C'est d'abord au
totalitarisme que s'applique
l'exigence de penser l'événement. Cette exigence va donner jour en 1951
aux Origines du totalitarisme, oeuvre fondamentale d'Arendt au sens où
elle y pose les fondements de toutes ses recherches ultérieures. Il
s'agit d'élaborer une pensée neuve pour décrire ce phénomène, sachant
qu'on le manquerait en tentant de l'analyser selon les termes de la
tradition, en le décrivant par exemple comme une tyrannie.
Les Origines du
totalitarisme comprennent trois parties qui décrivent les conditions
historiques et sociales de la genèse du totalitarisme. Dans la première,
Sur l'antisémitisme, Arendt se penche sur la haine à l'égard des juifs,
qui prend une forme nouvelle avec le déclin des Etats-nations au profit
des empires à la fin du XIXe siècle, et qui fournira le terreau
propice à l'exploitation par la propagande de la détresse de l'homme
moderne, condamné dans une société de masse à se voir attribué en
prérogative une « égalité » qu'il ne supporte pas parce qu'elle conduit
à l'indistinction avec tout autre individu. L'antisémitisme sera
la clé du contrôle des masses en ce qu'il permettra de fournir à celles-ci une unité et une cohésion
imaginaire et pourtant horriblement agissante dans la fureur de se
distinguer de ce type décadent : le juif devenu paria....
La deuxième partie de la
trilogie, L Impérialisme, analyse la décomposition de l'État-nation au
xixe siècle, donnant lieu à des logiques d'accumulation et d'expansion
illimitées pour maintenir le corps national , soit dans l'exploitation
de nouveaux territoires (colonialisme), soit dans l'expansion contigus
appuyée sur une théorie de l'espace vital .
L'État cesse progressivement d'être cette entité circonscrite pour être
animé d'un processus d'accroissemment indéfini qui vit de la
consommation de toutes les ressources. C'est cette dynamique démesurée (rs
...universalisme..)qui va véritablement engendrer le totalitarisme.
Dans le dernier tome,
Arendt va donc tenter d'éclaircir phénomène propre au xxe siècle, tout
en en donnant une définition très précise, qui ne convient nullement
pour désigner indistinctement tous les types d'États (rs...ou
ensembles ou coques) oppressifs. Ce qui rend tout d'abord possible le totalitarisme,
ce sont de nouvelles conditions d'existence collective, caractérisées
par la massification ( rs ...d'autres dirait la réification,
la chosification) et qu'Arendt
nomme l'« esseulement » ou la « désolation» expérience affective de la déliaison,
( rs : pour Simone Weil ..le déracinement ) de la séparation des individus de l'impossibilité d'un projet
commun, .... Les
mouvements politiques totalitaires vont fournir à ces masses humaines
déracinées un encadrement strict sur la propagande et la terreur, et
exigeant à tout une loyauté indéfectible des membres, sur le modèle
d'une organisation en pelures d'oignon ( rs ... ENUN du parti
unique.. et l'HOMENTRANCHE des partis uniques) qui joue
de l'appartenance et exclusion pour maintenir les masses :
« L'image qui convient
le mieux pour le pouvoir totalitaire est une organisation structurée
comme un oignon [...] au centre, dans une sorte de lieu vide, siège le
chef (Führer)(rs... le guide ... le père du peuple ..des peuples ...le
sauveur ...) [...]. Tous les organes extrêmement divers du mouvement,
les organisations de pointe, les différentes associations corporatives,
les membres du parti, les formations d'élite et les polices sont si
intimement liés que chacun constitue d'un côté une façade, de l'autre,
un centre, c'est-à-dire joue pour une strate le rôle d'un monde
extérieur normal et pour l'autre celui de l'extrémisme radical'. » C'est
l'analyse de cette forme de loyauté qui nous dévoile à proprement parler
le fonctionnement totalitaire. Ce dévouement ne s'exerce pas à l'égard
de certaines idées, d'un contenu idéologique clairement défini, mais
consiste d'abord en une demande d'adhésion absolue et de renoncement à
toute pensée individuelle, quelles que puissent être les idées
défendues par le mouvement. « L'obsession totalitaire du mouvement
perpétuel » (rs ...tiens..Union pour le Mouvement Populaire..UMP ) est une
forme sans contenu, une pure adhésion sans qu'il y ait véritablement
matière à laquelle on puisse adhérer, sinon toujours provisoirement la
volonté arbitraire du chef, qui se substitue à la délibération
politique, ou les actions ponctuelles du mouvement, qui remplacent le
fonctionnement établi et normé des institutions (rs ... on les modifie à sa
convenance..). Soumis aux exigences incessantes du mouvement, qui
s'appuie sur la justification fictive de sa prétendue conformité aux
lois suprêmes de la nature (race) ou de l'histoire (dictature du
prolétariat) (rs ..de la démocratie ..des droits de l'homme...de la
liberté ...du bien..la bonne cause en fait... ).dépassant infiniment la
faible législation humaine ( rs..et les lois naturelles), l'individu est
progressivement séparé de tout rapport au réel, c'est-àdire, selon
Arendt, de tout ce qui résiste, qui manifeste une altérité, le poids
d'une chose indépendante qui ne se laisse pas modifier.
On passe alors
du « tout est permis » selon la phrase de Dostoïevski (« Si Dieu
n'existe pas, alors tout est permis ») au « tout est possible » , y compris
la
déshumanisation absolue et les commandements monstrueux, inversions des
commandements divins ( rs..tiens les lois naturelles..): « Tu tueras »,
« Tu porteras de faux témoignages ». Le régime totalitaire veut
instaurer une parodie de justice immédiate, conformer le monde à l'idée
qu'il s'en fait ( rs...création du Tribunal pénal international de la
cour des droits de l'homme...) , abolir la distinction du penser et de
l'agir et celles qui lui sont liées pour faire exister l'homme dans une
immédiateté barbare. Il refuse de se confronter à l'opacité du réel (rs
..."je ne veux pas entendre parler d'attentat" AZF Toulouse), à la difficulté
intrinsèque qu'il y a à vouloir y porter des principes et des normes qui
progressivement l'organisent, pour réaliser sur-le-champ le cauchemar
d'un monde entièrement unifié et cohérent, entièrement logique et pour
cela monstrueux car aveugle à ce qui ne coïncide pas avec cette logique Cette caractérisation du
totalitarisme comme mouvement qui évacue progressivement tout rapport au
réel est particulièrement intéressante, car elle n'est pas associée à
une forme institutionnelle particulière ou à un type d'État et peut
s'extrapoler. Pour Arendt, le totalitarisme n'est pas une forme
politique parmi d'autres, mais signifie d'abord la négation la plus
achevée de la politique et de ce que la politique prend à sa charge, à
savoir la confrontation avec une réalité complexe, multiforme, toujours
équivoque et bigarrée, toujours placée sous le signe de la négociation,
de l'arbitrage, du choix et de la liberté. C'est d'abord cette dimension
de « pluralité » présente dans le réel (pluralité des points de vue,
pluralité des intérêts, pluralité des groupes et des communautés,
pluralité des forces, etc.) que relève l'effort politique pour organiser
le monde. ( rs .. l'esprit de Pentecôte ... multiples et Un)
Or c'est justement cette
pluralité « loi de la terre », selon Arendt, que le totalitarisme
s'efforce de conjurer par le culte mystique de l'unité ( rs ...tour de
Babel)et de la fusion dans le chef et dans le mouvement. Il s'agit d'une
forme délirante et malheureusement tragiquement efficace de la logique,
supprimant tout ce qui résiste et fait obstacle, qu'il s'agisse d'autrui
et de son désaccord ou de l'État adverse. En cela, le totalitarisme
vient apporter une solution définitive et violente à toutes les
oppositions qui structurent, souvent de façon polémique ou
conflictuelle, le champ politique moderne : oppositions du privé et du
public, de la légalité* et de la légitimité*, du droit* et du fait*, de
l'individu et de l'État... En supprimant ces distinctions, il réalise
une unité barbare et fantasmatique où toutes les difficultés du
politique ne semblent en apparence résolues que parce que l'on a, en
fait, régressé au niveau prépolitique barbare où ces distinctions
n'avaient pas encore pu servir à organiser le « vivreensemble » des
hommes.
Les Origines du
totalitarisme sont la matrice à partir de laquelle l'oeuvre d'Arendt va
pouvoir se déployer. Comme nous l'avons déjà sous-entendu, l'analyse du
totalitarisme suppose en fait une analyse des conditions plus générales
de la vie commune des hommes et de la genèse du politique. Cela va être
la tâche du second grand ouvrage de Hannah Arendt, La Condition de
l'homme moderne, qui s'efforce simultanément de mettre au jour les réquisites fondamentaux de toute vie commune et développe une analyse
critique de l'âge moderne où il apparaît que ceux-ci sont bafoués.
Qu'est-ce qui peut alors caractériser véritablement le « vivre-ensemble
» des hommes par opposition à l'unification inhumaine qu'a tentée le
totalitarisme ?