-Votre livre
« Incarnation », comme le précédent « C’est moi la vérité» est
une rencontre de la philosophie avec la Révélation chrétienne. Quelle est
l'intuition centrale qui vous a conduit peu à peu à cette rencontre ?
MH. C’est l'idée de
vie. Mes recherches philosophiques m’ont en effet amené à reconnaître une
manière d'être radicalement différente de celle des choses du monde qui
est tout simplement la manière dont nous nous éprouvons nous-mêmes, sans
distance, dans l'affectivité. Bref, la vie, c'est l'intériorité
radicale, le fait de se sentir soi-même -- par différence avec
l’extériorité à soi de la matière, où ne se rencontrent que les mouvements
de particules et nullement des sentiments. Or, nous lisons dans
l'Évangile selon saint Jean cette affirmation bouleversante : « Dieu
est vie. » Je suis partie de ce rapprochement, et j'ai découvert que
ma philosophie et la théologie avait le même objet.
-Est-ce à partir
de là que l'on peut comprendre la distinction que vous faites dans votre
dernier ouvrage entre le corps et la chair ?
MH. Oui, exactement :
le corps comme chose extérieure se montre dans le monde, comme un
ensemble d'organes, tandis que la chair s’éprouve dans la
vie comme un flux continu de sentiments, d'efforts... Elle est
faite d'impressions invisibles, immatérielles mais ressenties. Que
nous soyons un corps fait que nous sommes dans le monde, mais nous sommes
aussi une chair invisible, dans la vie. Ce qui signifie que
l'homme n'est ni un morceau de matière, ni une pure intelligence,. Mais
une affectivité charnelle.
-En quoi cette idée
de l'homme, propre au christianisme, rompt-elle avec la conception grecque
classique ,
MH. Les grecs
concevaient l'homme comme un pur esprit malheureusement tombé dans un
corps. Il fallait fuir la sensibilité au profit de l'intelligence.
L'affirmation selon laquelle le Verbe divin s’est fait chair ne
pouvait donc leur paraître qu'qui seune « folie » : comment la pure pensée
pouvait-elle déchoir ! Il revient aux Pères de l'église comme Tertullien
et surtout Irénée de Lyon d'avoir défendu contre toutes les hérésies «
grecques » (la gnose) la rigueur de cette thèse :
Dieu n'est pas un pur intellect, il est vie, affectivité, amour ; or
nous sommes vivants et notre chair est vivante ; il n’ y a donc pas
d’impossibilité de principe à ce que Sa Vie ait pris chair. Cette
incarnation n'est pas seulement un événement historique, mais elle
appartient à l'origine même de la création de l'homme. Le prologue de
Jean éclaire la Genèse : l'homme a été fait corps dans le monde mais aussi
« à l'image de Dieu » et, c'est-à-dire vivant. Or l'homme ne peut être
vivant si Dieu ne génère pas continuellement sa vie en lui.
L’homme est ainsi engendré à l'exemple du Fils,
continuellement en Dieu.
-- Que penser du
culte du corps propre à notre époque ?
MH. On idolâtre
le corps mais on méprise la chair.
Une des principales tares du monde moderne, de Galilée à la naissance
des sciences dures, est qu'il se concentre exclusivement sur le corps
considéré comme un objet matériel, et non sur la chair, qui est la vie
elle-même comme succession de sentiments. La réalité de
l'humain se trouve ainsi occultée au profit de processus objectifs inertes.
Les relations amoureuses sont ainsi réduites à la sexualité, à
l'exhibition de formes invisibles, alors que l’ amour se trouve dans la
nuit de l'affectivité. On dépouille ainsi l'amour de ce qui en fait
l'étoffe véritable : le malheur, la déception, le bonheur, l'attente... La
science ne nous parle de rien qui se rapporte à la vie ou à la chair :
pour elle le baiser des amants est un bombardements de particules micro
physiques. Les gènes et les molécules n'ont rien à nous apprendre sur
notre vie telle que nous la vivons, et l'humanité a vécu des milliers
d'année sans en connaître l'existence. Le contresens majeur de
la modernité sur la réalité est de vouloir tout réduire à ce qui se voit.
Mais la vie ne se voit pas, elles s'éprouve.
-On entend
couramment dire que le christianisme méprise le corps...
MH. C'est une
contrevérité, accréditée par Nietzsche ; en réalité, le christianisme
promeut une conception grandiose de la chair, et particulièrement de
l'union charnelle. Il fait de la chair le lieu même de l'esprit.
Assurément, la chair peut être l'occasion du mal, mais elle n’est pas
mauvaise en elle-même. Le mal consiste simplement à ne pas reconduire
la vie charnelle à sa source originaire en Dieu. À se prendre pour
Dieu. Mais la chair est le « temple de l'esprit », comme dit saint
Paul.
-Vous dites que
notre vie à sa source en Dieu : comment éprouvons-nous cela ?
MH. Dans une passivité
radicale. Aucun d'entre nous ne s'est apporté lui-même dans la vie.
C'est la vie qui en nous fait que nous sommes vivants sans que nous y
soyons pour rien. Cette vie est à la fois nous-mêmes et plus
grande que nous mêmes, plus ancienne et toujours plus jeune que nous mêmes
La vie nous traverse et fait de nous des « moi ». Or la vie, telle
que nous l'avons définie, ne peut venir seulement de la matière, qui
n'éprouve rien. La vie qui fuse en nous continuellement a sa source en
la vie absolue de Dieu, vie toute puissante. Vie absolue qui se révèle
continuellement à elle-même dans le Verbe, « Fils premier né »
Chacun est le lieu de révélation de la vie à elle-même. On
comprend ainsi la parole de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime
à moi-même que moi-même » Il est la racine même de mon moi, il lui est
toujours présent comme sa source vive. Pêcher c'est oublier
cette condition qui est la nôtre, d'être une vie finie qui n'est pas à
elle-même son origine. Dieu est réellement présent en nous,
comme ce qui nous joint à nous-mêmes dans l'épreuve que nous faisons de
nous-mêmes.
Notre présence à Dieu est immédiate puisqu'elle nous
constitue comme vivant.
--
Dès lors, que signifie « naître
» dans le christianisme ? Et quel genre de naissance célébrons-nous à
Noël ?
MH
On interprète généralement la naissance comme le fait de venir au monde ;
mais en réalité, naître, pour l'homme, c'est d'abord venir
dans la vie. Naître c'est venir dans l'affectivité avant que de
venir dans la lumière. Nous sommes nés dans la vie avant de naître
au monde. Le corps cache une chair. Et c’est Dieu qui
continuellement nous engendre par la puissance de sa vie infinie.
Notre vrai père, c'est Dieu dont nous recevons la vie.
Lui ne l’a pas reçue, car il est la vie même. Nous naissons d'abord
en Dieu. À Noël, nous célébrons donc la venue de la vie
infinie à l'homme, c'est-à-dire en chacun de nous ; nous célébrons donc
aussi notre propre naissance divine, qui répète le processus
d'engendrement du Fils , Noël enfin nous appelle à la renaissance par
laquelle nous saurons à nouveau que nous sommes des Fils de Dieu.