ma chair et os de mes os" acquiert
proprement cette signification : le corps révèle l'homme [...]. Dans
cette manière de s'exprimer de l'homme "chair de ma chair", il y a
aussi une référence à ce pour quoi le corps est authentiquement humain
et donc à ce qui détermine l'homme comme personne, c'est-à-dire comme
qui est "semblable à Dieu" également dans toute sa corporéité2. » L'
émotion de l'homme devant la femme manifeste à quel point le corps
sexué révèle la personne elle-même dans le mystère de son être créé à
l'image du Créateur. C'est donc jusque dans son corps sexué que l'être
humain est à l'image d'un Dieu qui, quant à lui, n'a ni corps, ni
sexe.
Nous arrivons au cceur de l'enseignement de
Jean-Paul II, qui est aussi l'aspect le plus original avec la notion
de « sacrement primordial». Il s'agit de penser la signification
ultime du corps sexué. Yves Semen résume ainsi la position de
Jean-Paul II : « Le corps humain avec son sexe et par son sexe est
fait pour la communion des personnes. Le fruit de cette communion
comme son rayonnement est la fécondité en une autre personne [...]. Ce
qui est premier, c'est la communion; la procréation est seconde car
elle est une fruit de la communion [...]. Telle est la signification
conjugale de notre corps : nous ne pouvons pas être une personne sans
nous donnera. » Le corps sexué indique une structure conjugale, ou
sponsale, en ce qu'il est ordonné à la communion des personnes, avant
même d'être ordonné à la procréation et au plaisir4.
1. JEAN-PAUL
II, Homme et femme Il les créa, Une spiritualité du corps, Paris, Éd. du
Cerf, 2005, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 52.
2. Ibid., p.
54 et 55.
3. Y. SEMEN,
La Sexualité selon Jean-Paul Il, Paris, Presses de la Renaissance, 2004,
p. 109-111.
4. Cela
rejoint la position de Xavier Thévenot : des trois fonctions de la
sexualité (relation, plaisir, procréation), c'est la fonction de
relation et de communication interpersonnelle qu'il place en premier (X.
THÉVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau [ 1982], Paris,
Salvator, 2002, p. 22-24). Par ailleurs, le
Le point de départ d'une telle théologie du corps
est la notion de création comme donation première et fondamentale,
expression de l'amour divin t. À travers le mystère de la création
comme don originel, l'homme et la femme s'accueillent réciproquement
dans la vérité de leur corps et de leur sexe comme personnes unifiées
données l'une à l'autre. Cette situation ne connaît « ni contradiction
entre ce qui est spirituel et ce qui est sensible, ni rupture entre ce
qui humainement constitue la personne, et ce qui dans l'homme est
déterminé par le sexe: ce qui est masculin et ce qui est féminine ».
C'est donc dans la lumière de la générosité de l'acte créateur que la
signification de la sexuation est révélée. « Il y a un lien très fort
entre le mystère de la création, en tant que don qui jaillit de
l'Amour, et cette "origine" béatifique de l'existence de l'être humain
comme homme et femme, dans toute la vérité de leur corps et de leur
sexe, qui est simplement et purement la vérité d'une communion entre
les personnes 3. »
Jean-Paul II fait donc le lien explicite entre
l'acte créateur comme don originaire et le sens de la différence
homme-femme. Signe d'une donation originelle, le sexe comme limite
inscrite dans la chair prédispose au don de soi, à la communion, à la
fécondité. Il s'agit en effet de penser la richesse de la différence
homme-femme en son lieu vocationnel propre : le mariage comme mystère
de conjugalité, rendant possible un amour personnel, durable et
volontaire qui vise la communion des personnes. Mais terme « sponsal »
convient mieux que « conjugal ». Nous faisons nôtre ici la remarque
d'Yves Semen: «Le terme "conjugal" est purement factuel et désigne la
"conjugaison" des différences de tous ordres qui peut être vécue dans
le mariage. Ainsi l'union conjugale désigne la conjugaison des sexes.
Une traduction plus fidèle exige d'employer l'expression
"signification sponsale", même si le terme "sponsal" est peu usité en
français. Son étymologie est très significative: "sponsal" vient de
sponsa en latin qui veut dire "épouse". Ainsi le corps signifie la
vocation aux épousailles de la personne, c'est-à-dire au don d'ellemême,
ce qui dit beaucoup plus que la simple conjugaison des différences »,
Y. SEMEN, La Sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la
Renaissance, 2004, p. 108 et 109.
1. « "Dieu vit
tout ce qu'il avait fait et voici que c'était très bien". Ces paroles
nous font entrevoir dans l'amour le motif divin de la création, comme la
source dont elle jaillit: seul l'amour en effet engendre le bien et se
complaît dans le bien (voir 1 Co 13). Aussi la création comme action de
Dieu [...] signifie aussi [...] donation », Catéchèse du 2 janvier 1980,
p. 75.
2. JEAN-PAUL
II, Catéchèse du 2 janvier 1980, p. 73.
3. JEAN-PAUL
II, Catéchèse du 9 janvier 1980, p. 79.
c'est bien en tant qu'être incarné et sexué,
c'est-à-dire en tant que l'aptitude à la relation d'amour comme don de
soi est inscrite dans la chair, que l'homme est dit « à l'image de
Dieu ». Si l'auteur de Genèse 1, 27 écrit « mâle et femelle », là où
il aurait pu se contenter de « homme et femme », n'est-ce pas pour
insister sur cet ancrage charnel de l'image de Dieu ? À partir de ce
fondement originel, penser théologiquement la sexuation humaine
s'impose comme une tâche nécessaire : « La théologie du corps qui,
depuis le début, est liée à la création de l'homme à l'image de Dieu,
devient aussi, d'une certaine manière théologie du sexe, ou plutôt
théologie de la "masculinité" et de la "féminité" qui a son point de
départ dans le livre de la Genèse'. »
Dans ce contexte précis, la sexuation apparaît comme
le signe inscrit dans la chair du don originel et premier de la
création.
Voici ce qu'est le corps: un témoin de la création
en tant que don fondamental, donc un témoin de l'Amour comme source
dont est né le fait même de donner. La masculinité-féminité -
c'est-à-dire le sexe - est le signe originel d'une donation créatrice,
d'une prise de conscience de la part de l'être humain, homme-femme,
d'un don vécu, pour ainsi dire, de la manière originelle. C'est avec
cette signification-là que le sexe prend sa place dans la théologie du
corps 2.
L'expérience de la nudité originelle, réciproque,
sans honte, exprime le fait que la personne est libérée de l'aspect
instinctif, animal, déterminé de son propre corps sexué.
La signification sponsale du corps est alors une
révélation et une découverte à la fois
Le corps humain avec son sexe, sa masculinité et sa
féminité, vu dans le mystère de la création est non seulement une
source de fécondité et de procréation, comme dans tout l'ordre
naturel, mais il comprend depuis « l'origine » l'attribut « sponsal »,
c'est-à-dire la capacité d'exprimer l'amour: cet amour, justement, par
lequel l'homme-personne devient don et - par l'intermédiaire de ce don
- réalise le sens même de son essence et de son existence3.
C'est donc le don désintéressé de soi-même, comme
signe d'une donation originelle, qui révèle la beauté et la valeur
éternelle de la sexuation, de la féminité et de la masculinité'. La
relation interpersonnelle entre l'homme et la femme se caractérise
comme don de soi à l'autre et accueil du don de l'autre. Éclairons en
nous inspirant de l'ontodologie de Bruaire. Le don de soi est un don
libre dans la mesure où le donateur est un être donné à luimême par
Dieu, donc libre. L'accueil de l'autre comme don est possible dans la
mesure où l'autre est donné par Dieu, comme un être donné à soi-même.
La signification sponsale (ou conjugale) du corps « indique une
capacité particulière d'exprimer l'amour dans lequel l'être humain
devient don » à laquelle correspond une « profonde disponibilité à
l'affirmation de la personne ». C'est une « capacité de vivre le fait
que l'autre - la femme pour l'homme et l'homme pour la femme - est,
par le moyen du corps, quelqu'un que le Créateur a voulu "pour
lui-même", c'est-à-dire l'unique, l'impossible à répéter, quelqu'un
voulu par l'éternel Amour2 ». C'est parce que l'homme et la femme se
reçoivent mutuellement des mains du Créateur qu'ils sont, en leur
corps sexué, l'un pour l'autre absolument uniques. Cette capacité
révèle la signification la plus profonde du corps sexué, et rend
possible la communion des personnes : « L' affirmation de la personne
n'est rien d'autre que l'accueil du don (l'homme est donné à la femme
par Dieu, la femme est donnée à l'homme par Dieu) qui par sa
réciprocité crée la communion des personnes3. »
1. « Le corps
humain, orienté intérieurement par le "don sincère" de la personne, non
seulement révèle la masculinité et féminité sur le plan physique, mais
il révèle une valeur telle et une beauté telle que la dimension
simplement physique de la sexualité est totalement dépassée », JEAN-PAUL
II, Catéchèse du 16 janvier 1980, p. 85.
2.Ibid., p.
85.
3. Ibid., p.
86. Une synthèse de la « signification sponsale » du corps sexué a été
donnée en 1995: « Masculinité et féminité sont des dons complémentaires.
De ce fait la sexualité humaine est partie intégrante de la capacité
concrète d'amour que Dieu a inscrite dans l'homme et la femme [...].
Cette capacité d'amour comme don de soi est "incarnée" dans le caractère
sponsal du corps dans lequel s'inscrit la masculinité et la féminité de
la personne», CONSEIL PONTIFICAL POUR LA FAMILLE, Vérité et
signification de la sexualité humaine, 8 décembre 1995,
Droguet-Ardant-Mame, 1996, § 10.
La communion des personnes, échange de dons entre
l'homme et la femme.
La structure « donner-accueillir le don » conduit à
la révélation réciproque de l'homme et de la femme, de l'homme par le
don de la femme et de la femme par le don de l'homme. Cette structure
donne d'entrer dans la communion des personnes. La vérité de la
sexuation est interprétée par le don mutuel qui révèle les personnes à
elles-mêmes et à l'autre, ce qui créé la communion des personnes, en
vertu de la connexion entre don et accueil du don : « Donner et
accepter le don se compénètrent de sorte que le fait de donner
lui-même devient acceptation et celui d'accepter revient à donner'. »
La communion des personnes induit un dynamisme
d'approfondissement du don mutuel et de révélation réciproque de sa
propre identité sexuée. Ce processus concerne d'abord l'être de' la
femme
La femme, qui dans le mystère de la création est «
donnée » à l'homme par le Créateur, est grâce à l'innocence
originelle, « accueillie » par lui, c'est-à-dire acceptée comme don
[...]. L'acceptation de la femme par l'homme et sa manière de
l'accueillir deviennent quasi une première donation, si bien que la
femme en se donnant [...] « se découvre elle-même », grâce au fait
qu'elle a été acceptée et accueillie, et en même temps, grâce à la
manière dont elle a été reçue par l'homme2.
Cette révélation de la femme à elle-même et à
l'homme, par son don et l'acceptation par l'homme de son don, génère
une dynainique particulière : dans « l'offrande de ce qu'elle est dans
toute la vérité de son humanité et dans toute la réalité de son corps
et sexe, de sa féminité, elle atteint la profondeur intime de sa
personne et parvient à la pleine possession de soi-même ». Le fait de
se trouver soi-même dans son propre don devient source d'un nouveau
don de soi, produisant la réciprocité et l'approfondissement du don. «
La femme est dès l'origine confiée à ses yeux, à sa conscience, à sa
sensibilité, à son "coeur" [...]. [L'homme] doit
1. JEAN-PAUL
II, Catéchèse du 6 février 1980, p. 95.
2. Ibid.
avec le Christ dont le Moi divin veut informer tout
leur être : Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang'. » Inversement,
nombreux sont les mystiques qui, à la suite du Cantique des cantiques,
utilisent le langage de l'amour humain pour traduire l'union
spirituelle à Dieu. Sainte Angèle de Foligno, méditant sur la croix,
ose écrire : « J'étais tellement enflammée que, me tenant debout à
côté, je me dépouillai de tous mes vêtements et m'offris tout à luit.
» Le mystère eucharistique serait essentiellement un mystère nuptial.
Selon la métaphore qui court tout au long du Nouveau Testament,
l'Église, communauté des croyants, est comme l'Épouse qui vient à la
rencontre du Christ-Epoux qui s'offre à elle.
Faut-il pour autant aller jusqu'à développer un
parallèle strict entre liturgie eucharistique et amour conjugal?
Peut-on retrouver dans l'échange intime des amants des étapes
comparables à celles qui rythment la liturgie eucharistique
(schématiquement : purification, pardon, écoute de la Parole,
profession de foi, offertoire, communion, envoi) ? En évitant de
durcir le trait ou de tomber dans un concordisme dé' mauvais aloi, en
prenant soin de laisser au langage des corps toute sa fantaisie et son
imprévisibilité, et en maintenant la distance dans ce qui ne peut être
qu'une analogie, on retiendra tout de même la signification symbolique
d'un tel rapprochement. Esquissons-le sommairement. Si dans l'amour
conjugal, une purification est requise, elle concerne l'âme mais aussi
le corps : « Le Christ a aimé l'Église: il s'est livré pour elle, afin
de la sanctifier en la purifiant par le bain d'eau3. » Se demander
pardon conduit à retrouver la communion des coeurs. Le dialogue,
échange de paroles, clarifie les désirs, les intentions, les attentes
réciproques. La parole permet de s'inscrire à nouveau dans une
histoire commune en renouvelant la confiance en l'autre, la confiance
en soi-même, la confiance dans l'amour qui nous lie, la confiance en
l'avenir. Il faut que cette confiance soit dite à l'autre, telle une
confession de foi. Après avoir constaté et vécu l'accord sur
l'essentiel qui fait tenir, peuvent alors survenir l'abandon,
l'offrande et le partage des corps. L'offrande des corps devient
offertoire. «L'homme et la femme deviennent le pain et le vin de
l'eucharistie », écrit le théologien orthodoxe
1. Ibid., p.
66 et 67.
2. Cité par M.
DUBOST, Les Femmes, Paris, Marne-Pion, 2002, p. 94. 3. Ep 5,25-26.
Jean Chryssavgis. S'offrir c'est s'abandonner,
lâcher prise, se laisser regarder par l'autre dans sa nudité, sans
crainte, comme une icône qui donne à goûter la présence de l'invisible
: « Il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans
tache ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée ; de la même
façon, les maris doivent aimer leur femmes comme leurs propres corps'.
» L'offrande mutuelle des corps exprime un sommet de l'amour, dans la
mesure où c'est l'offrande de toute la personne qui est en jeu.
L'offrande réciproque des personnes est alors comme plongée, vivifiée,
purifiée, personnalisée, dans l'Offrande amoureuse du Christ. Ce
mouvement du don mutuel des corps, et donc des personnes, est un
mouvement de désappropriation et d'abandon qui conduit à vivre
l'ouverture spirituelle à la source de tout don. « Ni le mari ni la
femme ne s'approprie ce que l'autre offre. Au contraire, chacun
l'offre en retour - en même temps que son propre être - à la source de
toute vie, à Dieu, que chacun de nous vient contempler, et rencontrer,
et aimer dans l'autre », écrit un théologien orthodoxe 2.
En maintenant fermement la distance entre
l'existentiel et le sacramentel, concluons qu'il y aurait une sorte
d'éclairage réciproque entre la communion eucharistique et la
communion conjugale. La communion eucharistique réalise et déploie le
don parfait, définitif et sans réserve du Christ aux hommes, en son
corps et son sang. Ce don premier introduit la personne dans le
dynamisme eucharistique de la vie trinitaire, dans l'action de grâce
éternelle du Fils au Père. C'est donc par la chair livrée du Verbe
incarné que l'eucharistie éternelle se communique sacramentellement
aux hommes et aux femmes. Ceux-ci sont alors rendus capables
d'exprimer par le don de leur personne, et en particulier, par le don
réciproque de leur corps, une communion qui vient de plus loin
qu'eux-mêmes.
1. Ep 5,27-28.
2. Jean
CHRYSSAVGIS, « Amour, mariage et sexualité », première publication dans
Souroge, revue du diocèse du patriarcat de Moscou en Grande-Bretagne.
Traduit de l'anglais par le Service orthodoxe de presse, SOP n° 275,
février 2003.
Ainsi, la
communion conjugale pourrait tout entière être récapitulée (au
sens théologique qu'Irénée de Lyon donnait à ce terme dans sa doctrine
de la récapitulation) dans les paroles du Christ lues lors de la
consécration eucharistique : « Ceci est mon corps. » Saisi dans
l'offrande eucharistique du Christ, l'amour humain en son expression
chamelle et sexuée, par-delà ses fragilités, ses ambiguïtés ou ses
errances, retrouve son orientation originelle, sa signification
conjugale, sa capacité de don authentiquement personnel.
Ceci est mon corps
Blasphème ou réalité?
Toute recueillie, je crois pouvoir aujourd'hui
prononcer devant toi ces mots divins
« Ceci est mon corps »
Je prends à deux mains ce corps,
avec sa pesanteur matérielle, ses élans et ses
résonances,
avec la profondeur de sa sensibilité, et la
richesse de son monde affectif... ses maternités, ses
engendrements sans fin... avec son insatiable soif d'éternité.
« Ceci est mon corps »... que je te donne en
nourriture.
Reçois-le en toi, comme le don le plus achevé que
je puisse te faire, de l'être que je suis, moi, ton épouse.
En échange, tu me donnes, et je te reçois
ton corps d'homme, fait de vigueur et de
puissance.
Avec ses violences et ses fougues, ses tentations
et sa fécondité... Avec ses dons originaux, ses projets
exubérants, et sa poursuite essoufflante du but, du seul but de
ta vie. Avec ton âme tranchante comme une épée, pure comme un
lac. Et cette clarté de Dieu qu'elle reflète.
« Ceci est mon corps »
Quand nous communions l'un à l'autre,
ce n'est pas un blasphème de dire que nous
communions au Christ dont chacun de nos êtres est pétri.
En toi et moi, péchés et misères, joies et peines
du couple, deviennent unique Hostie à l'image du Christ.
Qu'en Lui, par Lui, avec Lui, soit enfin
sanctifié l'amour d'un homme et d'une femme devenu Cantique
d'action de grâces, Messe à la gloire de Dieu 1.
Une lecture précise du Cantique des cantiques
confirmerait le lien sacramentel entre rencontre amoureuse et
communion eucharistique, d'une façon aussi surprenante qu'audacieuse.
Ce poème, indissociablement érotique et mystique, exprime le désir et
la rencontre entre le bien-aimé et sa bien-aimée, mais aussi
indissociablement le désir et la rencontre entre l'homme et son Dieu.
1. ANCELLE,
Le Mystère du couple, Éditions ouvrières, 1964.
.... cité
dans
Homme et
femme l’altérité fondatrice
de
François de Muizon Cerf p 288
La langue hébraïque célèbre très concrètement le
corps de l'être aimé(e), jusqu'en son intimité. Citons un verset parmi
bien d'autres : « Ton nombril est une coupe arrondie, où le vin
parfumé ne manque pas ; ton ventre est un amas de froment, entouré de
lys 1. » Ce qui est traduit ici par « nombril » (shrrk) signifierait
aussi « creux, matrice, coupe dans laquelle on peut mettre le vin »,
ou plus crûment « vulve » 2. Le corps de l'amante est présenté comme
le réceptacle de la semence masculine représenté par l'amas de froment
ainsi que le lieu de l'ivresse du plaisir symbolisé par le vin
parfumé. Dans l'amour conjugal, le don de la vie est symbolisé par les
attributs mêmes de l'eucharistie, le pain et le vin. Enfin, à l'instar
de la communion eucharistique, le temps de la communion intime est un
temps privilégié, mais qui s'ouvre sur l' après, sur le quotidien
d'une relation vécue dans l'opacité des corps et des situations3.
Le rapprochement était audacieux, certes, et trop
vite esquissé, mais au moins a-t-il le mérite de prendre au sérieux le
réalisme du sacrement et d'indiquer l'horizon herméneutique ultime du
langage du corps et des gestes sexuels : l'offrande, l'action de
grâce, l'eucharistie éternelle vécue par le Fils en sa chair. La
prière « que l'Esprit saint fasse de nous une éternelle offrande à ta
gloire4 », ne doit-elle pas se vivre jusque dans l'offrande des corps
? « Votre corps est le Temple du Saint-Esprit qui est en vous [...].
Glorifiez donc Dieu par votre corps ! 5 » S'il s'agit
1. Ci 7, 3.
2. La TOB y
voit « un euphémisme pour désigner le pubis, le sexe, partie du corps
qui peut être décrite comme un croissant et qui est ainsi représentée
sur les statuettes des femmes nues retrouvées au Moyen-Orient »,
Traduction oecuménique de la Bible, Ancien Testament, Paris, Éd. du
Cerf, 1983, note w, p. 1608.
3. Ce
paragraphe s'inspire des intuitions du sexologue Olivier Florant, qui
développe un tel parallèle. Sans doute ne prend-il pas assez de
précautions et at-il tendance à sacraliser le plaisir d'une manière
ambiguë. Néanmoins l'idée est suggestive: « Dans l'effusion génitale, le
couple vit la joie d'être tout en soi et tout à l'autre. Bien sûr cette
communion ne dure qu'une fraction de temps. Puis une partie secrète de
chacun se referme, comme se referme l'iconostase. Chacun revient sur
terre et reprend sa route propre, comme lors de l'envoi final à la
messe. Il vit de nouveau l'absence physique de l'être aimé. [...] Cette
solitude ne fait pas peur; le conjoint est présent en esprit, dans
l'attente confiante de la suite. Chacun se sent plus fort pour affronter
le monde », O. FLORANT, Ne gâchez pas votre plaisir, il est sacré. Pour
une liturgie de l'orgasme, Paris, Presse de la Renaissance, 2006 p. 200
et 201.
4. Rituel
catholique de la messe, Prière eucharistique n° 3.
5. 1 Co
6,19-20.
d'abord de l'eucharistie éternelle du Fils qui rend
grâce au Père, dans le dynamisme de l'Esprit, celui-ci, Verbe incarné,
entraîne dans son mouvement l'humanité tout entière. Le mystère
eucharistique révèle qu'il nous faut chercher au coeur du mystère
trinitaire lui-même la lumière absolument décisive sur le sens de
l'altérité homme-femme.
p290
LE MYSTÈRE CONJUGAL,
PARTICIPATION AU MYSTÈRE
TRINITAIRE
Quand le mari et la femme s'unissent dans le mariage,
ils ne forment pas une image de quelque chose de
terrestre,
mais de Dieu lui-même'.
Au caeur du mystère trinitaire.
Il n'est nullement question ici de développer toute
la richesse du dogme trinitaire, ni a fortiori de prétendre épuiser le
mystère. Remarquons d'abord que la philosophie rationaliste, avant
Hegel notamment, n'a pas considéré le mystère trinitaire comme digne
d'intérêt pour la raison2. Par ailleurs, les spéculations trinitaires
médiévales à dominante ontologique ayant insisté sur les propriétés
des personnes, et leur commune nature, ne semblent pas les mieux
adaptées pour entrer dans la profondeur du mystère. Suivons ici le
conseil de saint Augustin : « Pourquoi laisser papillonner çà et là ta
pensée ? Dieu n'est rien de tout ce que tu imagines, rien de tout ce
que tu crois comprendre. Tu veux en avoir quelque avant-goût: Dieu est
amour (caritas)3. » C'est donc sous l'angle de la charité et de la
relation que nous nous approcherons du mystère. Cette approche devrait
nous permettre d'articuler des concepts aussi centraux que ceux de
personne, de relation, de don, de pluralité et de différence, de
communion et d'unité.
1. SAINT JEAN CHRYSOSTOME, PG 61/215 et 62/387.
2. « Du dogme de la Trinité pris à la lettre, on ne
saurait tirer absolument rien pour la pratique », E. KANT, Le Conflit
des facultés, trad. A. Renaut, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade »,
p. 841.
3. SAINT AUGUSTIN, Sermon 21, n. 2.
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