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présentation :
Conférence Carême
Paris 2011
de
la relationnalité :
...La
conscience occidentale est confrontée à un trouble inédit : ce qui
jusque là allait de soi, l’importance du fait d’être homme ou d’être
femme dans la constitution de son identité humaine, tend à devenir
problématique. En s’appuyant sur la Révélation biblique, les chrétiens
ont aujourd’hui à réfléchir plus profondément au sens humain et
providentiel de la différence sexuelle. Être homme ou être femme est à
la fois un donné, une tâche à réaliser et une vocation divine.
E
T
...Le
gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très mauvais, et entendait y
échapper pour un monde meilleur. Le gnosticisme moderne trouve également
ce monde fort mal fait. Mais son ambition, désormais, n’est pas de le
fuir, elle est de le rendre bon en le transformant.
Il ne
s’agit plus, comme dans les temps anciens, d’échapper à la matière par
l’esprit, il s’agit de soumettre entièrement la matière à l’esprit.
« L’anatomie,
c’est le destin », disait Freud ; pour refuser le destin, il devient
donc nécessaire de démentir au besoin l’anatomie.
EN
UN
... Comment
travailler concrètement à la libération des femmes et des hommes, non
seulement à leur égalité réelle mais aussi à leur communion ?
commentaires en
relation....:
..... synode78 ... ...revoir les dires du
théologiens à la lumière des encycliques de Benoît XVI ...Dieu
AMOUR .. L'Amour dans la véritéCaritas
in veritate ...
la loi du genre ..
date
d'émergence :
03.2011
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n
Auteur:
Conférence
Carême Paris 2011
Source: http://www.paris.catholique.fr/Texte-des-Conferences-de-Careme,15767.html
.
M. Olivier Rey, philosophe
Goethe remarquait, non sans ironie, que « les
mathématiciens sont une sorte de Français : leur dit-on quelque
chose, ils le traduisent dans leur langue, et cela devient aussitôt
quelque chose de tout à fait différent [1] ». Comme je suis
français, et que je me suis beaucoup consacré aux mathématiques, il
y a tout à craindre de ma part : on m’interroge sur les rapports
entre hommes et femmes, et cela devient aussitôt quelque chose de
tout à fait différent. Je sollicite votre indulgence ; et je vous
promets que si, de prime abord, je semblerai m’éloigner du sujet, ce
sera pour mieux y revenir ensuite.
Saint Augustin, on le sait par ses Confessions
mêmes, a dans sa jeunesse étais manichéen. Puis il s’est converti au
christianisme, et est devenu un adversaire résolu du manichéisme.
Pour se contenter d’idées simples, trop simples, disons que le
manichéisme appartient aux courants gnostiques, qui voyaient ce
monde matériel en lequel nous vivons comme créé et dominé par les
forces du mal, un monde duquel l’âme devait s’échapper pour
rejoindre Dieu et le bien. Le gnosticisme a été très puissant, et a
connu de multiples résurgences au fil des siècles, avant d’être
condamné et, semble-t-il, vaincu. S’agit-il donc d’une vieille
histoire ? Il s’en faut. Le gnosticisme existe toujours. Si nous
avons du mal, de prime abord, à le reconnaître, c’est qu’il a changé
d’aspect. Le gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très
mauvais, et entendait y échapper pour un monde meilleur. Le
gnosticisme moderne trouve également ce monde fort mal fait. Mais
son ambition, désormais, n’est pas de le fuir, elle est de le rendre
bon en le transformant. On ne saurait vraiment comprendre
l’activisme technique moderne, tant qu’on ne saisit pas la dimension
messianique qui l’habite. On ne saurait vraiment comprendre le
matérialisme moderne, si souvent dénoncé, si on ne mesure pas à quel
point ce matérialisme est la contrepartie d’un spiritualisme
radical. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens,
d’échapper à la matière par l’esprit, il s’agit de soumettre
entièrement la matière à l’esprit. Ernest Renan affirmait, dans
L’Avenir de la science : « Le grand règne de l’esprit ne commencera
que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à
l’homme [2]. » On ne parle plus d’âme. Cependant, une autre entité
métaphysique a pris sa place : une volonté impérieuse, impérialiste,
revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. De là l’agressivité
particulière à l’encontre du donné, de tout donné, de tout ce qui
pourrait paraître intangible ou indisponible : le passé, la
tradition, la nature. Le passé doit être critiqué, la tradition doit
être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée.
Fatalement, ce mouvement d’émancipation à l’égard du donné en vient
à se heurter à un donné fondamental : la différence sexuelle. Face à
la réquisition générale du monde par la volonté, voilà un obstacle
de taille ; peut-être l’obstacle suprême. Un obstacle qu’on
s’emploie donc, par de multiples manières, à contourner, à saper, à
dissoudre. Les dieux antiques, si prompts aux métamorphoses, ne
franchissaient jamais la frontière entre les sexes. Au Moyen Âge le
diable, malgré ses innombrables pouvoirs, n’avait pas celui de
changer le mâle en femelle, et réciproquement. Dieu, de son côté,
s’est toujours abstenu de pareille opération. Autrement dit, le
monde moderne entend réaliser ce que ni les dieux ni les démons
n’ont jamais réalisé. Au XVe siècle, à Bâle, un coq fut accusé
d’avoir pondu un œuf et, pour ce « crime atroce et contre nature »,
il fut brûlé vif avec son œuf devant la population [3]. Aujourd’hui,
on serait ravi de pouvoir fabriquer des coqs qui pondent des œufs,
et on convierait le ban et l’arrière-ban des médias pour les faire
assister à la prouesse. La nature n’est plus une nature, elle est
appréhendée comme une matière première infiniment malléable. Rien ne
doit échapper à l’emprise, pas même la différence sexuelle. Et
pas même, évidemment, la différence sexuelle entre les humains.
« L’anatomie, c’est le destin [4] », disait Freud ; pour refuser le
destin, il devient donc nécessaire de démentir au besoin l’anatomie.
Soit en la modifiant, par la technique médicale, soit en la
déclarant subsidiaire. À la catégorie de sexe, on préfère alors
celle de « genre » — substitution d’un donné, naturel et social, qui
nous définit, à une identité choisie, par laquelle l’individu entend
se définir. Que les choses soient claires : il n’est nullement
question, ici, de s’en prendre, le moins du monde, aux personnes
transsexuelles ou transgenres. Comme l’a écrit Nietzche, « il y a
vraiment quelque chose à dire en faveur de l’exception ». Cela dit,
Nietzsche ajoutait : « à condition que l’exception ne veuille jamais
devenir la règle [5] ». Or, c’est de cela qu’il est souvent
aujourd’hui question. Il n’est que de songer aux changements
législatifs qui ont déjà eu lieu, à ceux qui sont revendiqués ; ce
n’est qu’un détail, mais il est significatif : viennent de faire
leur apparition, en Amérique, certains formulaires officiels où, à
la place de mère et de père, on parle de parent 1 et de parent 2. De
façon plus marginale, d’autres formulaires proposent, à la rubrique
« sexe », non pas deux mais trois choix : « masculin », « féminin »,
et « autre ». Société étrange, où le refus d’entrer dans les
catégories sociales devient un mode comme un autre d’appartenir à la
société. Pour certaines personnes, c’est au nom du droit à la
différence que toutes les options possibles et imaginables doivent
être reconnues comme normales. Pour d’autres personnes, c’est au nom
du fait que les différences, à bien y regarder, n’en sont pas
vraiment. Le moment serait venu, assurent certains, de reconnaître
que la frontière entre le masculin et le féminin ne passe pas entre
les hommes et les femmes, mais à l’intérieur de chacun de nous. Il y
a, certes, cette persistante et irritante dissymétrie entre les
sexes, qui veut que ce soit les femmes qui conçoivent les enfants,
mais les travaux sur la possibilité de grossesse masculine, ou la
mise au point de l’utérus artificiel, en viendront peut-être à bout.
Alors la société sera délivrée de la distinction archaïque entre
hommes et femmes, elle connaîtra seulement des êtres humains, tous
bisexuels, enfin libres d’exprimer pleinement leurs diverses
potentialités. Le point de départ du raisonnement est exact : il y a
du masculin et du féminin en chacun de nous. Malheureusement, un
point essentiel est négligé par la suite : c’est seulement à partir
de la différence entre les sexes reconnue à l’extérieur, que chacun
est à même de se construire et de reconnaître les différences à
l’intérieur de lui-même. Sans organisation externe, il n’y a qu’un
magma interne. Prenons une image. Celle de l’oiseau évoqué par
Kant [6] — la colombe qui, sentant son vol freiné par la résistance
de l’air, imagine qu’elle volerait mieux dans le vide. Mais dans le
vide, la colombe ne pourrait pas décoller. De même, ceux qui
imaginent que la reconnaissance sociale de la différence des sexes
est une entrave à la liberté et à l’expression individuelle, ne se
rendent pas compte que cette différence est un des fondements de
l’individu dont ils souhaitent l’apothéose. Pour comprendre cela, il
nous faut mesurer le rôle fondamental joué par la différence en
question dans l’institution des sujets. Il n’est, par exemple, que
de songer au langage, au sein duquel et par lequel le sujet, être de
parole, se constitue. Dans la langue que nous parlons, nous n’avons
pas de pronoms différents pour désigner les grands ou les petits,
les jeunes ou les vieux, les proches et les étrangers, nos amis ou
nos ennemis. Non ; pour évoquer une personne dont nous parlons nous
n’avons que deux pronoms : « il », « elle ». Le masculin, le
féminin. Autrement dit, la différence sexuelle n’est pas une
différence parmi d’autres. Elle est l’altérité qui permet de
comprendre toutes les altérités. On me pardonnera, j’espère, de
rapporter ici une expérience personnelle, en l’occurrence le
dialogue dont j’ai été témoin entre deux jeunes enfants, neveu et
nièce, qui s’étonnaient que leur petit frère puisse dormir dans le
jardin malgré le bruit de la tondeuse que leur père était en train
de passer. Thomas dit à sa sœur Alice : « Je ne comprends pas
comment il est possible de dormir dans un tel bruit. » Alice lui
répond : « Moi non plus je ne pourrais pas… » Après un instant elle
reprend : « Mais on est tous différents. Regarde, toi tu es un
garçon, et moi une fille. » En quelques mots, tout est dit. La seule
chose que je puisse faire, avec mes gros sabots d’adulte, c’est
reformuler en termes abstraits ce qui ressort si clairement des
propos d’une enfant de huit ans. En un premier temps, la différence
paraît inconcevable : « Je ne comprends pas comment il est
possible… » En un second temps, la différence est admise, et
pourquoi : parce qu’il y a des garçons et des filles. C’est à partir
de la part d’opacité que comporte chaque sexe pour l’autre, qu’il
est permis à un être humain d’admettre la part d’opacité que
comporte chaque autre être humain. C’est à partir de la différence
sexuelle que nous pouvons faire place à la différence, et comprendre
que la différence n’est pas une objection à une vie en commun. Sans
cet ancrage, toute différence deviendrait une occasion de scandale.
On ne voudrait plus être qu’avec ceux qui nous ressemblent le plus,
et les phénomènes de ségrégation ne feraient que se multiplier. Il
n’est que trop évident, assurément, que la différence sexuelle ne
conjure pas les attitudes hostiles vis-à-vis de la différence, ni
les conduites ségrégationnistes. Elle n’en demeure pas moins un
point essentiel à partir duquel l’ouverture à l’altérité peut se
faire. Déjà dans l’Éden, c’est autour de cette question que les
choses se jouent. La création du monde n’est pas tant une
manifestation de la puissance de Dieu, que des limites que Dieu met
à l’exercice de sa puissance, pour qu’advienne un monde où vivent
des êtres libres. Ou plutôt : la création du monde est l’expression
de la puissance de Dieu, en tant que la plus grande puissance n’est
pas celle qui s’annexe tout, mais celle qui sait donner des limites
à son expression pour être avec d’autres. Dès lors, c’est en
renonçant à être tout que l’être humain est à l’image et à la
ressemblance de Dieu. De là le fameux arbre défendu. On parle de
l’arbre à connaître le bien et le mal. Mais il faut tenir compte
d’une chose : les langues archaïques n’avaient pas de termes pour
nommer les totalités ; elles les désignaient pas leurs extrémités.
On ne disait pas le monde, mais le ciel et la terre ; pour évoquer
l’ensemble de la connaissance morale on disait : connaître le bien
et le mal. Dans la langue d’aujourd’hui, au lieu de parler de
l’arbre à connaître le bien et le mal, on pourrait dire : l’arbre à
tout connaître. Il est probable que les fruits de cet arbre
n’avaient aucune vertu particulière. La seule chose qui distinguait
l’arbre, c’était l’interdit qui le touchait. C’est en respectant cet
interdit, c’est-à-dire en acceptant que quelque chose, dans le
monde, ne soit pas à sa libre disposition, que l’être humain est à
l’image de Dieu. Parce que c’est ainsi que, comme Dieu, il peut être
avec l’autre. De là le brusque passage du singulier au pluriel, de
prime abord si étrange, quand Elohim dit dans la Genèse (1.27) :
« Nous ferons Adam à notre image, selon notre ressemblance. Elohim
crée l’Adam à son image, à l’image d’Elohim il le crée, mâle et
femelle il les crée. » Que peut signifier ce brusque passage du
singulier au pluriel, sinon que ce n’est pas l’individu isolé qui
est à l’image de Dieu ? C’est en renonçant au fantasme d’être tout
tout seul, que flatte le serpent, c’est en étant avec les autres, et
l’autre de l’autre sexe, que l’être humain a part à la totalité
divine. En un sens, la relation entre l’homme et la femme peut
apparaître comme un cas particulier de la relation de l’être humain
à son prochain. En même temps, c’est sur ce cas particulier que se
fonde le cas général. Dans un livre intitulé La Divine Origine [7],
Marie Balmary souligne que si Dieu s’est proposé de faire l’Adam à
son image et selon sa ressemblance, le récit biblique dit seulement,
ensuite, que Dieu crée l’Adam à son image. Il ne faut voir là nul
oubli, mais le signe que c’est aux humains eux-mêmes qu’est laissé
le soin de devenir ressemblants. Comment y parviennent-ils ? En
étant avec leur prochain. Il est dit que Dieu a créé les humains
mâle et femelle : c’est à eux qu’il appartient de devenir homme et
femme l’un pour l’autre. Le péché a abîmé cette relation. À partir
du moment où chacun a prétendu au tout, sans l’autre, les hommes et
les femmes sont entrés les uns envers les autres dans un régime de
convoitise et de domination. Mais ce régime n’est pas inéluctable.
On se rappelle la phrase célèbre de saint Paul, dans l’épître aux
Galates (3.28) : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni
esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous
vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » Ce qu’annonce Paul, ce
n’est pas l’abolition de l’altérité, mais le fait que l’altérité
n’implique plus convoitise et domination. Il n’y a plus l’homme et
la femme en concurrence l’un avec l’autre, du fait de leur
différence, mais une différence entre l’homme et la femme qui est
pour la relation et pour l’unité [8]. Au terme de cette courte
allocution, je tiens à préciser deux choses. D’une part, rien de ce
qui vient d’être dit ne tend à dévaluer les vies célibataires, ou
qui se vivent plus ou moins séparées de l’autre sexe. Loin de là. Le
monde de l’esprit, en effet, a une autre géographie que le monde
physique, et la vie spirituelle la plus retirée, la plus
silencieuse, est rapport avec le prochain. Chaque être ne vit, en
esprit, que s’il est uni dans un « nous », un nous où hommes et
femmes sont présents. Par ailleurs, je dois admettre ne pas avoir
dit un mot de la répartition des rôles et des tâches au sein des
foyers, des différences de salaire selon le sexe, ou de la faible
présence des femmes au sein des conseils d’administration des
grandes entreprises. Il y a ces problèmes, et il y en a beaucoup
d’autres, plus ou moins graves. Les problèmes, à vrai dire, sont
innombrables. Il faut en convenir. Cela étant, sans l’altérité des
sexes, les difficultés humaines afférentes ne seraient pas abolies.
Ou plus exactement, si, elles seraient très rapidement abolies : car
la question même de l’engendrement mise à part, les difficultés
seraient tellement grandes, tellement innombrables, tellement
insurmontables que la mort surviendrait presque aussitôt. Avant de
chercher à surmonter les difficultés que pose cette altérité, il
faudrait donc toujours commencer par se réjouir qu’elle soit
présente, par rendre grâce au fait qu’elle existe. Ensuite, on peut
se mettre à discuter. Par rapport aux discussions commencées dans
l’acrimonie, celles qui s’enracinent dans la joie et la gratitude
ont toujours plus de chances d’être fécondes.
P. Frédéric Louzeau, théologien
Olivier Rey vient de le dire avec force :
vouloir effacer la différence sexuelle, ou du moins la rendre
insignifiante, répond à un vœu impossible. Pire, s’il est
effectivement poursuivi, ce projet laissera les êtres encore plus
divisés entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes, et plus désespérés
qu’avant. Pourtant, ce vœu illusoire et dangereux séduit aujourd’hui
avec puissance. Car il se greffe sur une promesse de libération d’où
il tire sa force. L’émancipation espérée ne joue pas seulement sur
le rapport de l’homme à la matière. Elle cherche également à
renouveler tout le champ des relations entre les êtres humains. Car
une donnée de l’histoire des sociétés s’impose : partout où
l’investigation a pu être menée, la division de l’humanité en hommes
et femmes s’est inscrite dans des rapports de domination et de
servitude, ordonnés en des structures très ancrées dans les
mentalités. Le plus souvent, les hommes y occupent les places de
choix. Mais les anthropologues se plaisent à signaler des sociétés,
certes très rares, où les positions sont inversées. Quelle qu’en
soit la polarité, la différence sexuelle semble donc s’être
sédimentée en relations humaines inégales, et ce dans tous les
champs de la vie sociale : ordre politique, activité économique, vie
familiale et éducation, domaine de la création artistique… Le poids
des siècles est, de ce point de vue, si écrasant qu’il a pu ou peut
encore, en certains endroits du monde, apparaître insurmontable.
Nous devons au développement de nos sociétés démocratiques d’avoir
pris conscience de ces difficultés et de ces injustices. C’est un
grand progrès. Mieux encore, les modernes que nous sommes ne doutent
pas un seul instant de pouvoir inverser le cours de l’histoire et
remédier aux inégalités entre les sexes. Par delà l’évidence, il
n’est pas inutile cependant de chercher à s’interroger sur
l’adéquation des moyens employés avec la fin espérée. Comment
travailler concrètement à la libération des femmes et des hommes,
non seulement à leur égalité réelle mais aussi à leur communion ?
Nous allons envisager trois solutions principales, les deux
premières étant vouées à l’impuissance pour des raisons que nous
dirons.
1. L’impatience pourra inspirer une première solution
radicale : la guerre des sexes. Lutte à mort pour secouer le joug
des puissants et mettre à terre les structures d’oppression. Mais
nous le savons bien, même si elle est parfois légitime dans des
circonstances très rares et bien précises, liées à la légitime
défense, la guerre produit toute sorte de maux : destructions
mutuelles, nouvelles structures d’inégalité, et surtout un poison
qui pollue les âmes de manière durable : la haine. Même entre les
sexes, la guerre est une aventure sans retour et signe toujours le
déclin de l’humanité entière.
2. Une seconde solution pousse à
confondre les sexes, c’est-à-dire à estimer que la différence homme-femme doit devenir indifférente socialement et symboliquement,
et que l’identité sexuelle relève de la sphère privée ainsi que du
libre choix des individus. Les théories du genre avancent dans cette
direction. Olivier Rey a bien montré combien ces idéologies sont en
réalité porteuses de violence et de mort malgré leur promesse.
Cependant, deux choses me semblent devoir être ajoutées. D’une part,
ces remises en question n’auraient pu se développer sans une série
de découvertes et de mutations, qui ont rendu problématique une
distinction qui, jusque là, avait été implicitement vécue comme
constitutive de l’humanité. Ainsi, les sciences du vivant ont mis à
jour la complexité du processus de différenciation sexuelle, tant
pour la genèse de l’embryon que pour l’évolution des espèces. Les
organismes sexués ont donc eux-mêmes tout une histoire, avec des
bifurcations et des aléas, ce qui peut laisser croire à une parfaite
contingence du caractère sexué des espèces (et par là de l’espèce
humaine). Par ailleurs, les sciences humaines ont transformé
profondément le regard que nous portons sur le fait d’être homme ou
femme. À la lumière de la psychanalyse, le processus d’acquisition
de son identité sexuelle est apparu comme une tâche psychique, qui
peut à son tour connaître des épisodes complexes (blocages,
blessures, régressions…). La sociologie indique en outre que cette
tâche s’effectue pour partie dans un cadre socio-culturel qui n’est
jamais neutre, avec ses potentialités libératrices ou ses carcans.
Aussi l’assomption de la condition sexuée relève-t-elle aussi d’un
engagement de la liberté incarnée, avec tout ce que cela comporte de
merveilles et d’errances. Enfin, il ne faut pas oublier de noter ici
un facteur déterminant. La transformation des sociétés modernes et
de leur mode de vie a modifié nos représentations de l’énigme
sexuelle. Ainsi, l’inscription de son identité sexuée ne s’opère
plus facilement par l’assignation de rôles familiaux et sociaux
déterminés. En découlent, à l’intérieur de la vie des couples par
exemple, toute une série de négociations sans cesse à reprendre et
qui ne vont plus de soi : qui travaille à l’extérieur du foyer, qui
prend en charge les tâches ménagères, qui veille à l’éducation des
enfants… ? En outre, l’égalisation des conditions de vie et le
développement des virtualités de la technique laissent croire qu’il
est possible à chacun de choisir son sexe à son gré, comme on
sélectionne une marchandise. J’arrête là une description qui
appellerait un plus long développement, mais qui a pour mérite, me
semble-t-il, de montrer que les remises en cause de la différence
homme-femme n’auraient pu se développer sans une série de conditions
de possibilité, qui font désormais partie de notre existence. Loin
de devoir nous décourager, ces transformations peuvent être aussi
l’occasion de prendre une conscience plus vive du travail que nous
avons à accomplir pour devenir ce que nous sommes. D’autre part, une
seconde chose est encore plus importante à mes yeux. Il faut
discerner la raison profonde qui voue à l’échec la tentative de
résoudre les inégalités sexuelles héritées de l’histoire, en voulant
résorber la différence constitutive entre homme et femme. Ceci
fondera encore davantage le rapprochement qu’Olivier Rey propose
avec le gnosticisme. La solution qui pousse à confondre les sexes
pour remédier aux rapports de domination repose en dernier ressort
sur des structures idéologiques qui tirent leur pouvoir de séduction
de la rédemption chrétienne, mais en la subvertissant et la rendant
par là inopérante. Reprise de l’œuvre de rédemption, mais sans Dieu
et sans les moyens historiques qu’il donne. Je m’explique. D’une
part, ceux qui désirent confondre l’homme et la femme conçoivent au
fond la différence sexuelle comme le péché originel des sociétés
humaines, c’est-à-dire comme une décision initiale qui aurait pu ne
pas être, perdue dans le fond des âges, et qui produit ensuite dans
l’histoire de l’humanité des conséquences aliénantes et mortifères.
D’autre part, les théories du genre se présentent elles-mêmes comme
un évangile, sensé libérer la société des normes hétérosexuelles qui
enferment les individus, et redonner leur dignité à tous ceux qui
ont été marginalisés par ces normes. Enfin, l’égalité des fils de
Dieu dans son Royaume est reprise comme objectif final, mais sous
une forme froide et abstraite au point de priver les êtres de leurs
déterminations concrètes les plus charnelles. Peut-on rêver pire
cauchemar ?
3. J’en viens maintenant à la troisième solution, celle
offerte par la Révélation chrétienne. Pour l’expliciter, commençons
par réfléchir à la signification de la différence homme-femme. Elle
s’envisage à trois niveaux, le troisième assumant et unifiant les
deux premiers. Le fait d’être homme ou d’être femme apparaît d’abord
comme un donné que l’on pourrait qualifier de “naturel”, avec ses
caractéristiques génétiques, organiques et même psychiques. Donné
que l’on retrouve aussi dans le monde animal selon diverses
modalités. Par ailleurs, parce que l’homme est esprit, l’identité
sexuelle dépend aussi d’une tâche à accomplir dans l’histoire. Sa
liberté y est engagée, avec tout ce que cela comporte de
potentialités ou de risques, de progrès ou de déchéance. Enfin, la
Parole de Dieu révèle qu’être homme ou être femme relève en dernière
analyse d’une vocation surnaturelle, au sens où l’Écriture sainte
l’entend, c’est-à-dire inséparablement d’un don gratuit et d’un
appel de Dieu, et plus profondément d’une alliance et d’un dialogue
avec Lui. Cette vocation à être homme ou femme résonne dès les
premières pages de la Bible, dans deux récits de création
complémentaires (Gn 1 et Gn 2). Olivier Rey a déjà évoqué le second.
Je ne retiendrai qu’un point du premier. Au sixième jour de la
semaine inaugurale, « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de
Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa » (Gn 1,27). Étonnante
apogée du premier récit de création ! Nous le savons, le phénomène
de différenciation sexuelle n’est pas propre à l’humanité. Or,
l’auteur sacré ne l’évoque qu’au moment de la création de l’humanité
à l’image de Dieu, tandis qu’elle n’est jamais mentionnée pour les
animaux. C’est dire que, dans le dessein de Dieu, la distinction homme-femme ne se réduit pas à la division des sexes dans le règne
animal. Le sens spécifique de cette différence se donne à voir dans
le fait que l’humanité est créée par Dieu à son image et appelée à
sa ressemblance. Or, c’est l’unité de l’humanité qui la constitue à
l’image de son Créateur. Contrairement aux animaux, l’humanité (hcq
l'humain)ne se
divise pas en différentes espèces. Dans le dessein divin, l’humanité
est une, comme Dieu est Un. En étant créés et donnés à eux-mêmes,
l’homme et la femme sont donc appelés par leur Créateur à réaliser
l’un avec l’autre l’unité même de Dieu, unité qui respecte et
réconcilie les différences propres, unité que le Christ révèlera
comme communion de Personnes. Qu’on le comprenne, cette vocation de
l’homme et de la femme engage le sens de la destinée humaine tout
entière, car leur communion dans l’altérité est posée d’emblée comme
le symbole fondamental de l’unité de tous les hommes. C’est donc
jusque dans leur chair sexuée que les personnes humaines trouvent
inscrites en elles la marque indélébile de l’infinie bonté de Dieu,
qui appelle l’homme et la femme à partager sa propre vie et à garder
l’un avec l’autre le sens de la destinée humaine. Oui, heureuse
différence que celle de l’homme et de la femme, pourvu que
l’humanité demeure en communion avec (hcqs
EN)Dieu et vive des dons qu’il
communique. Différence problématique et douloureuse cependant, si
les consciences cèdent à la logique du péché (hcqs
individualisme individuel ou collectif), c’est-à-dire se
ferment à la bonté de Dieu et pire encore s’y opposent. À la
question “pourquoi la différence sexuelle s’est-elle traduite
historiquement dans des structures sociales d’inégalité ?”, nous
pouvons au fond donner exactement la même réponse que celle de Jésus
aux pharisiens lorsqu’ils lui demandent « pourquoi Moïse a-t-il
prescrit de délivrer un certificat de répudiation quand on répudie
[sa femme] ? » (Mt 19,7) C’est à cause de la « dureté de votre
cœur » (19,8), c’est-à-dire de votre profond refus de comprendre la
bonté du dessein divin et de le mettre en œuvre. Aussi la racine des
inégalités sociales dont nous voulons nous libérer se cache-t-elle
dans le cœur sclérosé de l’homme face à Dieu. Dès lors, les efforts
pour une meilleure parité dans les grands domaines de la vie
collective ( hcq : les ...ismes), les réformes de nos structures sociales déséquilibrées,
pour nécessaires qu’elles puissent être, sont vouées à l’échec si
les consciences humaines ne sont pas purifiées à leur racine et
rendues à l’infinie bonté de Dieu. C’est ce que le Christ opère dans
son mystère pascal. Par sa mort et sa résurrection, (
hcqs : et par sa vie
) il obtient et
communique le pardon des péchés et le don d’un cœur nouveau, tel que
Dieu l’a promis par les prophètes d’Israël. « Je répandrai sur vous
une eau pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de
toutes vos ordures, je vous purifierai. Et je vous donnerai un cœur
nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre
chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je
mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes
lois et que vous observiez et pratiquiez mes commandements. » (Ez
36,25-27) En ayant part à ce double don, l’homme et la femme sont
recréés dans leur vocation surnaturelle, recevant du Christ mort et
ressuscité la créativité et l’énergie nécessaires pour construire
leur unité. Néanmoins, ce don appelle un long travail intérieur. Il
suppose que l’on entre dans un chemin de conversion souvent coûteux
et laborieux. Et nul ne progresse sur ce chemin qu’en suivant jour
après jour le Christ dans le mystère de sa Passion, renonçant à
lui-même et prenant sur lui la volonté du Père. Ainsi, c’est en
faisant mourir en eux le vieil homme et en revêtant l’homme nouveau,
« celui qui ne cesse d’être renouvelé à l’image de son Créateur »
(Col 3,9-10), que l’homme et la femme deviennent davantage ce qu’ils
doivent être, se faisant serviteurs l’un de l’autre dans une
collaboration mutuelle et réciproque. À tous ceux qui ont faim et
soif d’une vie juste et se tournent humblement vers le Très-Haut, le
pardon des péchés et le cœur nouveau sont offerts. Et puisque les
données du temps présent ont rendu problématique la distinction de
l’homme et de la femme, les époux chrétiens ont désormais à
manifester encore davantage la bonté de la différence sexuelle.
« C’est vous qui êtes le sel de la terre, c’est vous qui êtes la
lumière du monde » dit le Seigneur Jésus (Mt 5,13.14). Époux
chrétiens, vous portez, avec toute l’Église, l’Évangile de la
sexualité. Vous en êtes les témoins privilégiés et le monde attend
votre témoignage. Vous êtes la preuve que Dieu n’a pas abandonné
l’humanité à ses difficultés. Sans vous lasser, en ravivant sans
cesse le don que Dieu vous a fait dans le sacrement de mariage,
recherchez ce qui convient à chacun par un dialogue conjugal
renouvelé. Puisez dans le cœur du Christ la patience et la sagesse
pour accompagner vos enfants à assumer paisiblement leur identité
sexuelle, ouverte à l’altérité et à la communion. Aidez-les à se
considérer mutuellement comme frères et sœurs dans une
reconnaissance égale et réciproque, et à faire concourir la
diversité de leurs dons et de leurs capacités au bien de tous.
Familles chrétiennes, soyez fidèles à votre vocation de “petites
églises”, temples de la présence du Christ, et la différence
homme-femme apparaîtra davantage pour ce qu’elle est en vérité : non
seulement une heureuse différence, mais plus encore une bonne
nouvelle pour toute l’humanité. Une bonne nouvelle, c’est-à-dire
l’annonce d’une délivrance par Dieu des puissances du mal et d’une
transformation qui configure progressivement à sa ressemblance, d’un
douloureux enfantement encore caché au cœur de la nuit. Alors vous
refléterez davantage la vocation ultime de l’humanité toute entière,
appelée à l’unité sans confusion ( hcqs
: EN) avec son Créateur comme l’épouse
avec son époux( hcqs : EN le Tout)). Qu’en vous voyant, les hommes et les femmes de notre
temps, quelle que soit leur situation, puissent reprendre courage et
entendre ces paroles divines de l’Apocalypse, reprises à chaque
Eucharistie avant de communier au ( hcqs
: EN)Corps du Christ : Bienheureux les
invités au festin des Noces de l’Agneau ! '( hcqs :aux
noces de Cana)
Biographie de M. Olivier
Rey
Né à Nantes en 1964, Olivier Rey est entré au CNRS en 1989 dans
la section « mathématiques », matière qu’il a par ailleurs enseignée
à l’Ecole polytechnique jusqu’en 2003. Ses réflexions l’ont conduit
à publier un premier essai sur le statut et le sens de la science
dans la pensée moderne (Itinéraire de l’égarement - le rôle de la
science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003), puis un autre
sur les rapports problématiques des sociétés et des individus
contemporains aux héritages qui les fondent (Une folle solitude – Le
fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006). Ayant troqué
l’étiquette de "mathématicien" pour celle de "philosophe", il
enseigne aujourd’hui à l’Université Panthéon-Sorbonne.
Biographie du
P. Frédéric Louzeau
Né en 1968, fils d’un officier de marine et
d’une mère enseignante en mathématiques, Frédéric Louzeau est
ingénieur civil de l’Ecole des Mines de Paris (1987-1990). Il s’est
alors spécialisé dans la physique nucléaire et le génie atomique.
Entré au grand séminaire du diocèse de Paris en septembre 1991, il a
été ordonné prêtre en juin 1998 par le cardinal Jean-Marie Lustiger.
Après un ministère paroissial (1999-2002), il a travaillé à une
thèse de théologie aux Facultés jésuites de Paris, et à une thèse de
philosophie politique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales (EHESS) sur l’Anthropologie sociale du Père Gaston Fessard
(P.U.F., 2009). Professeur en philosophie et en théologie morale, il
est président de la Faculté Notre-Dame, au Collège des Bernardins,
depuis septembre 2007.
[1] Maximen und Reflexionen, Aus dem Nachlaß,
1279, in Schriften der Goethe-Gesellschaft, t. 21, Insel Verlag,
Francfort-Leipzig, 1976.
[2] Paris, Calmann-Lévy, 1890, chap. IV, p.
80.
[3] Voir Émile Agnel, Curiosités judiciaires et historiques du
moyen âge - Procès contre les animaux, Paris, J.B. Dumoulin, 1858,
p. 20.
[4] « La disparition du complexe d’Œdipe » [1923], in La Vie
sexuelle, Paris, PUF, 1969.
[5] Le Gai savoir, §76.
[6] Critique de
la raison pure, Introduction, III [2e édition, 1787]. [7] La Divine
Origine - Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993, rééd. Le
livre de poche, coll. biblio essais, 1998 ; le présent propos se
réfère, en particulier, aux chapitres II, III et IV. [8] Voir
Anne-Marie Pelletier, « Il n’y a plus l’homme et la femme, Communio
n°XVIII, 2, 1993.
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