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Le Centre Pompidou propose une traversée inédite de l’œuvre de
l’artiste allemand Anselm Kiefer. Cette rétrospective, la première en
France depuis trente ans, invite le visiteur à parcourir toute la carrière
de Kiefer, de la fin des années 1960 à aujourd’hui, avec cent cinquante
œuvres dont une soixantaine de peintures choisies parmi les chefs-d’œuvre
incontournables. L’œuvre de Kiefer invite avec intensité le visiteur à
découvrir des univers denses et variés, de la poésie de Celan à la
philosophie de Heidegger, des traités scientifiques à l’ésotérisme.
Installations et peintures monumentales voisinent avec des œuvres sur
papier et des objets à la résonance plus intime.
Entretien avec Anselm Kiefer par Jean-Michel Bouhours, Conservateur,
chef de service des collections modernes, musée national d’art moderne,
commissaire de l’exposition
Jean-Michel Bouhours - Votre dernière exposition rétrospective à Paris
remonte à 1984, une exposition conçue en Allemagne et présentée au musée
d’art moderne de la Ville de Paris...
Anselm Kiefer - Il ne s’agissait pas d’une « rétrospective » parce que
j’étais encore trop jeune pour cela.
JMB – L’exposition du Centre Pompidou invite pour la première fois en
France à découvrir l’ensemble de votre œuvre. Quelles sont vos attentes
vis-à-vis de cette exposition ?
AK – D’abord, c’est très contraignant de faire une rétrospective parce
qu’il faut revoir les anciens tableaux, revenir sur le passé. Je préfère
regarder le futur. Mais il y a des surprises : on voit les œuvres
différemment après toutes ces années, la vision change, le public aussi.
Je deviens moi-même spectateur de tableaux que j’ai peints il y a plus de
quarante ans. Mon idée du temps est que plus on retourne vers le passé,
plus on va vers le futur. C’est un double mouvement contradictoire qui
étire le temps...
JMB – Le principe de l’exposition est, me semble-t-il, un exercice
difficile pour vous : sortir les œuvres de l’atelier alors que votre mode
opératoire consiste plutôt à les retenir, voire à les enfouir
temporairement pour que le temps fasse aussi son travail...
AK – Au contraire, ça m’aide beaucoup. J’aime exposer mes œuvres. Par
exemple, à Barjac, j’ai même construit des bâtiments pour exposer mes
tableaux. Je trouve absolument nécessaire qu’ils sortent de l’atelier. On
peut alors voir ce qui est faux, ce qui est bien.
JMB – Nécessité de la séparation avec l’œuvre, du regard des autres ?
AK – Je dirais même de la collaboration avec les autres.
JMB – Miró avait utilisé l’expression « assassiner la peinture » à un
moment où il cherchait à introduire le réel dans sa peinture, sous la
forme de minéraux et notamment de sable. Voyez-vous une filiation entre
votre travail et ces avant-gardes historiques ?
AK – L’anti-art... À la fin des années 1960, quand j’étudiais à
l’académie des beaux-arts de Karlsruhe, j’avais arpenté tous les ateliers
pour les inciter à arrêter de peindre ! Parfois, il faut savoir adopter
une posture radicale pour pouvoir recommencer.
JMB – Les systèmes hermétiques, l’alchimie ou la Kabbale, leur
symbolique des matériaux ont enrichi votre peinture, en introduisant de
nouveaux matériaux : le plomb, la cendre, la chimie électrolytique...
AK – Lorsque j’étais étudiant à Fribourg, j’ai utilisé de la
nourriture, des pâtes, j’ai collé les pâtes sur la toile avec du vernis à
ongles. C’était un peu pervers, n’est-ce pas ? Mais c’était pas mal. J’ai
aussi utilisé des lentilles, des œufs... Cela fait très longtemps. J’ai
travaillé avec des matériaux non conventionnels bien avant les années
1980. Je ne suis pas un peintre de l’art pour l’art. Je ne fais pas de la
peinture pour faire un tableau. La peinture, pour moi, c’est une
réflexion, une recherche [...] et pas une recherche sur la peinture.
J’étais très heureux, par exemple, quand j’ai découvert la mythologie
juive à Jérusalem, et en même temps l’alchimie, parce que la Kabbale et
l’alchimie se rejoignent... Je voyais enfin une raison de peindre. L’une
de mes motivations pour peindre, c’était aussi l’histoire allemande.
C’était une recherche sur moi-même, sur ce que je suis, où je suis né,
etc. Et puis après j’ai cherché une autre raison parce qu’il me fallait
toujours une raison. Je ne peux pas faire une peinture pour que ce soit
une peinture. Matisse n’a pas fait de la peinture pour la peinture.
JMB – L’autoportrait est une question qui surgit à deux moments dans
votre œuvre. Fin des années 1960, avec la série des « Occupations » et des
« Symboles héroïques », vous endossez, vous incarnez ce que vous
considérez être votre responsabilité vis-à-vis de l’histoire. Dans les
années 1980, non plus « droit dans vos bottes », vous êtes couché dans une
posture de yoga dite « du cadavre ». De l’un à l’autre de ces moments,
n’est-ce pas toujours le travail du deuil ?
AK – En effet, c’est un travail de deuil mais c’est aussi un travail «
dada »... Parce que quand j’ai la main levée, c’est un peu comme
Chaplin... Ce n’est pas seulement sérieux, c’est aussi... comment dit-on ?
JMB – De la dérision ?
AK – Oui, une parodie, une satire... En revanche, lorsque je suis
allongé dans cette posture de yoga, c’est en lien avec le bouddhisme, avec
le sentiment d’être englouti dans la nature qui se reforme. Tu meurs, ton
cadavre se dégrade dans la nature et nourrit l’arbre. C’est plus lié à la
question des cycles biologiques, de l’histoire du cosmos, oui c’est ça,
l’histoire du cosmos.
JMB – Vous êtes récemment revenu à l’histoire allemande avec «
Morgenthau Plan », travaux que l’on a vus voilà trois ans à la galerie
Gagosian...
AK – C’était une sorte de désespoir parce que j’avais peint des
tableaux de fleurs, j’aime tellement les fleurs, des fleurs partout...
Mais j’avais des remords et la combinaison avec le « Morgenthau Plan » a
donné à l’ensemble une autre tournure, plus cynique. Morgenthau [NDLR :
secrétaire d’État américain au Trésor sous la présidence de Franklin
Roosevelt, concepteur d’un plan visant à empêcher l’Allemagne de redevenir
une puissance militaire après la guerre] voulait que l’Allemagne devienne
un État agricole et rien d’autre. C’est un peu le rêve des Verts
aujourd’hui : les fleurs, le blé... Il y a du cynisme chez moi à vouloir
traiter un épisode effrayant de l’histoire de la fin de la Seconde Guerre
mondiale sous la forme d’un hymne à la beauté de la nature.
JMB – Il y a effectivement un fort contraste...
AK – Contraste ? C’est trop...
JMB – ...faible ?
AK – Professionnel ! Non, c’est plutôt que j’ai ainsi redonné une
raison d’être à des tableaux.
JMB – La question du cycle et du cosmos est fondamentale dans votre
œuvre. Vous associez le processus de la création artistique à celui de la
destruction et de la ruine...
AK – Oui, le cycle. Pas comme dans le catholicisme ou dans le
communisme : il ne s’agit pas d’une ligne qui monte vers le paradis comme
ça [geste vers le haut]. Ça c’est une idée eschatologique. Les catholiques
ont un paradis, le communisme ça mène au paradis, c’est la fin de
l’histoire. Pour moi c’est impossible. Pourquoi la fin quand on ne connaît
pas le commencement ? Qu’y avait-il avant le Big Bang ? Plusieurs Big Bang
? On n’en sait rien.
JMB – Dans l’exposition, une salle est consacrée à des vitrines. Vous
aviez réalisé certaines d’entre elles à la fin des années 1980 en
Allemagne, un ensemble installé aujourd’hui à Höpfingen, l’un de vos
anciens ateliers. Sont-elles comme une installation définitive et
permanente ?
AK – Oui pour toujours, elles resteront là.
JMB – On ne pouvait donc pas les exposer à Paris ; par conséquent, vous
avez décidé de relancer un cycle de création ?
AK – D’abord, je voulais faire un grand corridor avec l’Arsenal [NDLR :
l’Arsenal regroupe les éléments, les matériaux stockés par Anselm Kiefer,
susceptibles d’être ultérieurement utilisés dans ses œuvres], j’ai mis de
l’ordre dans ma collection de choses, d’aquarelles, de toutes sortes de
trucs. Cet ordre a mené aux vitrines. J’ai pensé que ce n’était pas bien
de montrer l’Arsenal, je ne voulais pas montrer mes outils de cette façon.
J’ai préféré utiliser l’ordre de ces collections pour réaliser des
vitrines, en sélectionnant des objets qui réagissent l’un avec ou contre
l’autre et me donnent des idées.
JMB – La vitrine vient du cabinet d’amateur, la modernité en a beaucoup
joué, des surréalistes à Joseph Beuys... Que représente la vitrine dans
votre œuvre ? Pourquoi une vitrine plutôt qu’un tableau ?
AK – La vitrine, c’est comme un aperçu.
JMB – Un trait d’esprit, une fulgurance ?
AK – Un court-circuit. Lorsque je me promène dans mon atelier le soir,
un peu fatigué, au moment où je ne travaille plus, je ne suis plus dans
une logique, mais dans un autre monde : je vois mon atelier, je me promène
dans mes cerveaux. Je vois les synapses... La vitrine, c’est un détail ou
un Ausschnitt...
JMB – ... un prélèvement, un extrait...
AK – ... et les synapses se rencontrent. C’est ça, oui.
JMB – Vous avez parlé de l’Arsenal comme d’un enfer, une relégation de
rebuts de la société, d’objets éliminés et qui attendent une rédemption...
AK – La rédemption, c’est la découverte. Je découvre une chose, je
découvre une autre chose, je les mets ensemble et parfois c’est une
réussite parce que ça fonctionne.
JMB – Est-ce à dire qu’elles se chargent de sens ?
AK – Voilà. On a cherché longtemps l’entrée de l’enfer. Certains l’ont
cherchée à Naples, au Vésuve, etc. Ils cherchaient vraiment et étaient
déçus de ne pas la situer géographiquement. Puis, la science, Newton, tout
cela est arrivé, et maintenant on ne cherche plus...
JMB – Dans le Forum, le hall d’entrée du Centre Pompidou, nous montrons
une installation proche de ce qui a été édifié à Barjac. Cette œuvre fait
penser au cinéma, à une sorte de grande cabine de projection avec ses
bandes, ses rubans d’images...
AK – « Steigend, steigend, sinke nieder. » [« En montant, en montant
vers les hauteurs, enfonce-toi dans l’abîme »]. Ce titre vient d’une
citation de Goethe dans Faust, lorsqu’il descend chez les mères [NDLR :
mystérieuses divinités souterraines]. J’ai collé toutes les photos que
j’ai faites depuis que je fais des photos sur des rubans de plomb. Comme
des films, mais c’est paradoxal parce que la raison d’être d’un film c’est
d’être transparent, de laisser passer la lumière pour être projeté.
Collées sur le plomb, ces images ne sont plus visionnables, visibles.
C’est l’exposition de ma vie parce que ce sont des photos que j’ai prises
tout au long de ma vie, des milliers de photos. Et pourtant je les cache,
c’est un cache.
JMB – La pièce n’est pas visible de l’extérieur, contrairement au
cinéma où justement la transparence du ruban fait que l’image s’échappe,
se projette à l’extérieur...
AK – Ce n’est pas une projection, c’est une introspection pourrait-on
dire.
JMB – D’une manière générale, y a-t-il un dessein, un but
eschatologique, une représentation de la fin des temps dans votre œuvre ?
AK – On en trouve des citations : Ragnarök par exemple. Dans les mythes
nordiques, Ragnarök c’est la fin du monde. Mais pour moi, il ne s’agit pas
de la fin, mais plutôt de cycle. Aujourd’hui, on est inquiet des
changements, des animaux qui disparaissent, des bouleversements de la
nature. Pourtant, il y a trente millions d’années, une météorite a fait
périr les trois quarts des espèces existantes. C’était une perte de
presque tout le vivant et cependant une autre évolution commençait, dont
nous ignorons encore tant de choses... Un poète autrichien, Adalbert
Stifter, décrit les pierres comme si c’était des hommes et les hommes
comme si c’était des pierres*. Les pierres peuvent avoir une conscience
que nous ne comprenons pas. Un biologiste m’a raconté un jour ses
expériences sur les plantes et la musique : dans une serre, à l’aide de
haut-parleurs, d’un côté il a fait jouer la musique de Mozart, de l’autre
du disco. Les plantes se sont tournées vers Mozart... Cela ne veut pas
dire qu’il faut préférer Mozart mais plutôt que les plantes entendent et
discernent.
JMB – Le Centre Pompidou a consacré récemment une exposition à l’œuvre
de Le Corbusier. Au moment clé où vous vous êtes construit comme artiste,
vous avez visité Ronchamp puis passé trois semaines méditatives au
monastère de la Tourette...
AK – J’ai vu la chapelle de Ronchamp en Franche-Comté quand j’avais 17
ou 18 ans. Trois ans plus tard, j’ai fait un séjour à la Tourette. Le père
du monastère, un dominicain, un intellectuel, était devenu l’ami de Le
Corbusier. Il n’était pas un fondamentaliste, il était ouvert et discutait
avec Le Corbusier, pourtant athée. Beaucoup de détails dans ce monastère
m’ont inspiré. Il y a notamment une terrasse avec un mur si haut que les
moines ne voient pas le paysage, ils ne voient que le ciel. [...] C’est à
la fois spirituel et cynique. Un bâtiment comme Ronchamp est tellement
inspirant, beau et radical, jusqu’à l’autoritarisme, une idée presque
fasciste. [...] Un artiste peut avoir ce type d’idées, comme Le Corbusier
qui voulait niveler Paris, mais si ça devient réel, c’est idiot,
monstrueux.
JMB – Et vous-même, une fois installé à Barjac, en 1993, introduisez
dans votre œuvre ce béton auquel vous a « initié » Le Corbusier ?
AK – Oui. À Barjac, j’ai utilisé le béton pur, brut de décoffrage.
Comme pour une sculpture : on fait une âme, un coffrage, on coule le béton
là-dedans, puis on le découvre, le processus reste apparent, c’est
intéressant. J’ai aussi utilisé des containers comme coffrages, pour créer
un mur. J’ai travaillé sans ingénieur, sans architecte, j’ai élevé des
bâtiments très hauts. Comme enfant, lorsque je jouais avec les briques des
ruines voisines de notre maison. Par exemple, l’amphithéâtre de Barjac,
qui est très grand, je voulais même que ça penche un peu... Il n’y avait
pas beaucoup de fondations et donc j’anticipais ce mouvement, mais
finalement ça se tient très bien. J’ai mis les containers et j’ai
commencé, sans fondations, avec un assistant ou deux, d’une manière très
primitive.
JMB – Vous faites peu référence aux sciences exactes. Sont-elles trop
peu poétiques à vos yeux ?
AK – L’exactitude de la science, c’est toujours une exactitude
préliminaire. Les sciences ne sont exactes qu’un certain temps, et à un
certain degré de connaissance. Puis, une autre théorie dément la
précédente. Mes tableaux, que je laisse exposés là, j’y cherche aussi
l’exactitude finale. La science m’inspire beaucoup, même si les sciences
sont aujourd’hui très séparées les unes des autres et les scientifiques
aussi. Ils ne parviennent pas à articuler les deux systèmes, le macrocosme
et le microcosme. Einstein n’y est pas parvenu et a cherché toute sa vie.
Nous cherchons une vision complète du monde. Pour cela, il faut une
prescience, une grande image.
Note * Adalbert Stifter, Cristal de roche, Pierres multicolores I, 1995
pour la version française, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss,
éditions Jacqueline Chambon