Quand on dit l’office et qu’on récite le chapelet,
on est amené à dire le Pater au moins une douzaine de fois chaque
jour. L’homme étant ce qu’il est, la routine s’installe
inéluctablement, et l’on finit par ne plus faire attention à ce que
l’on dit. De temps en temps, il faut trouver un truc pour briser
cette routine. Ici aussi, le fait d’avoir un père spirituel est
important, car il connaît la chose, et de loin en loin vous dira une
parole qui subitement va vous faire prendre conscience que vous
étiez en train de vous endormir.
Pour briser cette routine, j’ai récemment décidé
d’apprendre le Notre Père en grec. L’idée m’en est venue en
entendant à Noël, une fois de plus, le Notre Père chanté en grec à
Saint-Julien-le-Pauvre. D’habitude, le Notre Père est récité en
français au cours de la divine liturgie. Mais dans les grandes
fêtes, le chantre le chante en grec.
Or je ne connais pas le grec. Apprendre le Notre
Père dans cette langue m’a donc obligé à faire attention à chaque
mot, au son de chaque mot, à la signification de chaque mot. Et j’ai
fait d’étonnantes découvertes.
Il semble évident pour tout le monde, aujourd’hui,
que Jésus a enseigné le Notre Père en araméen. La seule discussion
est entre ceux qui disent que c’était en araméen, et ceux, plus
rares, qui affirment que c’était en hébreu.
C’est la mode aujourd’hui de dire, après
Tresmontant et Carmignac, que les évangiles ont d’abord été écrits
en araméen. Mais rien ne permet d’étayer cette hypothèse. Et la
grande preuve que l’on avance n’en est pas une. La preuve que
c’était d’abord écrit en araméen, nous dit-on, ce sont les
hébraïsmes qui parsèment le texte. Ce n’est évidemment pas une
preuve. Le grec que l’on parlait en Palestine était forcément nourri
d’hébraïsmes, comme le français qu’on parle dans les campagnes
bretonnes est parsemé de tournures venues du breton, comme le
français qu’on parle au Liban recèle des tournures arabes.
On constate a contrario que lorsque l’évangéliste
cite un texte de l’ancien testament, il le cite dans la version des
Septante. Donc en grec, originellement en grec. On ne peut imaginer
l’évangéliste rechercher dans un manuscrit des Septante la citation
exacte de ce qu’il avait d’abord cité en araméen. D’ailleurs on ne
voit pas pourquoi il prendrait cette peine.
Jésus parlait manifestement araméen dans la vie de
tous les jours, comme les évangiles en conservent le témoignage
(lorsqu’il dit « Talitah qumi », jeune fille lève-toi, ou « Ephpheta »,
ouvre-toi, ou quand il appelle saint Pierre Kephas). Mais quand il
cite l’Ancien Testament, c’est toujours dans le texte grec des
Septante (sauf une fois, sur la croix, ce qui mériterait d’être
étudié).
Et j’en viens à me demander s’il n’aurait pas
enseigné le Notre Père en grec.
Et je suis très étonné de voir qu’apparemment
personne ne se pose la question.
Or elle me paraît se poser à cause des sonorités
du Notre Père en grec, sonorités qui le découpent de façon très
précise, et dont les allitérations et les assonances n’existent dans
aucune autre langue :
Pater imóne o en dis ouranís,
hayiasthíto to onomá sou,
eltheto i vassilía sou,
yenithito to thélimá sou,
os èn ourano kai epí tis yis ;
tone artone imone tone epioussione dhos imin
simerone ;
kai aphès imíne ta ophilimata imóne,
os kai imís aphíémène tis ophilétais imóne ;
kai mi issénènguis imás is pirasmóne,
allá rhissai imas apo tou ponirou.
Ceux d’entre vous qui connaissent le grec, ou
croient le connaître, doivent trouver que je prononce n’importe
comment. En fait je prononce comme les Grecs le prononcent, comme on
le prononce dans la liturgie grecque, et non pas comme les
professeurs français voudraient qu’on le prononce depuis qu’Erasme a
inventé une prononciation du grec au lieu d’aller voir à Athènes
comment on le prononçait. En outre, comme l’attestent les
spécialistes, cette prononciation est à peu de choses près celle qui
avait cours dans le bassin méditerranéen au temps du Christ. Au
temps de la kini, que les hellénisants appellent aujourd’hui
koïné mais qui ne s’est jamais prononcée ainsi.
Je ne suis pas le premier, évidemment, à parler de
cette musique. Voici ce que dit Simone Weil, dans Attente de Dieu,
après avoir découvert le Pater en grec : « La douceur infinie de ce
texte grec m’a alors tellement prise que pendant quelques jours je
ne pouvais m’empêcher de me le réciter continuellement. Depuis lors
je me suis imposé pour unique pratique de le réciter une fois chaque
matin avec une attention absolue. Si pendant la récitation mon
attention s’égare ou s’endort, fût-ce d’une manière infinitésimale,
je recommence jusqu’à ce que j’aie obtenu une fois une attention
absolument pure. »
Au ciel comme sur la
terre
Vous constatez qu’il y a d’abord une première
péricope, qui est l’adresse à Dieu :
Pater imóne o èn dis ouranis,
Notre Père qui est dans les cieux, le verbe être
étant sous-entendu.
Ensuite on a trois propositions parallèles,
fortement marquées par la terminaison identique du verbe et leur fin
identique :
hayiasthito to ónomá sou, eltheto i vasilía
sou, yenithito to thélimá sou,
que soit sanctifié ton nom, que vienne ton règne,
que soit faite ta volonté.
C’est la seule langue où l’on a à la fois une rime
interne, to, et une rime finale, sou.
Après ces trois propositions qui forment à
l’évidence un tout, vient la suite :
os en ouranó kai epí tis yis
au ciel comme sur la terre, littéralement : comme
au ciel, de même sur la terre.
Il en résulte que « au ciel comme sur la terre »
s’applique aux trois propositions précédentes.
En latin, et plus encore en français, on est
conduit à rapporter « au ciel comme sur la terre » à la troisième
proposition, en disant « fiat voluntas tua sicut in cælo et in
terra » : que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
En grec, le mouvement de la phrase ne le permet
pas, et il y a une virgule après « thélima sou ». Ainsi donc le
Pater en grec souligne que ce qui doit se faire sur la terre comme
au ciel, c’est en même temps la sanctification du nom de Dieu, la
venue du royaume, et la volonté de Dieu. Cela ne change pas beaucoup
la signification de ces paroles, mais leur apporte un éclairage qui
n’est pas sans intérêt.
On constate aussi que « épi tis yis » conclut
cette partie du Notre Père par sa rime avec l’adresse du début : « èn
dis ouranis… epi tis yis ». En dis ouranis, dans le ciel,
epi tis yis, sur la terre.
Le pain supersubstantiel
Après « os èn ourano kai épi tis yis », qui sonne
donc comme une finale, on change totalement de sonorités, avec une
phrase qui se tient seule et qui contient six fois le son one :
Tone artone imóne tone epioussione dhos
imine simerone.
Notre pain donne-nous aujourd’hui. Les sonorités
insistent sur cette demande, qui est pressante.
Mais ce pain que nous demandons est caractérisé
par un adjectif : « épioussione ».
En latin on dit :
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
Et en français :
Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien (ou :
de chaque jour).
C’est très curieux. Comme on l’a déjà vu, et comme
on va le voir plus encore par la suite, le Notre Père a été traduit
du grec en latin de façon très littérale. Mais épioussione ne
peut pas vouloir dire quotidianum, quotidien. Un mot qui du
reste fait un peu double emploi avec aujourd’hui, ou de ce
jour.
Il est curieux de constater que le mot
épisoussione a été traduit par quotidianum dans
l’évangile de saint Luc, et par supersubstantialem dans
l’évangile de saint Matthieu. Et que saint Jérôme, qui a revu les
traductions, a laissé cette double traduction, qui a permis d’avoir
le Pater tel que nous le connaissons en latin (et en français), tout
en conservant le mystère du mot originel pour celui qui veut aller
voir plus loin.
Il se trouve que le mot épioussione
n’existe pas dans la langue grecque. Il ne se trouve que dans le
Pater.
Les exégètes ont tenté de le tordre dans tous les
sens pour essayer de lui donner une signification qui ressemble plus
ou moins à quotidien. La plus courante est de dire : en fait,
c’est « épi tine oussane », sous-tendu « simerane », ce qui veut
dire : pour le présent jour (jour étant sous-entendu). Non seulement
c’est bancal, mais aucun manuscrit ne l’atteste. Au contraire, tous
les manuscrits, les centaines de manuscrits de Matthieu et de Luc,
portent tous épioussione.
Alors qu’il suffit de prendre le mot tel qu’il
est. Et si Jésus a inventé ce mot, c’est parce qu’il désignait une
réalité radicalement nouvelle.
Epioussione se
traduit en effet par supersubstantialem, c’est-à-dire
sur-substantiel, super-substantiel.
Voilà qui nous rappelle ce que je vous disais à
propos du psaume 108 (1), où l’on trouve quatre fois un mot qui
n’existe pas en latin : supersperavi. J’ai super-espéré. Eh
bien, en grec, le préfixe est également épi : épilpissa.
Si on traduit épi-lpissa par
super-speravi, il est encore plus évident que épi-oussione
se traduit par super-substantialem.
Je viens de dire : si Jésus a inventé ce mot. Mais
oui. Je ne peux m’empêcher de voir là un fort indice que le Pater a
été dit en grec, et que tant Matthieu que Luc ont fidèlement et
pieusement retranscrit le mot inconnu, sans comprendre ce qu’il
signifiait. Qu’est-ce qui est le plus plausible, que ce soit l’agent
juif des douanes et le médecin syrien qui l’aient inventé pour
traduire un mot araméen, ce qui serait une très mauvaise traduction,
ou que ce soit le Verbe de Dieu qui nous l’ait révélé ? Jésus attire
ainsi l’attention sur oussia, la substance. Et sur sa
substance. Vous savez comme ce mot fera l’objet de terribles
controverses, jusqu’au concile de Nicée. Lequel imposera la formule
que le Fils est consubstantiel au Père : homo-oussia. Et cela
nous parle aussi de l’eucharistie, cette manifestation du Verbe fait
chair sur les autels, par la transsubstantiation.
Ecoutez l’explication de cette phrase du Pater par
saint Ambroise, qui d’emblée, sans même se poser la question, ne
conçoit ce pain que comme le pain eucharistique :
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
Je me souviens de ce que je vous ai dit quand j’expliquais les
sacrements. Je vous ai dit qu’avant les paroles du Christ, ce qu’on
offre s’appelle pain ; dès que les paroles du Christ ont été
prononcées, on ne l’appelle plus du pain, mais on l’appelle corps.
Pourquoi alors, dans l’oraison dominicale qui suit immédiatement,
dit-il “notre pain” ? Il dit pain, certes, mais il l’appelle
épioussione, c’est-à-dire supersubstantiel. Ce n’est pas ce pain
qui entre dans le corps, mais ce pain de vie éternelle qui soutient
la substance de notre âme. C’est pour cela qu’en grec il est dit
épioussione. »
Et il poursuit :
« S’il est quotidien, ce pain, pourquoi
attendrais-tu une année pour le recevoir, comme les Grecs ont
coutume de faire en Orient ? Reçois chaque jour ce qui doit te
profiter chaque jour. Vis de telle manière que tu mérites de le
recevoir chaque jour. Celui qui ne mérite pas de le recevoir chaque
jour ne mérite pas de le recevoir après une année. Ainsi le saint
Job offrait chaque jour un sacrifice pour ses fils, de peur qu’ils
n’eussent commis quelque péché dans leur cœur ou en paroles. Toi
donc, tu entends dire que chaque fois qu’on offre le sacrifice, on
représente la mort du Seigneur, la résurrection du Seigneur,
l’ascension du Seigneur, ainsi que la rémission des péchés, et tu ne
reçois pas chaque jour le pain de vie ? Celui qui a une blessure
cherche un remède. C’est une blessure pour nous d‘être soumis au
péché ; le remède céleste, c’est le vénérable sacrement.
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
Si tu le reçois chaque jour, chaque jour pour toi c’est aujourd’hui.
Si le Christ est à toi aujourd’hui, il ressuscite pour toi
aujourd’hui. Comment ? “Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai
engendré.” Aujourd’hui, c’est quand le Christ ressuscite. “Il était
hier et il est aujourd’hui”, dit l’apôtre Paul. Mais il dit
ailleurs : “La nuit est passée, le jour est arrivé.” La nuit d’hier
est passée, aujourd’hui le jour est arrivé. »
Tone artone imone tone épioussione.
Vous voyez que pour saint Ambroise il ne peut s’agir que du pain
eucharistique. Ce pain supersubstantiel, c’est le pain du ciel. Qui
était annoncé dans la Bible : les psaumes 77 et 104 disent que Dieu
a rassasié les Hébreux du pain du ciel dans le désert. Pane cæli
saturavit eos. C’était la manne, et elle était en quelque sorte
supersubstantielle parce qu’elle venait d’en haut et ne ressemblait
à rien sur la terre, et elle était quotidienne car elle pourrissait
si l’on en faisait provision pour le lendemain, sauf quand c’était
pour le sabbat.
Vous connaissez le dialogue entre Jésus et ses
disciples après la multiplication des pains, dans l’évangile de
saint Jean :
« En vérité, en vérité, Je vous le dis, Vous Me
cherchez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que
vous avez mangé du pain, et que vous avez été rassasiés. Travaillez
en vue d’obtenir, non la nourriture qui périt, mais celle qui
demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous
donnera ; car c’est Lui que Dieu le Père a marqué de Son sceau. Ils
Lui dirent donc : Que ferons-nous pour faire les œuvres de Dieu ?
Jésus leur répondit : L’œuvre de Dieu est que vous croyiez en Celui
qu’Il a envoyé. Ils lui dirent : Quel miracle fais-tu donc, afin que
nous voyions et que nous croyions en toi ? que fais-tu ? Nos pères
ont mangé la manne dans le désert, ainsi qu’il est écrit : Il leur a
donné à manger le pain du Ciel. Jésus leur dit : En vérité, en
vérité, Je vous le dis, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain
du Ciel, mais c’est Mon Père qui vous donne le vrai Pain du Ciel.
Car le pain de Dieu est Celui qui descend du Ciel, et qui donne la
vie au monde. Ils Lui dirent donc : Seigneur, donne-nous toujours ce
pain. Jésus leur dit : Je suis le Pain de vie ; celui qui vient à
Moi n’aura pas faim, et celui qui croit en Moi n’aura jamais soif. »
Et un peu plus loin dans ce même dialogue, il
ajoute :
« En vérité, en vérité, Je vous le dis, celui qui
croit en Moi a la vie éternelle. Je suis le pain de vie. Vos pères
ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts. Voici le pain
qui descend du Ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je
suis le Pain vivant, qui suis descendu du Ciel. Si quelqu’un mange
de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que Je donnerai,
c’est Ma chair, pour la vie du monde. »
Ce simple mot, ce mot étrange d’épioussione,
indique clairement, au cœur du Pater, la foi en l’eucharistie, en la
transsubstantiation.
Et c’est pourquoi on dit le Pater après la
consécration : Dieu nous donne le pain supersubstantiel de ce jour.
Et c’est pourquoi saint Grégoire le Grand
considérait que le Pater était la conclusion du Canon, et devait
donc être dit par le prêtre seul (disposition qui se retrouve jusque
dans le missel de 1962).
Bien sûr, comme dans tous les textes sacrés, la
signification n’est pas univoque. Ce pain supersubstantiel est
d’abord, principiellement, le pain eucharistique. Mais ce pain qui
donne la vie éternelle, désigne aussi par analogie, sur le plan
humain, toute nourriture qui nous conserve dans la vie biologique.
Donc notre pain quotidien, au sens le plus terre à terre. Mais la
mention de épioussione nous incite à considérer toute
nourriture comme un symbole de la nourriture céleste. Ce qui est
bien, aussi, l’enseignement de l’épisode de la multiplication des
pains.
Tone artone tone épioussione dhos imine
simérone.
On voit que ce n’est pas pour rien que cette
phrase est isolée, et mise en pleine lumière par sa sonorité, au
milieu de la prière.
Remettre les dettes
Poursuivons.
kai aphès imíne ta ophilimata imóne,
os kai imís aphíémène tis ophilétais imóne.
On change une nouvelle fois de sonorités. Et dans
cette proposition, on a une forte allitération en ph (aphes,
ophilimata, aphiémène, ophilétais), qui n’existe pas, une fois de
plus, en araméen. Elle a été sauvegardée en latin, et a disparu en
français, par une traduction qui en outre s’éloigne du texte.
Cela vient de ce qu’en grec les mots aphiimi
et ophilo ont tous deux le même son ph.
Aphiimi, cela veut
dire laisser aller, abandonner, acquitter, absoudre.
Ophilo, c’est avoir
une dette, être débiteur, être redevable, et ophilimata, ce
sont les dettes.
Aphès imíne ta ophilimata imóne, os kai imís
aphíémène tis ophilétais imóne, cela veut
donc dire : remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à
nos débiteurs.
Le latin a fidèlement traduit : Dimitte nobis
debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
L’allitération demeure, puisque les deux mots ont un d et un
t comme première et troisième consonne.
En français, c’est devenu : Pardonnez-nous nos
offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ce
qui est une interprétation moralisante : le pardon des offenses,
alors que le texte grec reste concret comme tout l’enseignement
évangélique. Ophilimata, debita, ce sont d’abord des
dettes d’argent. Et là nous comprenons ce que c’est. Nous savons ce
que c’est, de devoir de l’argent, et nous savons ce que cela
représente, si cette dette est effacée par notre généreux prêteur.
Et nous l’apprécions d’autant plus que la somme est importante. En
l’occurrence, notre dette envers Dieu est tout simplement infinie.
Et nous ne pouvons vivre, de la vraie vie, que si Dieu nous remet
notre dette. Mais il ne nous la remettra que si nous faisons de même
avec nos congénères, ce qui ne doit pas nous poser de difficultés
puisque quelle que soit cette dette elle est infiniment plus petite
que celle que nous avons envers Dieu. Vous connaissez tous la
parabole à ce sujet, je n’y reviens pas.
La tentation
Et voici la fin du Pater :
kai mi issénènguis imás is pirasmone,
allá rhissai imas apo tou ponirou.
Les sonorités de la première proposition, kai
mi issénènguis imás is pirasmone, renvoient à toutes les parties
précédentes de la prière.
Sa signification est devenue l’objet de grandes
controverses avec la nouvelle traduction française : Ne nous
soumets pas à la tentation.
La traduction latine est une traduction littérale
du grec : Et ne nos inducas in tentationem. Inducas,
comme issénènguis, cela veut dire incontestablement conduire
dans, faire entrer : Ne nous fais pas entrer dans la tentation. De
ce point de vue, Ne nous soumets pas à la tentation est donc
une traduction correcte.
Et pourtant cette traduction est théologiquement
mauvaise, car Dieu n’est pas tentateur, seul le démon peut nous
faire entrer dans la tentation.
En fait, on avait eu raison de traduire par une
périphrase : Ne nous laissez pas succomber à la tentation.
Pour le coup on a ici un hébraïsme, et un vrai. Et
les hébraïsants sont ici précieux. Ils nous expliquent que le verbe
grec traduit un verbe araméen à la forme causative. Or le causatif
peut avoir un sens factitif fort, faire, faire faire, et un sens
permissif, laisser faire, permettre de faire. Ce qui est le cas ici,
comme en plusieurs endroits des Septante. Par exemple dans le psaume
140 qui dit littéralement, de façon très proche de la demande du
Pater : N’incline pas mon cœur vers les paroles mauvaises. Le
sens est : Ne laisse pas mon cœur s’incliner vers les paroles
mauvaises.
Du moins si l’on tient à traduire pirasmone
par tentation. En fait ce mot veut dire d’abord épreuve. Le psaume
25 dit à Dieu : Tenta me, ce qui ne se traduit pas par
« Tente-moi », bien sûr, mais par « Mets-moi à l’épreuve ». Sans m’y
laisser succomber…
Le Mauvais
Et puis voici la dernière proposition :
allá rhissai imas apo tou ponirou.
Mais libère-nous, sauve-nous, préserve-nous du
mauvais.
Ponirou, cela veut
dire : mauvais, méchant, pervers. Une fois encore, il s’agit d’un
mot très concret, il ne s’agit pas de l’idée du mal. Il s’agit d’un
adjectif, qui est pris comme nom : libère-nous, préserve-nous du
méchant, du mauvais, c’est-à-dire du Malin, de Satan.
Ce qui me frappe ici est que ce mot ponirou
a une sonorité totalement différente de tout le reste de la prière.
Il détonne. Il est étranger à la musique du Notre Père. Il est
l’intrus. Et cela n’existe pas non plus en araméen.
Ce ponirou, qui dérange l’oreille, arrive
tout à fait à la fin du Pater, et il déstabilise la prière. On
aimerait que cela se termine par une belle rime, une belle
assonance. Et ça se termine mal, c’est le cas de le dire. Pourquoi ?
Parce que nous ne sommes pas au ciel pour dire le Notre Père, mais
sur la terre. Dans notre vie sans cesse déstabilisée par l’ennemi.
Il faut attendre le paradis pour que ce très laid ponirou
disparaisse, et que notre prière soit alors pleinement consonante.
Voilà, c’était le dernier argument qui me donne à
penser que le Pater a pu être enseigné en grec aux apôtres. Mais je
ne cherche pas à vous convaincre. Je voulais seulement m’étonner
devant vous que personne, à ma connaissance, ne se soit posé la
question. Il va de soi que si certains d’entre vous ont déjà lu une
étude qui va dans mon sens ou en sens contraire, je serais très
heureux de la connaître. C’est même un peu aussi pour ça que je vous
en ai parlé.
Yves Daoudal
(1) Voir la conférence sur les psaumes, éditée par
le Centre Charlier et disponible auprès de celui-ci au 70, Boulevard
Saint-Germain, 75005 Paris.
• On peut retrouver quotidiennement les réflexions
d’Yves Daoudal sur son blog (http:// yvesdaoudal.hautetfort.com), et
lire ses analyses de fond dans Daoudal-Hebdo, BP 16023, 56160
Guémené-sur-Scorff, courriel : redaction@daoudal-hebdo.info.