LE POINT : Belge né en
Russie, vous avez longtemps enseigné
aux Etats-Unis.
Physicien, c'est en chimie que vous avez obtenu le prix Nobel en 1977.
Scientifique, vous faites appel
aux sciences
humaines et sociales pour comprendre le
monde. Quel est
le parcours qui vous a conduit à cette universalité de l'esprit ?
ILYA PRIGOGINE : C'est une histoire
typique de notre temps. Je suis né à Moscou en 1917. Mon père,
ingénieur chimiste, dirigeait une usine qui a été nationalisée. Considérés
comme des bourgeois, mes parents étaient en danger. Nous avons quitté la Russie
en 1921 et, après quelques années à Berlin, nous nous sommes
installés ici, à Bruxelles, en 1929-1930. Ma mère,
qui parlait très bien le français, souhaitait vivre dans un
pays francophone. La Belgique était un pays un peu à l'écart des tourbillons et des tourments, la vie
y était moins chère qu'en France. C'est ainsi que, un peu par
hasard, nous nous sommes fixés à Bruxelles. J'y ai fait
toutes mes études et, à l'exception de séjours aux
Etats-Unis, où j'ai enseigné, j'y ai vécu toute ma vie.
LE POINT : Un parcours comparable à celui
d'un autre « grand Russe », Nabokov...
I. PRIGOGINE : Oui, nous avons peut-être
vécu dans des ambiances intellectuelles comparables.
Nabokov a eu une culture russe, allemande, française,
puis américaine. Moi aussi, j'ai beaucoup lu les classiques russes, allemands, français. C'est peut-être
cela qui m'a donné le sentiment du temps qui passe, de
l'instabilité de la vie. Très vite, je me suis intéressé aux
philosophes et, dès l'âge de 20 ans, j'ai pensé qu'il
fallait nouer des relations plus étroites entre science et philosophie.
Quand on s'intéresse à la philosophie, la
question du temps est fondamentale, parce qu'elle pose le
problème de la responsabilité, de l'éthique. J'ai réalisé que cette
affaire de temps était aussi au cœur de la mécanique ;
pourtant, depuis Newton et surtout Einstein, on avait
cessé de se poser de grandes questions à ce sujet.
LE POINT : Ce sont donc des questionnements
philosophiques, métaphysiques qui vous ont amené à la
science ?
I.
PRIGOGINE : Comme j'étais assez bavard, ma famille pensait que j'allais
faire du droit. Pour moi, dans l'enthousiasme de la jeunesse, cela
consistait à défendre des criminels. Il me fallait donc connaître la
psychologie. Je me rappelle, comme si c'était hier, être
allé à l'université demander à la bibliothécaire un livre de psychologie.
Elle m'a donné le premier volume d'une encyclopédie de psychologie et j'ai
été surpris de voir que je n'y comprenais rien : on y parlait de
cellules, d'axones, alors que j'avais fait des études
gréco-latines. J'étais assez fort en histoire, en grec, mais j'avais très
peu abordé les mathématiques ou les sciences
naturelles. Cette encyclopédie m'a amené à lire un
ouvrage sur la cellule végétale qui m'a conduit à la
chimie, laquelle m'a amené à la physique. A l'université,
j'ai eu l'immense chance de croiser un professeur très original, Théophile De Donner, qui avait créé
une école de thermodynamique de non équilibre. La thermodynamique, qui est la science du
macroscopique, nous donne de l'univers une image très différente de la
dynamique. Au fond, dans la dynamique classique, et même
en mécanique quantique orthodoxe, on a une vision déterministe, statique.
En revanche, la thermodynamique étudie des phénomènes irréversibles. Car
nous sommes dans un monde d'irréversibilité, dans un
univers évolutif où l'entropie augmente. Toutefois, on avait l'habitude de ne considérer que le point final
de cette évolution, l'équilibre thermodynamique. De Donner
parlait aussi du non équilibre. Mais ce qui est
important, ce qui a choqué, c'est l'idée d'irréversibilité
inhérente à la définition du non équilibre.
LE POINT : En effet, on vous a même accusé
d'être un déserteur de la science ! Mais qu'est-ce que cette idée
d'irréversibilité a de si scandaleux, dès lors que chacun peut constater empiriquement que le temps passe
dans un seul sens, que les êtres et les objets vieillissent ?
I. PRIGOGINE : La raison du scandale,
c'est que homme cherche la certitude. La dynamique
classique nous donnait l'image de la certitude. C'est le « démon de Laplace », un être imaginaire connaissant
parfaitement les conditions initiales : selon les lois
de la dynamique, il pouvait, à partir de cette
connaissance, à un instant donné, prédire tout ce qui allait se
produire, l'ensemble du futur. Cette idée de déterminisme a eu
un succès énorme, sans doute parce
qu'elle rencontrait plusieurs héritages. Tout d'abord, elle
répond, je le répète, au besoin de certitude. Leibniz avait déjà dit que
le scientifique est semblable à Dieu. Pour lui, il n'y a pas de futur
ni de passé, il voit tout à un instant donné. Par ailleurs,
le déterminisme laisse croire que l'on
peut parvenir à la domination du
monde : si on prépare les bonnes conditions initiales, on peut agir comme
on veut sur le monde.
LE POINT : Cette
croyance en un univers déterminé, en une
histoire écrite,
en somme, a-t-elle encore cours parmi les
scientifiques ?
PRIGOGINE : Bien qu'elle soit encore
acceptée par la majorité des physiciens, la croyance que les conditions
initiales qui ont existé au moment du big bang recelaient tout l'univers, que toute
l'information existait déjà, est vraiment étrange dès lors que nous
sommes dans un monde extraordinairement divers. Cette
image grandiose d'un univers déterminé d'avance est un peu chimérique :
que l'univers est imprédictible est, en quelque sorte, un fait empiriquement
observable. Et pourtant, les
sciences ont soutenu l'idée que l'incertain est une illusion, que, si nous
arrivons au fond des problèmes, la flèche du temps disparaît. C'est ainsi
que la philosophie s'est séparée de la science :
pour la philosophie, le temps ne peut pas être éliminé. Comment agir dans un univers incertain :
c'est le problème de tout être vivant, en particulier de
homme, mais pas seulement. La certitude est une
libération, mais c'est une simplification. Ce n'est pas notre
univers. Toutefois, je ne dis pas que nous ne pouvons rien prévoir. Mais à la différence du
déterminisme, qui postule que tout est déterminé, je parle d'un
univers probabiliste, dans lequel différents possibles peuvent
apparaître. Le non équilibre, l'évolution, signifie qu'il
y a une différence fondamentale entre le passé et le futur. Or il y a évolution partout : dans la
biologie, l'astrophysique, l'humanité. La flèche du temps est la
propriété la plus universelle de notre univers : c'est à la
fois le vieillissement mais aussi la créativité et l'invention.
LE POINT : Mais cette évolution, on ne
peut, selon vous, la penser en termes d'individus ?
I. PRIGOGINE : Dans le non équilibre, un «
individu » reste défini mais en même temps il est impliqué
dans un ordre plus vaste. Cela s'applique
parfaitement à homme. Bien sûr, nous avons une
individualité, mais il nous faut la penser par rapport au milieu
qui nous entoure, à la société. L'invention de homme et l'invention de la société sont parallèles. On
ne peut pas imaginer homme seul. Le système social est un
système non linéaire dans lequel vos actions ont des
répercussions sur les autres et inversement. Ce qui pose
la question de la signification de
l'existence.
Pour la mécanique classique, exister est
une notion statique. Mais c'est une idée très
difficile à accepter.
Dans mon approche, exister, c'est
participer au flux de l'univers. La créativité est la propriété
fondamentale de l'univers, et la créativité de homme est
le prolongement de la créativité de l'univers. Parmi les centaines, voire les milliers de nouvelles
molécules que produisent les chimistes, beaucoup se trouvent déjà dans la nature. Dans la nature, nous
trouvons des inventions qui correspondent à des réalisations
mathématiques comme le sonar chez les chauves-souris, la
forme dynamique des requins. La nature a réalisé
des synthèses et homme continue
.
LE POINT : Vos idées passent-elles mieux
aux Etats-Unis ? En matière scientifique, y a-t-il aujourd'hui
un fossé entre la créativité américaine et la sclérose
européenne ? Sommes-nous, décidément, un Vieux Continent ?
I. PRIGOGINE : II y a aujourd'hui plus de
chercheurs qui travaillent dans ma direction en Europe.
Aux Etats- Unis, on voulait
immédiatement que je prédise de
nouveaux effets faciles à observer. Quand j'ai commencé à aller aux
Etats-Unis, il y a près d'un demi-siècle, il y avait une différence
considérable entre la science américaine et la science
européenne. L'Europe était exsangue et avait perdu beaucoup de
chercheurs, notamment des juifs allemands. Conseiller
de la Communauté européenne durant de longues années, je me suis battu pour créer une science
européenne. A l'époque, au début des années 70, la
science était un objet étranger aux préoccupations européennes : le
problème, c'était le charbon et l'acier. Cela a considérablement changé,
mais il n'empêche que l'on dépense beaucoup moins pour la recherche
que les Etats-Unis ou le Japon. Du point de vue des idées, de
la créativité, nous sommes certainement à égalité. En
revanche, nous sommes encore en retard du point de vue
des applications.
LE POINT : Qu'est-ce qui vous fait
travailler ? Le désir de la compréhension, celui de l'action ?
I. PRIGOGINE : J'essaie de
comprendre l'environnement dans lequel je vis. C'est le lien avec la
nature qui est mon moteur. Mais il en a toujours été
ainsi dans l'histoire des hommes. C'est comme cela qu'on est passé du paléolithique au néolithique, que
la culture est née de l'observation des plantes, des planètes.
La science, même dans sa forme moderne, est la
continuation de l'étude de l'environnement. La créativité
scientifique est parallèle à la créativité artistique.
Personne ne doute de la
créativité artistique, personne ne doute que Mozart ou Michel-Ange sont des créateurs.
Cependant, la situation des sciences est différente : Christophe Colomb
découvre l'Amérique mais l'Amérique était déjà là. Un chercheur peut trouver une nouvelle
particule mais elle existait déjà. C'est la société qui est
créative. Il fallait s'intéresser à ces problèmes, puis trouver
des outils, des bateaux pour parvenir en Amérique.
LE POINT : Dans ce monde incertain,
homme a beaucoup plus de liberté, mais cette liberté ne
risque-t-elle pas d'être écrasante, en particulier pour les
scientifiques ?
I. PRIGOGINE : Sûrement. Nous sommes encore
en période d'invention de homme. Celui-ci aura de
plus en plus de responsabilité. Hegel nous a dit qu'il est
plus facile d'être esclave que d'être maître. Plus nous
sommes en mesure de déclencher des actions
irréversibles, plus difficile est notre tâche. Comment
concevoir l'Histoire?
Quand on
observe l'évolution, malgré toutes les crises que nous avons traversées,
que nous traverserons encore, il me semble que nous allons vers une
certaine liberté, vers une certaine autonomie. Ce n'est pas par hasard
si la voiture, dont tout le monde connaît les défauts, reste aussi
populaire. Cette évolution ne nous donne pas plus de bonheur mais plus de
liberté. Mais, en même temps, il y a plus d'interaction et plus de
contraintes. L'activité scientifique, qui était une préoccupation
élitiste, change aussi. Einstein disait que les scientifiques doivent se
détacher de la société pour créer librement. Maintenant, pour tous les
citoyens, la science joue un rôle de plus en plus grand. Pensez aux
sciences informatiques ou à la biologie moléculaire. Evidemment,
cela
donne aussi plus de responsabilité aux scientifiques. Et plus
d'inquiétude.
LE POINT : De fait, la science est devenue l'objet d'une
demande sociale. On attend beaucoup d'elle, mais on lui demande des
comptes.
I.
PRIGOGINE : La position du public est contradictoire. On veut de nouveaux
produits, par exemple pour vaincre le cancer, mais, en même temps, il y a
une profonde inquiétude par rapport à la science. Cette inquiétude est
légitime. Nous vivons quand même sous la menace nucléaire. Quand j'étais
plus jeune, on espérait que les armes
nous sommes à un point de bifurcation et
qu'il nous faut tenir compte de l'incertain.
LE POINT : Immanuel Wallerstein
affirme que vos travaux permettent de réconcilier la science et la
philosophie et, plus largement, les sciences dites dures et les
sciences humaines et sociales. Mais l'idée répandue est que,
d'un côté, on aurait la froide certitude des mathématiques et, de l'autre,
la
passion, l'imprévu.
I. PRIGOGINE : Je ne sais pas pourquoi la
certitude des mathématiques serait froide. Les grands mathématiciens étaient des passionnés, tout comme
les grands musiciens. L'immense valeur des mathématiques, c'est notamment
que nous pouvons construire des schémas cohérents. Cela dit, il y avait
contradiction entre l'idée des philosophes, selon laquelle « le temps
est création », pour reprendre la formule de Bergson, et l'idée des scientifiques, selon laquelle
tout, ou une grande partie des choses, est déterminé. Dans la culture
philosophique ou historique, l'essentiel, c'est une narration. Pour la
science habituelle, au contraire, l'idéal était un univers statique. Beaucoup de
chercheurs ont essayé d'éliminer le temps, de prouver que, comme
le disait
Einstein, le temps est une « illusion ». Mais, au cours des
années, notre approche est devenue de plus en plus
claire, je peux dire transparente. Récemment, à l'occasion de séminaires
organisés à l'occasion de mes 80 ans aux
universités de Bruxelles et d'Austin, j'ai réuni, sous le
titre « homme devant l'incertain », une série d'essais dont l'ambition
est de tester la réaction de chercheurs dans différents domaines à l'idée
de l'incertain. Les
sciences sociales et économiques ont toujours voulu
devenir quantitatives. Certains économistes écrivaient que leur but était
de parvenir à une description
analogue à la physique newtonienne. Ces essais ont toujours échoué. Parler
de réconciliation entre sciences
physiques et sciences humaines, telle l'économie, est
peut-être trop fort, mais ce qui est vrai, c'est qu'il apparaît une
convergence dans le vocabulaire et une élimination de contradiction.
LE POINT : On
pourrait donc, à partir de vos travaux, élaborer une science de
la société ?
I.
PRIGOGINE : Le modèle de narration de la nature ne s'applique pas
directement à la société. Les sociétés humaines conjuguent la mémoire du
passé et l'anticipation du futur. Cela dit, homme doit se sentir plus à l'aise
dans cet univers. Il prolonge l'univers, il n'est pas
en
marge de l'univers. C'est pour cela que j'ai écrit « La
nouvelle alliance » avec Isabelle Stengers. En somme, le
message de Monod, c'est que la vie, et en particulier
homme, correspondrait à un « miracle » laïque. Pour moi,
il n'en est pas ainsi. La matière contient des potentialités (auto
organisation) qui étaient encore largement
inconnues du temps de Monod. D'un autre côté, le message de Camus et de
Sartre, c'est que l'univers est absurde. Ce sentiment d'absurdité est
naturel dans un univers où homme serait détaché de la nature qui
l'entoure. J'ai lutté contre ces tendances et montré qu'il existe
une certaine rationalité, mais que celle-ci comprend l'incertain et la
flèche du temps.
LE POINT :
Donc, nous ne sommes pas près de nous ennuyer !
I.
PRIGOGINE : A 84 ans, je suis un scientifique heureux, car je
peux raisonnablement affirmer que mes intuitions ont pris une forme
précise et peuvent être « démontrées ». Je sens
aussi combien notre univers est surprenant et combien l'existence de
homme est étonnante.
Kant faisait
tous les jours la même promenade à la même
heure pour imiter le mouvement des planètes. Seulement, le mouvement des
planètes est un tout petit aspect
de l'univers : l'univers, ce sont aussi l'explosion des
novae ou la transformation de la matière. Nous
sommes
seulement au début de cette observation. Nous
ne savons toujours pas comment les premières
particules ont été créées, ni ce que signifie le big bang. Et
nous ne savons toujours pas pourquoi certains poissons sont devenus des
reptiles et certains singes des
hommes. Il y a certainement du vrai dans l'explication
darwinienne, mais elle n'est pas complète. L'écart à
l'équilibre doit aussi jouer un rôle.
LE POINT :
A regarder toutes les collections qui vous entourent, l'art tient une
grande place dans votre vie. C'est complémentaire de la science, pour vous
?
I.
PRIGOGINE : Dans un certain sens, j'ai voulu me prouver que la
créativité est essentielle à homme. Et les formes
artistiques sont peut-être la première preuve de la
créativité humaine. Regardez ces haches stylisées :
comment la hache s'est-elle dédoublée en objet
fonctionnel et artistique ? Il y a ici de l'art argentin, de l'art
hindou, de l'art mexicain. Je suis fasciné par la
variété des créations. Le paléolithique a produit un art
relativement uniforme, mais la diversité apparaît dès le
néolithique. Le néolithique, c'est un moment essentiel dans l'histoire de
la créativité de homme, mais c'est
aussi le début de nouveaux problèmes posés à
homme. C'est le début des sociétés hiérarchiques.
Peut-être que ce qui détermine notre histoire, c'est la lutte
contre les hiérarchies, les inégalités, qui vont des rois
et des grands prêtres aux esclaves. Au XXe siècle, des
progrès ont été réalisés : sans la science, ces
progrès auraient été impossibles. Peut-être pouvons-nous ainsi donner un
sens à l'Histoire. A mon âge, je suis
nécessairement optimiste. J'ai vu la naissance des
dictatures et leur déclin. Je fais confiance aux
générations à venir •
(1) « homme devant l'incertain », sous la direction
d'Ilya Prigogine (Odile Jacob, 2001, 385 pages, 25,15 €). Voir aussi « La
fin des certitudes », d'Ilya Prigogine (Odile Jacob, réédition poche, 6,86
€).
Ilya Prigogine
llya
Prigogine est né le 25 janvier
1917.
Professeur à Bruxelles et à
Chicago,
il a obtenu le prix Nobel de
chimie en
1977. Il est aujourd'hui
professeur
à l'université du Texas à
Austin et
dirige les Instituts internationaux de physique et de chimie. Il
a publié,
en France, « La nouvelle alliance, les
métamorphoses de la
science »
(Gallimard), « Physique;
temps et
devenir » (Masson), « A la
rencontre
du complexe » (PUF),
« Entre le temps
et l'éternité;»
(Fayard), « Les
lois du chaos »
(Flammarion) et «
La fin des certitudes » (Odile facob).
Texte Communiqué par Jacques