L'Europe est un fait. Elle doit à
présent devenir un rêve. Les Etats-Unis se sont épanouis non pas tant
grâce à leur Constitution que parce que ses citoyens ont inventé le
«rêve américain» qui donna un espoir à tous ceux qui désiraient
échapper à la pauvreté et à l'oppression. Un rêve est ce qui permet à
un peuple d'aimer la vie, malgré les épreuves. Nous, peuples d'Europe,
avons désormais pour tâche d'imaginer un rêve encore plus ambitieux
pour notre siècle.
Dès lors que nous avons atteint un
minimum de confort, nous désirons ce que l'argent brut ne peut pas
offrir. Voilà qui signifie en premier lieu nouer des relations
humaines de bonne qualité. Que le fait de fonder une famille et se
faire des amis constitue une priorité ne signale pas un effondrement
de l'esprit civique : cela annonce au contraire une nouvelle vision du
ciment sociétal.
Auparavant, la vie privée tendait à
se calquer sur la vie publique : le père désirait être un monarque
absolu au domicile familial et que ses enfants travaillent pour lui
avec obéissance. Aujourd'hui, ce qui lui importe avant tout est une
bonne compréhension mutuelle. La famille est devenue un modèle pour la
vie publique, où se nouent des amitiés liant des gens de tempéraments,
d'ambitions et d'âges différents, dussent-elles quelquefois être
infructueuses.
Les gens désirent avant tout, de nos
jours, être appréciés pour leur unicité. Un droit que la seule
politique n'est plus en mesure de leur offrir.
En Europe, nous avons besoin de
prendre de nouvelles dispositions, moins impersonnelles, qui nous
permettront de croire que nos espoirs pourront prendre corps. Alors
que nous ignorons si souvent nos voisins, et que chaque député
européen représente 600 000 personnes, comment chaque individu peut-il
se sentir personnellement reconnu et apprécié ? Où donc chacun peut-il
dire ce qu'il veut que le monde sache de lui, être compris, et que ses
paroles soient retenues et utilisées comme base d'interactions
humaines ultérieures et pertinentes ? La liberté d'expression ne sert
à rien si personne n'est à l'écoute.
Ainsi, le nouveau rêve européen doit
donner à chacun de nous la chance que son propre rêve soit reconnu et
pris attentivement en compte. Cette entreprise a d'ores et déjà été
tentée avec un succès remarquable. Une fondation – The Oxford Muse – a
été établie afin d'encourager les gens à s'écouter les uns les autres.
Elle invite les gens à des dîners en tête-à-tête, assortis d'un menu
de conversation les encourageant à se focaliser sur ce qui leur
importe vraiment – au lieu de s'adonner aux potins et à la parlotte –
et les participants parviennent ainsi à connaître très bien leur
interlocuteur. Ces dîners ont été lancés avec bonheur au dernier Forum
économique mondial de Davos, aussi bien dans le monde administratif
que dans celui des affaires, réunissant des personnes d'origines
sociale et ethnique différentes qui n'ont pas pour habitude de se
livrer franchement. «J'ai conversé avec un collègue avec lequel je
travaille depuis vingt ans et, en deux heures, j'ai davantage appris à
son sujet que je ne l'avais fait en toutes ces années.»
Le but est d'étendre cette pratique
à toute l'Europe – et même par-delà – afin que nous puissions
connaître un maximum de personnes dans leur individualité profonde –
dépassant ainsi les stéréotypes – afin de mettre à jour nos priorités
respectives et de trouver les points où de fructueuses collaborations
sont possibles.
Nous encourageons ensuite les gens à
rédiger leurs propres passeports et à décrire leur personnalité de
manière exhaustive.
Chaque être humain devient
intéressant. «Plus personne ne me met plus bas que terre». Nous
publions et mettons en ligne ces autoportraits sur Internet. Avec les
nouvelles technologies, nous pouvons faire davantage que décompter les
votes, nous pouvons échanger des pensées.
Mon rêve, dans un second temps, est
d'utiliser ces valeurs humaines dans le monde professionnel, où la
plupart des gens ne sont encore que des esclaves à temps partiel,
assujettis qui plus est à des tâches ennuyeuses. J'ai ainsi entamé un
processus par lequel nous pourrions définir de nouvelles modalités de
travail, inférant une importance égale à la production de profits et à
l'expansion de l'horizon intellectuel. La nouvelle génération ne
voudra plus travailler au sein de froides bureaucraties ; les gens
auront besoin de ressentir que leur travail les améliore humainement
et que leur tâche est valorisée par la société dans sa globalité. La
plupart des professions sont frappées de dépression ou tout bonnement
en crise. Nous devons les repenser. En France, nous essayons d'établir
un nouvel Institut de prospective appliquée (travaillant en
collaboration avec HEC et The Oxford Muse) visant à rassembler les
dirigeants de tous les secteurs d'activité possibles afin qu'ils
développent ces idées-là.
La troisième ambition est
d'améliorer la manière dont nous vivons nos différences. Nous sommes
désormais tant divisés par notre éducation – qui fait de nous des
spécialistes pointus dans un domaine, lui-même prégnant d'une
mentalité propre – que par l'inégalité de nos richesses. L'Amérique
dispose de plus d'un million d'avocats pour résoudre les cas de
litiges et d'incompréhension. Je tra vaille à développer un nouveau
type d'éducation généraliste qui rendrait tous nos spécialistes
capables de comprendre les différences d'approche et d'attitude
inhérentes aux diverses occupations et disciplines. Je veux que nous
devenions plus familiers des différents modes de créativité limités
par les frontières propres à chaque domaine de connaissance. Nous en
avons besoin non seulement pour la jeunesse qui s'engage dans une
carrière sans trop connaître ses différentes options, que pour les
dirigeants qui n'ont pas seulement besoin des aptitudes techniques que
confère un «MBA» mais aussi de la capacité de penser d'une manière
plus imaginative, propre à traverser les différences disciplinaires et
culturelles, bénéficiant ainsi davantage des expériences des autres.
Nos ancêtres pensaient que le
bonheur résultait naturellement de la liberté – ce droit d'agir à sa
guise sans être contrôlé par autrui – et que la prospérité constituait
le plus sûr chemin conduisant à ces deux félicités. Mais nous ne
pouvons être heureux si les autres ne le sont pas. Nous avons
découvert la complexité et l'imprévisibilité de notre condition
humaine et développé un certain goût pour la diversité et la
transgression des limites. La médecine, en dépit de ses avancées, est
désormais confrontée au problème de la variabilité individuelle. La
formule simpliste dont nous avons hérité n'est plus d'aucun usage pour
personne. Chacun est si différent.
C'est pourquoi le quatrième élément
de mon rêve se place par-delà la liberté, la sécurité et la prospérité
économique. Ce qui manque à la vie de tant de personnes aujourd'hui
est la conscience de la finalité, de la signification et de
l'accomplissement d'une oeuvre valable – pour les autres aussi bien
que pour soi-même, pour l'avenir aussi bien que pour le présent.
L'ennui est la plus répandue de nos maladies chroniques
contemporaines. Une vision plus personnelle de l'Europe nous permettra
de nous valoriser par ce que nous offrons aux autres, plutôt que par
ce que nous accumulons pour notre propre compte.
Ainsi, au moment même où nous
concevons des plans de grande envergure sur la manière dont le pouvoir
doit se partager entre les nations – et comment doit se répartir la
responsabilité des directives à prendre –, il est indispensable que
nous réfléchissions aussi au sort individuel de chacun des 456
millions d'Européens – et des autres citoyens du monde également –,
non seulement en tant qu'individu, mais aussi en tant que couples et
membre d'un groupe d'amis. Cela ne fut jamais possible auparavant.
Voilà en quoi doit consister notre originalité.
* Ecrivain et historien britannique,
doyen du St. Anthony's College d'Oxford et auteur d'une célèbre
Histoire des passions françaises (Payot). Texte traduit de l'anglais
par Marie-Laure Germon.