le 10/11/2005 09:14:21, Kubrick a
écrit :
La révolte des banlieues et le
perdant radical ... Il est rare que l'on ait envie de s'effacer pour
exprimer son opinion sur un événement historique devant la prose d'un
autre. C'est pourtant ce que j'aimerais faire avec l'insurrection de
la jeunesse musulmane maghrébine dans nos banlieues : avec la capacité
prédictive des prophètes, le philosophe allemand
Hans Magnus
Enzensberger vient de consacrer, dans la dernière édition de notre
confrère le Spiegel, un essai dédié au nihilisme contemporain et
intitulé «le perdant radical».
La chronique d'Alexandre Adler
[10 novembre 2005]
Résumons le propos de l'auteur.
Le perdant radical est un homme ou une femme qui a intériorisé le
jugement négatif qui est passé sur lui. Il a cessé de protester
avec des mots et s'est muré dans le silence. Mais d'abattement cette
mélancolie devient résolution. D'en finir. Puisque le monde m'a
condamné, c'est le monde qui est condamné. Notre philosophe
allemand fait remarquer que cette résolution suicidaire qui fut
autrefois flétrie par les religions monothéistes – y compris l'islam –
a trouvé dans la repaganisation de notre monde des appuis culturels :
on admire les néostoïciens de l'euthanasie revendiquée, tout autant
que les sportifs et les explorateurs.
De cette indigeste modernité, le
perdant radical retient la légitimité du suicide qu'il combine avec
son envie de meurtre. Tous les GIGN du monde connaissent ce profil de
forcené qui tue ses enfants et son épouse ainsi que deux ou trois
gendarmes avant de se tirer le coup fatal. Mais, poursuit
Enzensberger, qui fut adolescent témoin du suicide violent des
jeunesses hitlériennes, ses contemporains de classe dans les ruines de
Berlin, il faut franchir un pas supplémentaire et comprendre ce que
devient l'énergie du perdant radical lorsque celle-ci rencontre des
âmes soeurs à la recherche des mêmes solutions, ce que Sartre avait
naguère baptisé, mais sans péjoration de sa part, de formation d'un
«groupe en fusion».
Pour que se produise la réaction
explosive, encore faut-il disposer d'une sorte de matière fissile
humaine. Si aujourd'hui le nihilisme maghrébin de banlieue a pu
prendre comme un feu de brousse, c'est bien sûr parce que l'immense
majorité des Français d'origine maghrébine et des Maghrébins qui
travaillent en France éprouvent, à des degrés divers, la même
vertigineuse mélancolie que la poignée de perdants radicaux qui
passent au suicide actif sur le dos des autres. Non qu'ils
approuvent les violences, mais l'écho du malheur qu'ils ressentent
eux-mêmes les tétanise suffisamment pour leur imposer le silence et
accroître leur mélancolie. C'est le paradoxe de ces sociétés
musulmanes où l'islamisme (parfois le nationalisme radical comme en
Palestine) effraie encore beaucoup mais parvient à imposer la
solidarité au nom d'une perception commune d'un malheur effectivement
commun.
Cette paralysie de l'indignation,
qui ne laisse pas de troubler ceux-là mêmes qui l'éprouvent, malgré
l'écoeurement que certains actes provoquent dans le tréfonds de leur
conscience, peut laisser libre cours tout un temps à l'initiative d'un
groupe en fusion suicidaire de perdants radicaux qui a su capter la
basse fréquence sur laquelle se reproduit la mélancolie beaucoup plus
vaste du groupe en question. Et pour faire le ménage devant ma propre
porte, je n'hésite pas à avouer que le souvenir entêtant du génocide
juif, commis vingt ans auparavant, a pu armer, chez moi comme chez
bien d'autres, une violence ou une tolérance à la violence envers ces
policiers de 1968 que nos parents redoutaient tant en 1943. Cette
violence exprimait, sans doute à doses non mortelles, comme la suite
des événements le révélera, un sentiment de mélancolie proche de celui
du perdant radical.
Dans le cas français, un phénomène
aggravant est venu tout compliquer. L'absence d'identité algérienne
propre, qui est un résultat direct du choix malencontreux de
l'annexion pure et simple, imposée par des colons insensés à Napoléon
III qui eût préféré un royaume arabe d'Afrique du Nord. A la
différence des Indiens et des Pakistanais de Grande-Bretagne, les
Algériens demeurent des Français rejetés plutôt que les citoyens d'une
nation exaltée par le martyre de sa guerre d'indépendance mais
déprimés depuis lors par l'aboulie socialiste et nationale de ses
équipes dirigeantes. Face au courage remarquable des militaires, des
femmes, et des berbéristes, qui ont d'abord remporté la guerre civile
et fait reculer l'islamisme, l'opportunisme cynique du président
Bouteflika et de son homme à tout faire semi-islamiste Belkhadem ont
fait le reste : une mise en accusation systématique de la France ouvre
à leurs yeux la voie à la liquidation des pouvoirs laïco-militaires à
Alger. Cette propagande stupide est venue raviver le souvenir
mélancolique de la guerre d'Algérie et accentuer la colère suicidaire
d'une jeunesse qui se pense tout à la fois comme française et exclue
de la France.
Alors que faire ? La guérison du
perdant radical passe, nous dit Enzensberger, par une mutation
psycho-culturelle fondamentale. L'estime de soi revient à mesure que
le monde extérieur n'est plus constitué d'un vaste complot
anéantissant. C'est là que la victoire que l'on espère prochaine
de forces hostiles au nihilisme, potentiellement majoritaire dans la
nébuleuse de l'islam, nous conduit à espérer. D'ici là un peu
d'intelligence, beaucoup de compassion, et pas mal de fermeté
policière avec des résultats qui ne peuvent être qu'à long terme, ce
qui ne plaît guère aux politiques