À l'époque. Baudrillard s'enlisait dans le système des objets,
prônait le contresens consensuel de l'échange symbolique et se laissait
séduire par la « séduction » sans même en analyser les enjeux de
classes. Il subodorait la séduction, mais sans le capitalisme.
À l'époque, le capitalisme de la séduction n'était reconnu que comme
« société de consommation ». Des gauchistes d'hier aux
libéraux-libertaires d'aujourd'hui, du Club de Rome aux
écolos-décroissants, on n'a cessé de nous dire que nous consommons trop.
Mais il faudrait demander à ces censeurs « qui consomme? » et « qui
consomme quoi'? » et « pourquoi consomme-ton? ». Clouscard le montre
dans ce livre: « la consommation du surplus correspond au manque de
consommation du producteur ». La société évolue donc à deux vitesses, «
permissive pour le consommateur, répressive sur le producteur ».
Clouscard est le seul à avoir analysé la société de consommation et
ceci, ni de manière apologétique, ni sous l'angle moralisateur, mais
avec une analyse de classe (horresco referens).
À l'époque, les soixante-huitards paradaient. Aujourd'hui encore:
mais de gauchistes ils sont devenus simplement réactionnaires.
Aujourd'hui, nous en sommes aux lois Sarkozy, aux attaques contre la
démocratie sous couvert de « construction européenne ». Bouclant la
boucle, Clouscard écrit, en 1998
« Le néo-fascisme sera l'ultime expression du libéralisme social
libertaire, de l'ensemble qui commence en mai 1968. Sa spécificité tient
dans cette formule: tout est permis, mais rien n'est possible. A la
permissivité de l'abondance, de la croissance, des nouveaux
modèles de consommation, succède l'interdit de la crise, de la
pénurie, de la paupérisation absolue. Ces deux composantes historiques
fusionnent dans les têtes, dans les esprits, créant ainsi les conditions
subjectives du néo-fascisme. De Cohn-Bendit à Le Pen, la boucle est
bouclé : voici venu le temps des frustrés revanchards. » '
Critique de la raison sociologique
Comme Le Capital est une critique de l'économie politique, le
Capitalisme de la séduction est une critique de la raison sociologique.
Certes Clouscard était lui-même professeur de sociologie puisque, à
l'époque, les marxistes trouvaient (encore) dans la sociologie
universitaire un refuge, la faculté de philosophie étant la chasse
gardée de l'idéalisme, mais cela ne l'a pas empêché d'être sans
complaisances pour ses confrères. Jugez plutôt:
« Nous n'avons entrepris ni un travail de sociologue ni un travail
d'expert. Rappelons que nous cherchons à définir les figures
phénoménologiques de l'initiation mondaine à la civilisation
capitaliste. Aussi que l'honnête homme n'attende pas de nous le discours
culturel que justement nous cherchons à dénoncer. C'est-à-dire les
spéculations du sociologisme et de l'expertisme. Car à expert
contre-expert et à sondage contre-sondage. Nous récusons cette culture
scientiste et empirique
2. Michel
CLOUSCARD, Néo-fascisme et idéologie du désir, Éditions Delga, 2008.
qui a fonction
d'alimenter le confusionnisme de l'idéologie. »'
Cette critique
des cadres idéologiques de la recherche suscite bien souvent
l'incompréhension, voire la
censure. La
sociologie officielle, parfaitement quantitative, de Boudon à Bourdieu,
ne s'est pas gênée. Clous
card,
professeur de sociologie à l'université de Poitiers, auteur d'une
dizaine d'ouvrages, salués par des person
nalités aussi
diverses que Jean-Paul Sartre', Emmanuel Leroy-Ladurie', Vladimir
Jankélévitchh' ou François
Perroux- sera,
comme son maître et ami, Lucien Goldmann, qui s'était pourtant appliqué
toute sa vie à défi
nir les
conditions méthodologiques d'une sociologie de la connaissance,
littéralement expulsé du corpus uni
versitaire. Ni
l'un ni l'autre ne figurent aujourd'hui, pas même en notes, dans un seul
dictionnaire contem
3. Le
Capitalisme de Ici séduction, p. 161.
4. « La
méthode suivie met en relief des relations jusque-là inconnues ou mal
établies... L'ouvrage... est au commencement de travaux qui devront être
faits en commun par des groupes de chercheurs... Son grand mérite
revient à indiquer les meilleures conditions pour que l'histoire se
révèle concrètement pour ce qu'elle est: une totalisation en cours. »
(Sartre à propos de L'Être et le Code)
5. « OEuvre
monumentale... grand et beau travail. » (LeroyLadurie à propos de L'Être
et le Code)
6. a Je suis
fasciné par la rigueur de l'analyse qui vous permet de démonter les
mécanismes de la récupération capitaliste... » (.lankélévitch à propos
du Fricote et le Sérieux)
7. « Le livre
d'une vie [...] cet effort total et plénier [...] L'ampleur du sujet
voulait beaucoup de courage: on le lit en filigrane. » (Perroux à propos
de L'Être et le Code)
page8
porain de sociologie (nous en
avons consulté cinq, parmi les plus répandus dans le commerce'). Il faut
dire que ces ouvrages, reflets de l'université actuelle, purgée du
marxisme, citent à peine Marx, comme une bizarrerie, quand ce n'est pas
pour le présenter, comme le fait le Dictionnaire de sociologie de Jean
Étienne, au titre de « précurseur de l' "individualisme méthodologique"
» de Boudon, c'est-à-dire comme simple précurseur... de ses pires
adversaires ! Goldmann, sera, selon la même logique, à peine toléré dans
le champ littéraire, pour « ses beaux passages » sur Pascal ou Racine.
Même chose pour Lukàcs dont seule l'oeuvre
esthétique est couramment
accessible au lecteur francophone. Quant à Clouscard, il faudrait rien
moins qu'une révolution pour que les titulaires actuels de l'Université
française daignassent se rendre compte de son existence ! Voilà ce qui
arrive quand on ne veut pas
8. -- Sous la
dir. de Massimo BORLANDI, Raymond BOUDON, Mohamred CHERKAOUI, Bernard
VALADE, Dictionnaire de la pensée sociologique, PUF, 2005.
Raymond
BOUDON, François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie.
PUF, 1982, 7` éd. 2005.
- Sous la dir.
de Gilles FERREOL, Philippe CAUCHE, Jean-Marie DUPREZ. Nicole GADREY,
Michel SIMON, Dictionnaire de sociologie, Armand Colin, 1991.
Sous la dir.
de Raymond BOUDON. Philippe BESNARD, Mohammed CHERKAOUI, Bernard-Pierre
LECUYER, Dictionnaire de sociologie, Lamasse. 1989. (Goldmann y apparaît
néanmoins en bibliographie.)
-- Sous la dir.
de Jean ETIENNE. Françoise BLOESS. JeanPierre NORECK, Jean-Pierre ROUX,
Dictionnaire de sociologie. Ratier, 1997.
« traiter les
faits sociaux comme des choses » comme le préconisait Durkheim.
Sortons donc
Clouscard de notre bien ingrate aima mater et replaçons-le dans la
tradition des grands penseurs de l'aliénation: Marx dévoilant le «
caractère fétiche de la marchandise », Lukâcs étudiant la « réification
» et les conséquences de la division du travail
,pitaliste sur
les oeuvres de l'esprit, Lucien Goldmann analysant le technocratisme de
la « société capitaliste d'organisation » et ses diplômés analphabètes'
...
Ce que décrit
Clouscard, c'est peut-être le « stade suprême » de l'aliénation; il veut
montrer « comment l'innocence des premiers émois a pu en venir à
l'actuelle social-démocratie libertaire. Autrement dit, comment le désir
et l'imaginaire ont accédé au pouvoir culturel, pouvoir devenu
ministériel. » Il revient aussi à sa manière à un projet entamé par son
ami Henri Lefebvre, une analyse de la vie quotidienne, que les marxistes
avaient jusqu'à présent plutôt laissée de côté.
Un auteur
protéiforme
Dans cet
ouvrage-ci, Clouscard fait surtout rouvre de moraliste, au sens
d'analyste des moeurs. Mais sa critique du capitalisme ne saurait se
réc;uire à ce seul champ, puisqu'il investit également, dans d'autres
ouvrages, le terrain idéologique et politique. Notons
9. Lucien
GOLDMANN, Episiéniologie et philosophie politiyu. Denoel, 1978.
page 10
bien, à ce propos, que Le
Capitalisme de la séduction n'est que la première partie d'un triptyque
sur la société capitaliste contemporaine, les deux autres étant Critique
du libéralisme libertaire, que les éditions Delga viennent de
republier'° et La Bête sauvage".
Cette critique des moeurs a
suscité bien des incompréhensions, notamment sur la question de la
pilule et de l'avortement, alors que Clouscard les considère bien sûr
comme de grandes avancées sociales et morales, ne condamnant que la
récupération qu'en tire le néocapitalisme.
Mais en vérité, c'est aussi
le genre qui étonne : ce n'est pas parce qu'on écrit des satires qu'on a
les mêmes idées que Juvénal.
Lisons par exemple les pages
sur la maison de campagne en fin de l'ouvrage, Clouscard s'y révèle
également romancier - et quel romancier! au sens qui nous apparaît le
plus complet, au sens de Balzac voulant écrire de façon irréfutable «
l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des meurs »'-. Et à ce
jeu, il excelle tant dans la fresque que dans le tableautin. « L'anodin
est le révélateur de l'essentiel », dit-il, À ce moment les savants
râlent: c'est pourtant la base de toute pensée dialectique.
Mais pour bien comprendre l'oeuvre
du philosophe en tant que tel, et non simplement celle du critique du
10. Critique
du libéralisntc libertaire. Généalogie de la contre-révolution, Dclga.
2005. Titre original de l'ouv rare: De la modernité: Rousseau oit Sarire,
Éditions Sociales. 1985.
11. Éditions
Sociales, 1983.
12.
Avant-propos à la Comédie humaine, 1842.
rieJuUtr L i
capitalisme, on ne peut
parler du Capitalisme de la séduction sans évoquer également son
(naître-ouvrage, Le Traité de 1 'amour fou". Tristan et Iseult,
protagonistes majeurs de ce traité, apparaissent déjà en filigrane dans
les pages qui vont suivre; ils étaient déjà présents. aussi, dans L'Être
et le Code', son premier livre. Clouscard restera sans doute comme un
philosophe qui a toujours préféré l'amour à sa copie, Tristan à Don
Juan, l'amour fou à la séduction de classe et qui, rejetant le féminisme
comme la phallocratie, pose en même temps les bases de l'amour fou et du
contrat social.
L'avenir dure longtemps
Une fois n'est pas coutume,
Le Capitalisme de la séduction fut salué tant par le grand public que
par quelques représentants de la critique « avertie ».
Ainsi, Vladimir Jankélévitch
écrivait: « Le Capitalisme de la séduction est un chef-d'oeuvre.
L'acuité de la critique sociale, la profondeur et le sérieux de la
pensée morale, sans compter le style, toujours incisif ou percutant
selon les cas, vont bien au-delà de cette espèce de journalisme
philosophique qui tient lieu de philosophie à nos contemporains. Merci
de m'avoir envoyé ce livre lucide et salutaire. »'-'
13.
Scanéditions, Éditions Sociales. 1994.
14. Éditions
Mouton, Paris. 1972. Réédition: Éditions L Harmattan. Paris, 2004.
15. Lettre à
l'auteur datée du 16 octobre 1981. La correspondance
de Couscard n'est malheureusement pas encore publiée.
page 12
La presse ne s'est pas
trompée non plus sur la portée de l'ouvrage. L'Huinanité écrivait: «
Michel Clouscard comble, en toute légitimité, un vide en appliquant à la
société française un modèle théorique qui n'est pas sans parenté avec
celui de la découverte de l'inconscient par la psychanalyse. »"'
À l'époque où Jankélévitch
fustigeait le « journalisme philosophique », force est de constater que
Clouscard pouvait encore dire son fait dans l'arène.
Pour
preuve, cette émission d' « Apostrophes » du 26 mars 1982 où il se
retrouva face à Jacques Séguéla, comme Socrate jadis avait pu croiser
les sophistes Protagoras ou Gorgias au coin des rues d'Athènes.
Mais la condamnation à mort
du philosophe ne sera, cette fois, que médiatique. Clouscard ne
reviendra pas sous les projecteurs de sitôt. Cette republication est
néanmoins l'occasion de le faire apparaître en pleine lumière, celle qui
jaillit naturellement de ces pages, où chevauche, altier, l'Esprit.
Aymeric Monville
à Dominique
Pagani,
à qui
l'auteur doit beaucoup.
Poster, flipper, juke-box? Teen-agers. Une classe d'âge fait ses
classes. École de la vie. Disciplines d'éveil. Exercices de pionniers.
On les prend en main, par la main. Ce n'est pas bien difficile: il
suffit de glisser la pièce. Et d'appuyer sur le bouton.
Premiers émois. La quotidienneté se balise de repères familiers,
complices, chaleureux. On se retrouve. On se reconnaît. Autour du
flipper et du juke-box. Les messages s'envolent. Remettra-t-elle le
groupe qu'il aime ?
Ah ! les mots jolis qui font tilt: poster, flipper, jukebox... Le
phonème fait déjà la chanson, l'accent tonique la musique. Les mots qui
font les choses, celles du rêve. Tout près. Et prêt-à-porter.
Première dynamique de groupe. Elle va nous mener loin, très loin.
Spontanée, informelle, innocente. Le free et le flipp.
Ces petits usages et objets anodins, d'une insignifiance telle qu'ils
sont au-c?essoi's de tout soupçon, sont au commencement du rituel
initiatique à la civilisation capitaliste.
Et magie, totem, potlatch, échange symbolique. Ethnologie... du plan
Marshall.
Des énoncés aussi gros et simplistes vont faire frémir tout honnête
homme. Mais ce n'est pas tout. Nous allons en rajouter: nous voulons
en venir à une anthropologie de la modernité. Et celle-ci sera un
traité de la frivolité.
Nous suivrons la vieille entremetteuse. La mode, si vous préférez.
Le prêt-à-porter du désir. Comment la fesse fait signe? Et
comment le signe fait le désir`?
Nous entreprendrons un petit tour du monde, celui de la mondanité.
Nous nous glisserons chez Castel et Régine. Plus rien de la jet-society
ne nous sera étranger. Nous irons au Club. Au Club Méditerranée et à
Ibiza. Au bal du samedi soir, aussi. Où sont les midinettes d'antan?
Psychédélique, sono, whisky-coca.
Quelle est la tenue de rigueur du rigorisme libéral et permissif? Que
faut-il dire et faire à sa première fumette? Sur quel ton faut-il
disserter du bon usage de la drogue?
Nous étudierons la savante drague de l'antiphallocrate: ne jamais
oublier qu'une femme libre a été une jeune fille rangée.
De même que « la comtesse a toujours trente ans pour le bourgeois »,
le révolutionnaire de la bourgeoise aura toujours les cheveux longs. Et
comme le snobisme est joli lorsqu'il transgresse et qu'il casse! Et le
rock, le disco. le reggae... Vous aimez`.'
Nous suivrons la bande, de sa première surboum à sa dernière
magouille. Comment l'animation machinale devient-elle le destin des
animaux-machines?
Nous proposons une somme de la frivolité enfin prise au sérieux. Nous
prétendons que son concept est devenu nécessaire à l'explication de la
nouvelle lutte des classes. Et la récente utilisation idéologique du mot
doit nous inciter à une fondamentale mise au point.
C'est le frivole qui permet d'accéder à la totale compréhension du
sérieux. La dialectique du frivole et du sérieux rendra compte des
rapports du procès de production et du procès de consommation. Il
faut proposer le lien dialectique, le pont entre deux univers
qui s'ignorent. Lien que tout le savoir de la modernité a mission
idéologique d'occulter. Nous devons dire l'inconscient de l'inconscient
de la psychanalyse: ce que celle-ci doit oublier, cacher pour
fabriquer ou justifier les idéologies tendanciellement dominantes.
Nous devons établir comment l'innocence des premiers émois a pu en
venir à l'actuelle social-démocratie libertaire. Autrement dit,
comment le désir et l'imaginaire ont accédé au pouvoir culturel,
pouvoir devenu ministériel.