Après le bonheur d'exposer dans la
plus belle et la plus prestigieuse galerie des États-Unis et dans la
plus ancienne et la plus grande galerie du Canada, je suis heureux de me
retrouver, Messieurs et chers Amis, parmi vous.
Je ne viens pas souvent. Mais je vous
aime bien. Une part de mon honneur est ici. Et c'est pourquoi il me
peine, étant attentif à l'ordre du jour de nos réunions, de ne pas y
avoir vu la trace d'un souci qui à mes yeux devrait être le vôtre, le
nôtre : je veux parler de notre rôle, de notre action possible au sein
de l'Europe de demain.
Il ne s'agit pas pour nous de faire de
la politique, mais de manifester notre présence, notre existence, notre
raison d'être, notre alarme, notre refus.
je sais qu'il nous est difficile
d'infléchir les politiques de l'État. Nos Ministres ne nous reçoivent
pas, ne nous écoutent pas, ne nous répondent pas. Toutefois, en face de
fonctionnaires provisoires, nous représentons une force, une tradition
-je dirais une élite - qu'il est de notre devoir de mettre au service de
la nation, au service de tous les hommes et de toutes les femmes de
France et même d'Europe, puisqu'il est avéré que la France - ce fut sa
vocation tout au cours des siècles - est par excellence un pays de
culture.
Répondant à une enquête dans le
journal Le Monde en janvier 1976, je déclarais: « Ce qui fait
aujourd'hui l'Europe, c'est qu'elle est liée fondamentalement - et on le
souhaite irrévocablement - à la notion de personne, élaborée à Nicée en
325. C'est à partir de cette même notion que l'Europe doit se faire et
non à partir de structures économiques dérisoires.
L'Europe que nous souhaitons n'est pas
une Europe matérialiste, c'est une Europe sensible et humaine », et
j'ajoutais dans la revue Paradoxes en septembre 1978 : « Tant que
l'ordre culturel ne l'emportera pas sur les ordres économique et
politique, il n'y aura pas de vraie civilisation. »
Devant le vide offert à cette pensée
solitaire, rien ne pouvait me conforter davantage que les propos du
Président de la République grecque, le Président Constantin Tsatsos
répondant fin avril à Jean-Marie Benoist : « On a commencé par
l'économique dans la construction européenne. Ma conception est tout à
fait opposée . la culture constitue la base, puis vient le politique,
puis l'économique. »
Quelle leçon, Messieurs, pour les
hommes politiques de France que cette attitude du Premier des Grecs,
alors que son pays est le dernier à entrer dans la communauté ! Quelle
leçon aussi pour tous les autres pays ! Comme le dit Le Roy Ladurie: «
Quand la Grèce entre en Europe ce n'est pas seulement de l'huile d'olive
et des raisins secs, c'est Eschyle, c'est Platon » Cela est vrai, mais
ce qui est plus vrai encore, c'est que notre culture à nous est vivante.
Elle ne s'est pas arrêtée à Platon, et c'est pourquoi un certain nombre
d'esprits - peu nombreux il est vrai - s'insurgent devant la carence des
politiques à l'égard de la conscience culturelle de notre continent.
je ne sais si sont fondées les
craintes de ceux qui ne veulent voir dans la future Europe confédérale
qu'un prolongement économique et politique des États-Unis. Cela ne nous
concerne pas ici. Mais ce qui nous concerne c'est l'envahissement
d'un messianisme matériel qui affecte nos moeurs dans ce qu'elles ont de
plus profond et de plus quotidien, qui affecte le style de notre
société, notre langue, notre morale, notre culture. Il s'agit aussi
de tout le climat de technocratie sociale et économique qui depuis
quelques années s'empare partout de la vie publique et de
l'administration. Pierre Emmanuel dénonçait récemment cet état de fait :
« La multiplication des colloques internationaux n'est pas l'effet d'une
mode, c'est la mise en place de l'instrument d'élaboration d'un système
universel. Ces colloques réunissent tout ce qui compte dans la société
de production en vue d'une réflexion sur ses pratiques. Il n'y est
jamais parlé de valeurs et l'on n'y rencontre ni artistes, ni
philosophes, ni théologiens, tous supposés incompétents. » « Au
demeurant », ajoutait-il, « l'activité culturelle, regardée comme un
simple reflet de la sphère de production, est passée aux mains
d'administrateurs qui en font une annexe de la politique ».
C'est contre cette Europe qu'il faut
agir. Cette Europe qui oublie que la finalité humaine c'est la culture.
Cette Europe qui a relégué au second Plan la notion du progrès de
l'homme par la valeur presque mythique conférée au progrès économique.
Cette Europe, où l'accroissement de la richesse matérielle apparaît aux
gouvernants et à beaucoup de gouvernés, comme l'objectif suprême et le
fondement du bonheur universel.
Je le dis tout net: « Il ne peut y
avoir de politique européenne en dehors de la recherche et du maintien
de la primauté spirituelle et culturelle de la France en Europe. »
Mais où donc est la présence du monde
de l'art et des lettres, de la pensée et des sciences sur les listes des
quatre formations majeures qui engagent à elles seules, le destin de la
France ?
Je n'ai trouvé que 4 représentants de
l'esprit sur 324 noms ! N'est-ce pas éloquent ?
Oui, il me peine de ne voir sourdre,
non plus, aucune initiative de nos confrères de l' Académie française,
lorsque la culture ou la langue sont en danger. Seul, Pierre Emmanuel -
encore lui - s'est insurgé contre la confirmation de la suprématie de la
langue anglaise voulue récemment par notre Ministre de l'Éducation,
Beullac.
Il me peine, aussi, - vous
l'avouerais-je - de ne voir jamais nos efforts conjugués - péchant par
la même absence d'osmose et de concertation que celle de nos ministères
- alors que nous siégeons sous la même coupole, alors que nous
appartenons au même Institut.
Oui, il me peine, d'avoir entendu il y
a quelques semaines M. Paul Germain, notre confrère de l'Académie des
Sciences, souligner de son côté, avec amertume, que depuis que le
pouvoir s'est mêlé de l'avenir scientifique, l'accent autrefois mis sur
la recherche fondamentale, est orienté désormais vers les applications
pratiques, créant une crise de la culture qui dépasse le problème des
connaissances.
Et il me peine d'être seul ici avec M.
Georges Auric à m'inquiéter de voir s'élaborer une Europe sans âme et
seul avec lui à lancer un appel en faveur d'une « Union européenne
pour la Culture ».
Certes, le silence des hommes de
pensée sur l'Europe ne met pas en question la validité de leur pensée et
de leur sensibilité. Elle met en question la validité de l'Europe que
l'on nous fait, que l'on va nous faire.
Comment l'Académie des Beaux-Arts
peut-elle rester à l'écart d'une entreprise qui va engager autant la vie
de l'esprit que la vie matérielle de 185 millions d'hommes ? Comment
l'Institut tout entier qui rassemble tout ce que la France compte de
savoir et de dons, d'intelligence sensible et de sagesse peutil être
indifférent à l'évolution qui va se faire sous nos yeux, menaçant notre
langue, nos goûts, nos moeurs ?
Enfin oui. Il me peine de voir
notre assemblée toujours plus vivement orientée vers la défense du
patrimoine, vers le maintien de la tradition, en un mot vers le passé,
et montrer moins d'enthousiasme pour les actions qui engagent l'avenir
et le construisent.
Notre vocation n'est-elle pas double ?
A l'inverse des fonctionnaires et des
parlementaires de Bruxelles et de Strasbourg, nous sommes presque tous
ici des créateurs, ne l'oublions pas. Il nous appartient de prendre des
initiatives, d'élaborer des projets, en un mot de promouvoir. La
civilisation de demain résultera de nos oeuvres certes, mais aussi de
nos actes. Il y va de notre honneur de signifier par quelque façon et
quelque forme que ce soit, notre refus des conditions de vie qui se
préparent pour demain. Ne nous laissons pas réduire à la seule
dimension économique. Le discrédit jeté sur ce qui accentue la
souveraineté des nations risque de ruiner la souveraineté culturelle et
singulièrement celle de la France. Ne nous laissons ni égaliser, ni
homogénéiser ni uniformiser, ni quantifier. Ne devenons pas le
Québec de l'Europe ! Encore que ce Québec aujourd'hui se réveille et
affirme plus que jamais son identité en face du monde anglo-saxon qui
tentait de le cerner.
Montrons à l'ancien Chancelier Willy
Brandt qui traite les Français de « chiens endormis », que les membres
de l'Académie des Beaux-Arts sont non seulement vigilants et réveillés,
mais qu'ils sont aussi prêts à mordre et... de grâce, Messieurs, ne
retombez pas tout à l'heure trop vite dans le passé avec l'Histoire et
même la Préhistoire... de nos Musées et de nos monuments... fussent-ils
français !
Discours prononcé à l'Académie des
Beaux-Arts le mercredi 30 mai 1979