"Sans tout ce que l'Occident a accompli, nos vies
seraient stériles."
Okaz: Je vais commencer par la question
cruciale de ce qui distingue votre façon de penser - que vos
adversaires évoquent systématiquement contre vous: vous
éblouissement face à l'Occident, alors que vous dévaluez
complètement la pensée arabe. C'est vraiment le caractère le plus
distinctif de vos écrits. L'auto-flagellation y est présente à un
point extrême. Comment l'expliquez-vous ?
Buleihi: Mon attitude face à la société
occidentale se base sur des faits indéniables et ses grandes
réussites. Nous sommes en présence d'une réalité aux nombreuses
composantes merveilleuses et étonnantes. Cela ne signifie pas que
je sois aveuglé. Mais j'ai très exactement l'attitude contraire de
ceux qui nient et ignorent les lumières vives de la civilisation
occidentale. Regardez donc autour de vous… Vous vous apercevrez
que tout ce qui est beau dans nos vies nous vient de la
civilisation occidentale. Même le stylo que vous tenez dans votre
main, l'enregistreur en face de vous, la lampe de cette pièce et
le journal pour lequel vous travaillez, et d'innombrables
agréments supplémentaires, qui sont comme des miracles pour les
civilisations anciennes… Sans tout ce que l'Occident a accompli,
nos vies seraient stériles. Je ne fais que poser un regard
objectif [sur la réalité], estimant à sa juste valeur ce que je
vois et l'exprimant honnêtement. Ceux qui n'ont pas d'admiration
pour le beau sont démunis de sensibilité, de goût et de sens de
l'observation.
La civilisation occidentale a atteint le summum de la
science et de la technologie. Elle a apporté la connaissance, le
savoir-faire, de nouvelles découvertes, comme aucune autre
civilisation avant elle. Les réalisations de la civilisation
occidentale couvrent tous les domaines: la gestion, la politique,
l'éthique, l'économie et les droits humains. C'est un devoir de
reconnaître son étonnante excellence. C'est en effet une
civilisation digne d'admiration. (…) Le retard horrible dans
lequel vivent certaines nations est le résultat inévitable de leur
refus de [l'apport occidental] et de leur attitude consistant à se
réfugier dans le déni et l'arrogance.
Okaz: Monsieur, vous pouvez admirer cette
civilisation tant que vous le voulez, mais pas aux dépens des
autres, notamment de notre civilisation.
Buleihi: Mon admiration pour l'Occident ne
s'exprime pas aux dépens des autres. Elle invite ces autres à
admettre qu'ils se sont leurrés, à surmonter leur infériorité et à
se libérer de leur retard. Ils devraient admettre leurs défauts et
faire l'effort de les surmonter. Ils devraient cesser de nier les
faits et de tourner le dos à la multitude des merveilleux succès
[occidentaux]. Ils devraient se montrer justes à l'égard de ces
nations qui ont su se rendre prospères, sans pour autant
monopoliser la prospérité, faisant profiter le monde entier des
résultats de leurs progrès, de sorte qu'aujourd'hui d'autres
nations dans le monde en bénéficient. La civilisation occidentale
a apporté au monde la connaissance et le savoir-faire qui ont
permis aux nations non occidentales, de rivaliser avec sa
production et de partager des marchés avec elle. Critiquer ses
propres insuffisances est nécessaire pour évoluer positivement.
En revanche, glorifier la léthargie revient à encourager et
asseoir le retard, à resserrer les chaînes de l'apathie et à
empêcher [l'expression de] la capacité à exceller. Le retard est
une réalité honteuse qui devrait nous déplaire et dont nous devons
nous libérer.
"La civilisation occidentale est la seule qui ait
su libérer l'homme de ses illusions et de ses chaînes."
Okaz: C'est peut-être le cas, et je vous suis
dans cette exigence, mais, Monsieur, pourriez-vous résumer pour
nous les raisons de votre admiration de la culture occidentale,
afin que nous ayons une base de discussion ?
Buleihi: Il n'y a pas une, mais mille raisons
qui me poussent à admirer l'Occident et à souligner son excellence
absolue dans tous les domaines. La civilisation occidentale est la
seule qui ait su libérer l'homme de ses illusions et de ses
chaînes. Elle a reconnu son individualité et lui a fourni des
capacités, la possibilité de se cultiver et de réaliser ses
aspirations. Elle a humanisé l'autorité politique et établi des
mécanismes garantissant une égalité et une justice relatives,
prévenant l'injustice et modérant l'agression. Cela ne veut pas
dire que c'est une civilisation sans défaut ; elle en a même
beaucoup. C'est toutefois la plus grande civilisation humaine de
l'histoire. Avant elle, l'humanité était en prise avec la
tyrannie, l'impuissance, la pauvreté, l'injustice, la maladie et
la misère.
C'est une civilisation extraordinaire, sans
être l'extension d'aucune civilisation ancienne, à l'exception de
la civilisation grecque, source de la civilisation contemporaine.
J'ai donné le dernier coup de plume à un ouvrage sur ce grand et
extraordinaire saut de civilisation, intitulé "Changements
qualitatifs dans la civilisation humaine". La civilisation
occidentale est son propre produit et ne doit rien à aucune autre
civilisation, hormis la civilisation grecque (…) Elle a redonné
vie aux réalisations des Grecs dans les domaines de la
philosophie, la science, la littérature, la politique, la société,
la dignité humaine, le culte de la raison, tout en reconnaissant
ses défauts et ses leurres et en soulignant le besoin constant de
critique, de réévaluation et de corrections.
Okaz: En parlant ainsi, vous effacez
complètement tous les efforts créatifs des civilisations qui ont
précédé, telle la civilisation islamique, car vous affirmez que
l'Occident ne lui doit rien.
Buleihi: Et pour cause: elle ne lui doit rien,
pas plus qu'à aucune autre civilisation avant elle. La
civilisation occidentale trouve ses fondements dans la Grèce des
VIème et Vème siècles avant J.C. Elle a connu un temps d'arrêt au
Moyen-Âge, avant de reprendre son évolution aux Temps modernes, en
profitant à toutes les nations. Elle est vraiment extraordinaire
dans tous les sens du mot: en termes d'excellence, d'unicité, de
nouveauté (…) Elle a des composantes et des qualités qui la
distinguent de toutes les civilisations qui l'ont précédée ou
suivie. Elle est le produit d'un enseignement philosophique
inventé par les Grecs. Les Européens ont pris pour base ce mode de
pensée, notamment le mode de la critique, qui leur a permis de
développer la connaissance objective, toujours ouverte à la
réévaluation, à la correction et au progrès (…).
Okaz: Certains penseurs occidentaux ont écrit
que la civilisation occidentale est une extension des
civilisations précédentes. Comment vous, Arabe musulman,
pouvez-vous le nier ?
Buleihi: En passant en revue les noms des
philosophes et savants musulmans dont la contribution à l'Occident
est reconnue par les écrivains occidentaux, tels Ibn Rushd, Ibn
Al-Haytham, Ibn Sina, Al-Farbi, Al-Razi, Al-Khwarizmi et leurs
semblables, nous découvrons que c'étaient tous des disciples de la
culture grecque et qu'ils se tenaient en marge du courant
[islamique] dominant. Ils étaient et continuent d'être ignorés par
notre culture. Nous avons même brûlé leurs livres, les avons
harcelés, avons mis la population en garde contre eux, et nous
continuons de les considérer avec suspicion et aversion. Comment
pouvons-nous nous enorgueillir de personnes que nous avons
écartées et dont nous avons rejeté la pensée ? (…)
Quant à la question du développement culturel, il
existe deux approches: selon l'une d'entre elles, la civilisation
est le produit d'un processus cumulatif. Cette approche est
toutefois contredite par les faits historiques. Selon l'autre
approche, un changement quantitatif ne peut jamais conduire à un
changement qualitatif, sauf quand un bond extraordinaire est
réalisé. C'est sans conteste la bonne approche, que j'ai adoptée.
La quantité ne peut se transformer spontanément en qualité (…)
"La civilisation occidentale (…) est la seule qui
continue de se développer, qui se réévalue constamment, se corrige
et effectue en permanence de nouvelles découvertes"
La seule civilisation qui possède les ingrédients du
progrès perpétuel est la civilisation occidentale, avec ses
fondements grecs et son étonnante configuration contemporaine (…)
La civilisation occidentale estime que nul ne détient la vérité
absolue et que la perfection est impossible à atteindre, donc
l'homme doit s'efforcer de l'atteindre tout en sachant qu'il n'y
arrivera pas. C'est ainsi la seule civilisation qui continue de se
développer, qui se réévalue constamment, se corrige et effectue en
permanence de nouvelles découvertes (…)
Okaz: Permettez-moi de vous interroger sur
votre fascination totale pour la culture occidentale.
Buleihi: La lumière de cette civilisation est
très forte et il faut être aveugle pour ignorer sa luminosité.
Toute personne douée de vue et de discernement ne peut qu'être
fasciné (…) Il faut reconnaître le mérite de ceux qui en ont. Une
autre civilisation a-t-elle rêvé avant elle à ces révélations
époustouflantes, ces sciences exactes et ces technologies
complexes ? Les générations précédentes ont-elles imaginé la
possibilité d'ouvrir le torse ou la tête pour effectuer des
opérations compliquées du coeur et du cerveau ? Pouvaient-elles
imaginer une [aussi] profonde compréhension de la cellule vivante
et de sa genèse… Ont-elles imaginé les avions, les voitures et les
innombrables inventions de cette civilisation ? Voudriez-vous que
nous nous remettions à écrire sur des parchemins et des papyrus, à
user des bâtons de bois à la place de stylos et à monter à dos
d'âne ?
Okaz: Désolé, mais personne ne vous demande de
revenir à l'époque des ânes. Il est toutefois nécessaire de
prononcer ses jugements historiques de façon juste et équilibrée.
Vous dites qu'il faut "reconnaître le mérite de ceux qui en ont",
mais, dans les faits, vous n'accordez aucun crédit à tout ce qui a
existé avant la civilisation occidentale, et alors que tout le
monde reconnaît le caractère cumulatif des accomplissements
humains, vous niez cet axiome quand il s'agit des réalisations
occidentales.
Buleihi: L'humanité a passé des milliers
d'années à ruminer les mêmes idées et à vivre dans les mêmes
conditions, en se servant des mêmes outils et instruments. Elle
aurait pu s'éterniser ainsi sans l'émergence de la pensée
philosophique en Grèce, aux VIème et Vème siècles avant J.C. Le
niveau actuel des progrès de la civilisation ne peut être le
résultat d'une [simple] accumulation: c'est plutôt le résultat de
grandes réalisations dans les domaines de la pensée, de la
science, de la politique, de la société et du travail. (…)
Ce qui sort l'homme de sa routine, c'est la lutte des
idées, la liberté de choix et l'égalité des chances. La meilleure
preuve en est qu'un grand nombre de gens aujourd'hui vivent dans
une société profondément rétrograde, malgré la disponibilité de la
science, de la technologie et des idées. Ils sont témoins de la
prospérité et malgré cela, ces peuples rétrogrades sont incapables
d'abandonner leurs tranchées et de se libérer de leurs chaînes. En
d'autres termes, ils sont incapables d'imiter les peuples
prospères, se trouvent dans l'incapacité totale d'inventer et
d'initier.
Okaz: Il y a une question cruciale à ce débat:
par "civilisation", entendez-vous uniquement son aspect matériel ?
"La plus grande réussite de la société occidentale
est d'avoir humanisé son autorité politique, d'avoir séparé les
pouvoirs, établi et maintenu un équilibre des pouvoirs. La
civilisation occidentale a accordé la priorité à l'individu"
Buleihi: La plus grande réussite de la société
occidentale est d'avoir humanisé son autorité politique, d'avoir
séparé les pouvoirs, établi et maintenu un équilibre des pouvoirs.
La civilisation occidentale a accordé la priorité à l'individu et
subordonné ses institutions, lois et procédures à ce principe,
tandis que dans la civilisation ancienne, l'individu [n'] était
[qu'] une dent dans l'engrenage.
Okaz: Une dent dans l'engrenage ? Vous pensez
que cela est vrai aussi de la civilisation islamique ?
Buleihi: Nous faisons clairement la
distinction entre l'islam et ce que les gens font en son nom. Les
grands principes de l'islam et ses doctrines sublimes qui
insistent sur la valeur et la dignité humaines n'ont pas eu
l'occasion de prendre forme. Depuis l'époque des califes bien
guidés, l'histoire arabe a éradiqué l'individualité de l'homme et
sa valeur s'est retrouvée liée à ses affiliations politiques,
religieuses ou tribales (…) La seule civilisation qui reconnaît et
respecte l'homme en tant qu'individu est la société occidentale
(…) Le comportement [humain], dans tous les domaines, ne découle
pas d'enseignements, mais de la pratique et de l'expérience sur le
terrain (…)
Okaz: L'histoire arabe de bout en bout, selon
vous ?
Buleihi: Oui, toute l'histoire arabe se
distingue par cet aspect lugubre, mises à part la période des
califes bien guidés et d'autres périodes discrètes comme celle du
règne d'Omar ibn Abdel Aziz. On ne doit pas confondre les sublimes
principes et doctrines de l'islam avec son histoire, remplie
d'erreurs, de transgressions et de tragédies. Quand les Abbasides
triomphèrent des Omeyyades, ils couvrirent les cadavres de tapis,
faisant la fête sur les corps en signe de vengeance. Quand [le
calife] Al-Ma'mum eut battu son frère Al-Amin, il lui ôta la peau
des os comme on le fait à un agneau. Cette scène se répète tout au
long de l'histoire. Le pouvoir politique est la valeur pivot de la
culture arabe. A notre époque, les coups d'Etat militaires sont
récurrents dans le monde arabe, pour le pouvoir, mais pas pour
effectuer des réformes positives. Chaque régime est pire que le
précédent.
Okaz: M. Buleihi, n'avez-vous pas ouï dire de
centaines de savants dans l'histoire de votre peuple qui ont
apporté du sens et eu de l'impact, dont on étudie la vie jusqu'à
ce jour, bien qu'il n'aient eu ni pouvoir, ni tribu, ni
affiliation religieuse, et qui sont estimés pour leur érudition ?
"L'histoire arabe, à l'exception de la période des
califes bien guidés, a été dominée par la politique"
Buleihi: C'est là une déclaration générale qui
ne repose pas sur les faits. L'histoire arabe, à l'exception de la
période des califes bien guidés, a été dominée par la politique.
Quand les Fatamides ont pris le contrôle de l'Egypte et de
l'Afrique du Nord, ces régions sont devenues chiites, et quand
Salah Al-Din Al-Ayyubi [Saladin] a mis fin au [règne des]
Fatamides, il a écarté tout ce qui pouvait avoir un rapport avec
le chiisme. Il en a été de même quand les Safavides ont converti
l'Iran au chiisme: cela a conduit les Ottomans à agir de façon
identique [en imposant le sunnisme]. L'histoire arabe, ou
islamique, dans le sens large du terme, résulte des hauts et des
bas de la politique.
Okaz: Permettez-moi de faire ici une petite
pause. Vous réduisez l'histoire islamique à une histoire
politique. Même l'histoire politique islamique, malgré toutes ses
tragédies, n'est pas aussi négative que vous le dites. Vous
ignorez les aspects scientifiques et culturels de l'histoire
islamique, qui ont donné une grande civilisation alors même que
l'Europe souffrait sous le règne de la féodalité, de l'Eglise, de
l'ignorance et du retard.
"Notre culture a été, et continue d'être, absorbée
par la question de ce qui est interdit et permis, de la croyance
et de l'incroyance, parce que c'est une civilisation religieuse"
Buleihi: Nous avons hérité de certains clichés
concernant notre histoire et l'histoire des autres nations, ne
considérant pas notre histoire d'un oeil critique et celle des
autres d'un œil juste et objectif. La lumineuse civilisation
grecque a émergé au VIème siècle avant J.C., atteignant le sommet
de son épanouissement au Vème siècle avant J.C. En d'autres
termes, la civilisation grecque a émergé plusieurs siècles avant
la civilisation islamique et a été la source des philosophes
musulmans. Ces individus dont nous sommes parfois fiers, tels Ibn
Rushd, Ibn Al-Haytham, Al-Razi, Al-Qindi, Al-Khawarizmi et
Al-Farabi, étaient tous les élèves de la pensée grecque. Quant à
notre civilisation, c'est une civilisation religieuse, préoccupée
de loi religieuse, complètement absorbée par les détails de ce que
les musulmans doivent faire et ne pas faire dans leur rapport à
Allah et aux autres. C'est une tâche immense digne d'admiration,
parce que la religion est le pivot de la vie. Nous devons
toutefois admettre que nos succès se limitent tous à cette grande
idée. N'affirmons pas que l'Occident nous a emprunté ses lumières
laïques. Notre culture a été, et continue d'être, absorbée par la
question de ce qui est interdit et permis, de la croyance et de
l'incroyance, parce que c'est une civilisation religieuse (…)
Okaz: Ils [les musulmans] ont appris de la
civilisation grecque et ce n'est pas un défaut ; c'est ainsi que
font les jeunes générations: elles apprennent des civilisations
anciennes et se construisent sur ces dernières. Fallait-il
attendre qu'ils abolissent les réussites des Grecs pour
recommencer à zéro ?
Buleihi: Je n'ai rien contre le fait
d'apprendre [des autres]. Ce que je voulais clarifier est que ces
[succès] ne sont pas les nôtres et que ces individus exceptionnels
ne sont pas le produit de la culture arabe, mais plutôt de la
culture grecque. Ils se trouvent en dehors de notre courant
culturel dominant, et nous les avons traités comme des éléments
étrangers. C'est pourquoi nous ne méritons pas de nous en
enorgueillir, vu que nous les avons rejetés et avons combattu
leurs idées. A l'inverse, quand l'Europe eut tiré l'enseignement
de ces individus, elle a su profiter d'une grande connaissance: la
sienne à l'origine, vu qu'elle est une extension de la culture
grecque, source de toute la civilisation occidentale."