La dialectique de l'homme et de la femme, alliant dès
l'origine l'altérité de sexes, se révèle puissamment unifiante pour la
société tout entière, lui donnant d'advenir, de s'ouvrir à un avenir.
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Les deux dialectiques développées par Fessard * peuvent
être synthétisées par le tableau ci-contre.
Ces deux dialectiques ainsi schématisées n'opèrent pas
indépendamment l'une de l'autre. Elles ne sont jamais chimiquement pures.
Elles interfèrent constamment et travaillent l'une et l'autre, en
profondeur, la société. La question se pose de savoir quelle est la plus
fondamentale, la plus structurelle, à l'origine de la société, selon le
critère énoncé par Fessard, à la suite de Marx « L'unité de la société
humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique
et économique se mettent en interaction réciproque, chacun se faisant
alternativement moyen et fin par rapport à l'autre 2. » A première vue
historique, la dialectique maître-esclave, instaurant un violent rapport
de forces semble triompher, et même venir à bout de la dialectique de
l'homme et de la femme. Ne faisons-nous pas le constat historique
affligeant de la domination violente de l'homme sur la femme ? Le sexe dit
fort profitant de sa supériorité physique, ne manifeste-t-il pas une
tendance récurrente à réduire le sexe dit faible à un rôle d'esclave ? La
guerre des sexes tout au long de l'histoire semble montrer que c'est bien
la lutte violente qui a le dernier mot. Et ce n'est pas le féminisme quand
il est compris comme une revanche du sexe faible sur le sexe fort qui
aidera à sortir de la violence, puisqu'il ne fait que retourner la
situation. Le féminisme historique semble se présenter comme un
interminable règlement de compte des femmes à l'égard des hommes3. Fessard
ira jusqu'à dire que même si historiquement ce constat est indéniable, il
n'empêche qu'on n'a déjà plus à faire à une pure relation maître-esclave.
Le rapport des sexes, fût-il violent, est comme
travaillé de l'intérieur par une autre logique, qui intègre de fait
l'altérité, et qui la convertit en rapport de don et de reconnaissance
d'amour. Malgré l'opacité de l'histoire, ce serait donc bien la
dialectique homme-femme qui serait première. En effet, la dialectique
maître-esclave est radicalement insuffisante pour penser l'engendrement du
corps social. D'ailleurs, comment justifier que l'affrontement violent
initial ne s'achève pas par la mort du plus faible, auquel cas «la lutte
n'aurait été qu'un fait divers de la jungle t » ? D'où vient cette
retenue, ce scrupule devant la suppression de l'autre? Et si l'esclave
demande grâce, c'est qu'il espère encore, lui aussi, quelque chose de son
vainqueur.
Cela nous conduit à penser que la dialectique
maître-esclave n'est intelligible comme puissance d'engendrement social
qu'interprétée à la lumière de la dialectique homme-femme. La dialectique
homme-femme serait plus originaire que la dialectique maître-esclave. « La
relation homme-femme est, on le voit, à la fois "base établie" à toute
autre relation sociale et promesse de réunification ou réconciliation
par-delà les concurrences et luttes diverses qui tissent aussi
l'histoire2. » Sans elle, aucun lien social n'est pensable. Pour qu'un
rapport de forces s'instaure, encore faut-il qu'un lien d'humanité existe
au préalable, qu'une unité plus originaire le rende possible. « La
générosité et la fécondité de la dialectique homme-femme est'l'horizon de
tout déchirement et de toute lutte. Elle est aussi la condition
d'actualité de toute réconciliation puisqu'elle révèle en acte la
communion originaire 3. » La dialectique homme-femme serait donc plus
originaire que le rapport de forces, la recherche du pouvoir, ce qui
s'oppose à la thèse de Michel Foucault. L'horizon de la communion n'est
pas un voeu pieux, simplement idéaliste, puisque celleci est révélée comme
étant plus originaire que le conflit.
* G. FESSARD, L'Actualité historique, t. I, « Le mystère
de la société. Recherche sur le sens de l'histoire », Paris, Éd. Culture
et vérité, 1960, p. 169.
1. Le tableau s'appuie sur le texte central dans lequel
Fessard expose ces dialectiques : L'Actualité historique, t. I, « Le
mystère de la société. Recherche sur le sens de l'histoire », Paris,
Culture et vérité, 1960, p. 163-170, notamment page 166. Pour plus de
détails, outre le texte de Fessard, nous renvoyons aux synthèses anciennes
mais très éclairantes d'Édouard Pousset, notamment l'article « homme » du
Dictionnaire de spiritualité, Vlvl, Paris, Beauchesne, III. « Réflexions
actuelles sur l'homme », col. 637-646, ou encore l'article « Luttes des
classes et société », Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, 44, 15
octobre 1972. On peut enfin consulter dans la collection «Que-sais
Que-sais-je ? », n° 363, chez PUF, la synthèse de C. BRUAIRE, La
Dialectique, 1985, p. 109-114.
2. Cité par E. PoussET, s. j., Un chemin de la foi et de
la liberté, polycopié de la faculté de théologie de Fourvière, 1971, p.
25.
3. À ce sujet, le moment est peut-être venu de poser des
actes solennels de repentance. L'homme pourrait demander pardon à la
femme, pour les siècles de misogynie, de rapports de forces, de domination
qu'il a imposés à la femme, comme l'a suggéré Jean-Paul II dans sa Lettre
aux femmes, 1995, § 5.