LA FRANCE ET L'EUROPE sont
victimes d'une grande illusion : tout le monde peut vivre avec tout le
monde. La vie en commun n'exige rien en commun, ou du moins
rien de substantiel en commun : les différences ne font pas de
différence. La vieille politique qui distinguait « nous » et « les
autres » est dépassée. Désormais, l'autonomie est la règle, l'héritage
est un fardeau, vive le métissage, la diversité est une bonne chose en
soi. Au fond, il n'y a que deux catégories légitimes : l'individu et
l'humanité. Celui qui aime les siens trahit les droits de l'autre.
Ces attachements qu'on tenait pour naturels sont suspects - n'est-ce
pas de la xénophobie ou du racisme? Les vieilles nations d'Europe ont
vocation à s'ouvrir à tous les vents et à former un ensemble qui
s'ouvre à tous les vents. Elles ont vocation à disparaître au bénéfice
d'une forme politique inconsistante. En somme, pour que les hommes
vivent ensemble comme il faut, il convient de les détacher les uns des
autres.
Que reste-t-il alors pour lier
politiquement les hommes? La réponse résonne sur les ondes et dans
tous les lieux officiels : ce sont les fameuses «valeurs» que
rabâchent nos hommes politiques sous la tutelle et la surveillance de
ceux qui font l'opinion dominante : les droits de l'homme, la
tolérance, le pluralisme, la laïcité... Le bon citoyen de jadis était
attaché à son drapeau, à sa terre, à sa langue, à l'intérêt de son
pays. Le bon citoyen d'aujourd'hui doit s'attacher à l'égalité, à la
diversité, à la neutralité... Sans doute les valeurs formelles, pourvu
qu'elles soient bien comprises, ont-elles des vertus - elles sont
partie prenante de la société libérale - mais peuvent-elles suffire?
Que donnent-elles à aimer? À s'en tenir là, un Français ne se
distingue guère d'un Suédois, ou un Européen d'un Taïwanais. Si l'on
pousse jusqu'au bout, l'idéal est de devenir un citoyen du monde, avec
pour bagages le souci de soi et un anglais passe-partout.
Il s'ensuit que la France nouvelle,
l'Europe nouvelle se font ou se défont sur les décombres du passé. Il
s'agit de refaire les choses à neuf sur un terrain vierge. Le
Président Chirac a pris la tête de ceux qui refusent que le projet de
Constitution pour l'Europe fasse mention de son héritage chrétien. Le
présent réécrit le passé. Voici ce que disent nos grands historiens :
« Le christianisme occidental a été, il reste la composante majeure de
la pensée européenne, même de la pensée rationaliste» (Fernmortsand
Braudel) ; « La matrice institutionnelle de l'Europe, c'est la
chrétienté latine » (George Duby) ; « C'est l'Église latine qui donne
le mieux un contour réaliste à l'entité européenne » (Jean Favier). Il
n'empêche, notre Président n'a peur de rien, il gomme le passé. C'est
que la Turquie doit venir, qui appartient à une autre civilisation. Si
elle entre dans l'Union européenne, comme la plupart des dirigeants
européens disent le souhaiter, le projet européen achèvera de se
dissoudre.
L'histoire de France doit également
être réécrite. Le point de vue qui domine est un point de vue
supérieur qui cultive le vil plaisir de dénigrer. La vieille France
est à peine la France (elle n'a duré, il est vrai, que treize
siècles), la vraie France naît avec la République. Le rapport Stasi va
jusqu'à écrire : « La France a érigé la laïcité au rang de valeur
fondatrice. » Jeanne d'Arc, sans doute, n'était pas française. Il est
vrai que si elle aimait chrétiennement les Anglais, elle les préférait
chez eux.
La question de l'islam
De cette manière de voir, il suit
également que la question de l'islam en France ne doit pas être
traitée de front. L'antichristianisme se porte bien mais tout point de
vue sur l'islam doit s'entourer de mille précautions. Le débat récent
a bien fait le tri de la manière que souffle l'opinion dominante :
l'islamisme fait problème parce qu'il met en cause « les valeurs de la
République », l'islam est le bienvenu, il est du côté de la «
diversité », il est, dixit M. Juppé, une « grande religion de France
». Si ces propositions sont justes, il faut en déduire ceci: cette
situation inédite dans l'histoire de la France, et de l'Europe - où
s'opère non une simple immigration mais une grande migration entre les
rives de la Méditerranée, et où s'installe une population dont la
religion est étrangère à la tradition des pays qui l'accueille et va
de pair avec tout un système de moeurs - ne doit être envisagée et
traitée que sous l'angle des règles formelles. Or ce n'est nullement
porter atteinte à la considération que l'on doit à tout musulman en
tant que personne, ce n'est nullement être insensible à ce que peut
avoir de noble la piété ou la ferveur musulmane que de considérer
cette manière de voir comme de l'angélisme ou de l'aveuglement. La
question est difficile - il y a un état de fait, l'islam, s'il a son
unité, il n'est pas un bloc - mais ce qu'enseigne l'histoire et qui
vaut donc jusqu'à nouvel ordre c'est ceci : les hommes ne sont pas des
anges, le nombre produit des effets de seuil, l'attitude de l'islam
dépend du rapport des forces, un pays qui brade sa nationalité et qui
se réduit à des règles formelles se désarme.
Quoi qu'il en soit, nous sommes
supposés être en démocratie : c'est au peuple, éclairé par un débat
loyal, de décider. Or qu'il s'agisse de ,l'Europe ou de l'immigration,
nos élites veillent à le mettre hors jeu le plus possible et à
intimider le débat public. La démocratie contemporaine est bonne fille
: au nom des droits individuels, les citoyens se voient dépossédés du
droit de décider avec qui vivre ensemble politiquement. L'ami du genre
humain doit renoncer à son « chez soi ». Désormais il est inconvenant
que s'exprime « cette dimension fondamentale et noble de la nature
humaine qu'est l'amour des siens » (Leo Strauss). Le seul et dérisoire
exutoire est le chauvinisme sur les stades. De fait, il est douteux
que la grande masse du peuple français ou des peuples d'Europe aspire
à devenir des semi apatrides. Et il est hasardeux de forcer la main
des peuples.
Cependant il y a le référendum à
venir et qui est peut-être une dernière chance. Le discours officiel
fera de son mieux pour détourner l'attention : la question turque est hors-sujet (comme si la nature de l'Europe était indépendante de ceux
qui sont partie prenante) ; ce traité est meilleur que le précédent
(certes, mais ce n'est pas vraiment la question). Le véritable enjeu
est celui-ci: soit la continuation du processus aveugle en cours, soit
une crise, c'est-à-dire l'unique moyen aujourd'hui de faire une pause
pour repenser l'avenir commun. Et le moyen aussi pour le peuple de
reprendre quelque peu la main.
PH. B.