Une Europe à visage humain ...

Dossier : Inter-Relation (JE-NOUS)

Présentation :   Theodore Zeldin, historien britannique, doyen du St. Anthony's College d'Oxfor,. poursuit aujourd'hui  17 mars 2005 la série de réflexion à propos de l'Europe organisée par le Figaro ....après les articles de Denis MacShane, Alain Lamassoure, Max Gallo, Alain Touraine, Jacques Barrot, Rémi Brague, Laurent Fabius, Nicolas Tenzer, Alfred Grosser, Guy Verhofstadt, Edouard Balladur, Ezra Suleiman, Francis Fukuyama, Emma Bonino et François Baroin... puis  dans la même série ...L'Europe ... un continent parvenu «à un point critique de son histoire»  .... Nicolas Baverez

Extraits :   Un rêve est ce qui permet à un peuple d'aimer la vie, malgré les épreuves. ...Dès lors que nous avons atteint un minimum de confort, nous désirons ce que l'argent brut ne peut pas offrir. Voilà qui signifie en premier lieu nouer des relations humaines de bonne qualité. Que le fait de fonder une famille et se faire des amis constitue une priorité ne signale pas un effondrement de l'esprit civique : cela annonce au contraire une nouvelle vision du ciment sociétal.

résonances :   cet article illustre parfaitement le fait que pour faire un NOUS ... il faut que les JE se mettent en relation... Ceci confirme tout à fait l'approche Paroles Ouverte. Dans le cas présent le A. apparaît purement économique... et conduit à l'HOMENTRANCHE ... .  autre indice : il n'est question que de l'oeuvre et nullement de l'activité «action » tels que définie par Anna Arendt.

en io-relation ....  Parole Ouverte, interrelations, formation d'une coque,  ensemble-HOMENTRANCHE, ensembles-homocoques, ensemble-ENUN ...  L'homme, domaines d'activités .....vu par Hannah Arendt .....

 

 

Une Union à visage humain

 

Auteur: THEODORE ZELDIN *

Source: le Figaro

Date :   17.03.05

L'Europe est un fait. Elle doit à présent devenir un rêve. Les Etats-Unis se sont épanouis non pas tant grâce à leur Constitution que parce que ses citoyens ont inventé le «rêve américain» qui donna un espoir à tous ceux qui désiraient échapper à la pauvreté et à l'oppression. Un rêve est ce qui permet à un peuple d'aimer la vie, malgré les épreuves. Nous, peuples d'Europe, avons désormais pour tâche d'imaginer un rêve encore plus ambitieux pour notre siècle.

Dès lors que nous avons atteint un minimum de confort, nous désirons ce que l'argent brut ne peut pas offrir. Voilà qui signifie en premier lieu nouer des relations humaines de bonne qualité. Que le fait de fonder une famille et se faire des amis constitue une priorité ne signale pas un effondrement de l'esprit civique : cela annonce au contraire une nouvelle vision du ciment sociétal.

Auparavant, la vie privée tendait à se calquer sur la vie publique : le père désirait être un monarque absolu au domicile familial et que ses enfants travaillent pour lui avec obéissance. Aujourd'hui, ce qui lui importe avant tout est une bonne compréhension mutuelle. La famille est devenue un modèle pour la vie publique, où se nouent des amitiés liant des gens de tempéraments, d'ambitions et d'âges différents, dussent-elles quelquefois être infructueuses.

Les gens désirent avant tout, de nos jours, être appréciés pour leur unicité. Un droit que la seule politique n'est plus en mesure de leur offrir.

En Europe, nous avons besoin de prendre de nouvelles dispositions, moins impersonnelles, qui nous permettront de croire que nos espoirs pourront prendre corps. Alors que nous ignorons si souvent nos voisins, et que chaque député européen représente 600 000 personnes, comment chaque individu peut-il se sentir personnellement reconnu et apprécié ? Où donc chacun peut-il dire ce qu'il veut que le monde sache de lui, être compris, et que ses paroles soient retenues et utilisées comme base d'interactions humaines ultérieures et pertinentes ? La liberté d'expression ne sert à rien si personne n'est à l'écoute.

Ainsi, le nouveau rêve européen doit donner à chacun de nous la chance que son propre rêve soit reconnu et pris attentivement en compte. Cette entreprise a d'ores et déjà été tentée avec un succès remarquable. Une fondation – The Oxford Muse – a été établie afin d'encourager les gens à s'écouter les uns les autres. Elle invite les gens à des dîners en tête-à-tête, assortis d'un menu de conversation les encourageant à se focaliser sur ce qui leur importe vraiment – au lieu de s'adonner aux potins et à la parlotte – et les participants parviennent ainsi à connaître très bien leur interlocuteur. Ces dîners ont été lancés avec bonheur au dernier Forum économique mondial de Davos, aussi bien dans le monde administratif que dans celui des affaires, réunissant des personnes d'origines sociale et ethnique différentes qui n'ont pas pour habitude de se livrer franchement. «J'ai conversé avec un collègue avec lequel je travaille depuis vingt ans et, en deux heures, j'ai davantage appris à son sujet que je ne l'avais fait en toutes ces années.»

Le but est d'étendre cette pratique à toute l'Europe – et même par-delà – afin que nous puissions connaître un maximum de personnes dans leur individualité profonde – dépassant ainsi les stéréotypes – afin de mettre à jour nos priorités respectives et de trouver les points où de fructueuses collaborations sont possibles.

Nous encourageons ensuite les gens à rédiger leurs propres passeports et à décrire leur personnalité de manière exhaustive.

Chaque être humain devient intéressant. «Plus personne ne me met plus bas que terre». Nous publions et mettons en ligne ces autoportraits sur Internet. Avec les nouvelles technologies, nous pouvons faire davantage que décompter les votes, nous pouvons échanger des pensées.

Mon rêve, dans un second temps, est d'utiliser ces valeurs humaines dans le monde professionnel, où la plupart des gens ne sont encore que des esclaves à temps partiel, assujettis qui plus est à des tâches ennuyeuses. J'ai ainsi entamé un processus par lequel nous pourrions définir de nouvelles modalités de travail, inférant une importance égale à la production de profits et à l'expansion de l'horizon intellectuel. La nouvelle génération ne voudra plus travailler au sein de froides bureaucraties ; les gens auront besoin de ressentir que leur travail les améliore humainement et que leur tâche est valorisée par la société dans sa globalité. La plupart des professions sont frappées de dépression ou tout bonnement en crise. Nous devons les repenser. En France, nous essayons d'établir un nouvel Institut de prospective appliquée (travaillant en collaboration avec HEC et The Oxford Muse) visant à rassembler les dirigeants de tous les secteurs d'activité possibles afin qu'ils développent ces idées-là.

La troisième ambition est d'améliorer la manière dont nous vivons nos différences. Nous sommes désormais tant divisés par notre éducation – qui fait de nous des spécialistes pointus dans un domaine, lui-même prégnant d'une mentalité propre – que par l'inégalité de nos richesses. L'Amérique dispose de plus d'un million d'avocats pour résoudre les cas de litiges et d'incompréhension. Je tra vaille à développer un nouveau type d'éducation généraliste qui rendrait tous nos spécialistes capables de comprendre les différences d'approche et d'attitude inhérentes aux diverses occupations et disciplines. Je veux que nous devenions plus familiers des différents modes de créativité limités par les frontières propres à chaque domaine de connaissance. Nous en avons besoin non seulement pour la jeunesse qui s'engage dans une carrière sans trop connaître ses différentes options, que pour les dirigeants qui n'ont pas seulement besoin des aptitudes techniques que confère un «MBA» mais aussi de la capacité de penser d'une manière plus imaginative, propre à traverser les différences disciplinaires et culturelles, bénéficiant ainsi davantage des expériences des autres.

Nos ancêtres pensaient que le bonheur résultait naturellement de la liberté – ce droit d'agir à sa guise sans être contrôlé par autrui – et que la prospérité constituait le plus sûr chemin conduisant à ces deux félicités. Mais nous ne pouvons être heureux si les autres ne le sont pas. Nous avons découvert la complexité et l'imprévisibilité de notre condition humaine et développé un certain goût pour la diversité et la transgression des limites. La médecine, en dépit de ses avancées, est désormais confrontée au problème de la variabilité individuelle. La formule simpliste dont nous avons hérité n'est plus d'aucun usage pour personne. Chacun est si différent.

C'est pourquoi le quatrième élément de mon rêve se place par-delà la liberté, la sécurité et la prospérité économique. Ce qui manque à la vie de tant de personnes aujourd'hui est la conscience de la finalité, de la signification et de l'accomplissement d'une oeuvre valable – pour les autres aussi bien que pour soi-même, pour l'avenir aussi bien que pour le présent. L'ennui est la plus répandue de nos maladies chroniques contemporaines. Une vision plus personnelle de l'Europe nous permettra de nous valoriser par ce que nous offrons aux autres, plutôt que par ce que nous accumulons pour notre propre compte.

Ainsi, au moment même où nous concevons des plans de grande envergure sur la manière dont le pouvoir doit se partager entre les nations – et comment doit se répartir la responsabilité des directives à prendre –, il est indispensable que nous réfléchissions aussi au sort individuel de chacun des 456 millions d'Européens – et des autres citoyens du monde également –, non seulement en tant qu'individu, mais aussi en tant que couples et membre d'un groupe d'amis. Cela ne fut jamais possible auparavant. Voilà en quoi doit consister notre originalité.

* Ecrivain et historien britannique, doyen du St. Anthony's College d'Oxford et auteur d'une célèbre Histoire des passions françaises (Payot). Texte traduit de l'anglais par Marie-Laure Germon.

 

 

 

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