La
femme recherche dans l'amant le supplément à l'être défaillant que son
éducation et la société ont fait d'elle. Bien que nulle essence
féminine ne soit pour Beauvoir responsable de cet état de fait, la
pente de la compromission est aussi douce qu'humaine : il est bien
plus facile pour la femme de remettre son sort entre les mains d'un
homme que d'épuiser ses forces dans l'espoir d'exercer une
souveraineté dont on l'a convaincue qu'elle était incapable.
Existentialiste, Beauvoir pensait comme Sartre qu'un être n'est rien
d'autre que ce qu'il fait et décide de faire. Si l'existence de
l'homme est ainsi déterminée par l'essence qu'il se choisit, Beauvoir
montre dans Le Deuxième Sexe qu'il n'en est rien pour la femme. L'«
éternel féminin » précède en effet petites et jeunes filles qui
grandissent en apprenant que leur lot est d'être pour autrui et que
leur existence, contingente, trouve sa nécessité dans une autorité
virile - celle du père puis celle du mari. À défaut de pouvoir se
projeter dans un destin librement choisi, Beauvoir montre qu'il est
fréquent que la jeune fille consente à son aliénation. L'adoration de
sa propre personne lui tiendra lieu d'ambition, avant que l'amour ne
lui offre la possibilité de s'abandonner dans un autre, d'en faire son
idole. Du narcissisme de ses jeunes années au masochisme de
l'amoureuse qu'incarne la femme faite, elle ne se posera ainsi jamais
comme sujet. Elle trouve même un substitut de la transcendance dont
son statut d'inférieure la prive dans cette dévotion presque mystique
qu'épingle ici Beauvoir. En choisissant de se soumettre passionnément
à un maître, elle s'apparaît comme libre. Elle qui n'était qu'un «
bouquet éparpillé » devient « un merveilleux cadeau au pied de l'autel
de son dieu »: elle se sent enfin justifiée d'exister. Lorsqu'il est
autre chose que la rencontre de deux libertés se reconnaissant comme
telles, l'amour repose sur une contradiction: la femme adore dans
l'homme l'être libre qu'elle ne sera jamais, mais, n'existant que par
lui, elle le veut enchaîné. Elle l'aime parce qu'elle ne peut le
posséder tout entier, mais son indépendance la renvoie à son propre
néant. Beauvoir compare cette amoureuse à la sirène du conte
d'Andersen: en échangeant sa queue de poisson contre des jambes, elle
s'est condamnée à marcher sur des aiguilles et des charbons ardents.
Le schéma décrit dans Le Deuxième Sexe n'a certes plus la même
actualité que dans les années 1950. Mais si la pensée féministe,
remettant en question la notion même de sexe à laquelle elle substitue
volontiers celle de « genre », a évolué avec la société, la capture
par Beauvoir des ressorts de la psychologie féminine n'a rien perdu
de son mordant. PAR CHLOÉ SALVAN
4ième page de couverture
philosophie MAGAZINE mars 2012
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Le couple heureux qui se
reconnaît dans l'amour défie l'univers et le temps ; il se suffit, il
réalise l'absolu.
Simone de Beauvoir
(Le Deuxième sexe)