Novopress-Breizh :
Plus que jamais à l’heure de la crise économique mondiale, l’on peut
mesurer la vanité et l’inanité de la vision «progressiste». Une
théorie dite de la «décroissance» s’est développée depuis déjà
plusieurs années en opposition totale à cette vision. C’est sur ce
sujet que porte votre livre. Pouvez vous aider les lecteurs de
Novopress à mieux comprendre ce concept curieux ?
Alain de Benoist :
Nous sommes confrontés aujourd’hui à deux phénomènes que chacun
connaît bien : des pollutions de toutes sortes, qui transforment
progressivement la Terre en poubelle et entraînent désormais de
sérieux dérèglements climatiques, et un épuisement accéléré des
réserves naturelles que notre planète avais mis des millions
d’années à constituer. La cause majeure de cette situation est la
civilisation industrielle, qui s’est lancée depuis deux siècles dans
une folle course en avant sans se soucier de l’environnement et en
s’imaginant que les ressources naturelles étaient à la fois
inépuisables et gratuites, alors qu’elles n’étaient ni l’un ni
l’autre. La théorie de la décroissance est née au départ d’une
réflexion sur la notion de limites, et plus précisément de cette
constatation qu’il ne peut y avoir de croissance économique (ou
démographique) infinie dans un espace fini aux réserves naturelles
limitées. Pour le dire autrement, nul ne peut vivre indéfiniment à
crédit sur un capital non reproductible.
En affirmant qu’il faut faire
décroître «l’ empreinte écologique» des sociétés industrielles, les
«décroissants» constatent que nous allons dans le mur, qu’on y va de
plus en plus vite et qu’il faut changer de cap. Mais la thématique
de la décroissance a bien entendu aussi une portée anthropologique
et un aspect moral. Elle a pour socle le refus de la démesure, le
refus d’une évolution qui fait prédominer l’intérêt pour les choses
inanimées sur les choses vivantes, qui rabat la notion de valeur sur
les notions de calcul et de gain, et qui finit par transformer les
êtres humains eux-mêmes en objets. L’école prône, non pas une
limitation de la liberté, bien au contraire, mais un retour à la
«vie bonne» dont parlait Aristote, par opposition à la «vie»
ordinaire considérée dans son seul rapport aux besoins élémentaires.
C’est un refus de la marchandisation du monde, un refus de cette
fuite en avant dans le «toujours plus».
Novopress-Breiz :
Oui, mais alors pour quelles raisons critiquez-vous aussi durement
les propositions actuelles de la classe politique autour du
«développement durable»
A.B. :
Le développement durable consiste à réduire les coûts, à tenter
d’utiliser moins de matières premières, à généraliser le recyclage,
à fabriquer des produits moins gourmands en énergie, à faire plus
appel à des sources d’énergie alternatives, etc. Tout cela est bel
et bon, mais de telles mesures ne font de toute évidence que reculer
les échéances. Sachant que le navire ira se briser sur le rocher, on
réduit sa vitesse, mais on se garde bien de changer de cap. Il
s’agit toujours de retirer un profit des ressources naturelles et
humaines, et de réduire la dette de l’homme envers la nature à des
dispositifs techniques permettant de transformer l’environnement en
quasi-marchandise. Or, on ne peut faire coexister durablement la
protection de l’environnement avec la recherche obsessionnelle d’un
rendement toujours accru et d’un profit toujours plus élevé. Ces
deux logiques sont contradictoires.
Comme aujourd’hui tout le monde se
dit peu ou prou favorable à l’écologie, ses adversaires ne veulent
pas être en reste. Ils s’affirment écologistes, mais à leur façon.
Leur discours, qui est celui d’à peu près tous les hommes
politiques, se résume à tenter de concilier l’inconciliable. La
«bonne» écologie, selon eux, est celle qui ne porte pas atteinte au
primat de l’économie, leur idée étant qu’il ne faut surtout pas
opposer ceux qui veulent protéger la planète et ceux qui veulent
continuer à faire grossir leurs profits. Révélateurs d’une telle
démarche sont les propos de Luc Ferry déclarant récemment: «Je suis
résolument favorable à l’écologie pourvu qu’elle s’intègre en
douceur à l’économie de marché».
Le «développement durable» cherche
en fait à mettre au service de la logique du capital une discipline,
l’écologie, qui par nature en conteste les fondements. C’est la
raison pour laquelle Serge Latouche n’hésite pas à le qualifier
d’«oxymore». Symbole de cette contradiction : Nicolas Sarkozy
signant, à l’instar de toute la classe politique, le «Pacte
écologique» de Nicolas Hulot, puis organisant le «Grenelle de
l’environnement» au moment même où il se déclarait prêt à tout pour
«relancer la croissance». Vouloir à la fois le «développement» et le
respect du cadre naturel de vie, c’est vouloir inventer le cercle
carré.
Novopress-Breizh :
A côté de la crise identitaire et de la crise socio-économique, la
crise écologique est à l’évidence en train de se dessiner; la
décroissance serait-elle une réponse, au moins à cette dernière?
A.B. :
Le sous-titre de mon livre est : «Penser l’écologie jusqu’au bout»,
ce qui répond déjà à la question. Il est clair à mes yeux qu’une
préoccupation écologique rigoureuse conduit presque inévitablement à
la théorie de la décroissance. Question de logique. Mais il est tout
aussi clair que cette conviction n’est pas partagée par tout le
monde. Certains écologistes préfèrent s’en tenir au «développement
durable», d’autres sont tout prêts à céder aux sirènes de certain
«capitalisme vert». On peut l’expliquer par leur réticence à rompre
nettement avec l’idéologie du progrès.
Le «développement» prolonge en
effet cette idéologie du progrès qu’on trouve exposée chez
Condorcet, mais aussi dans des plus anciennes formulations
religieuses. L’idée que l’humanité est fondamentalement une et
qu’elle est vouée à passer universellement par les mêmes stades se
trouve déjà dans l’économie du salut proposée par saint Augustin (on
est passé de l’économie du salut au salut par l’économie). La vision
d’un développement unilinéaire du devenir historique, est en
opposition à la conception cyclique héritée des Anciens, mais a
inspiré tous les historicismes modernes, l’idée profane du « sens de
l’histoire » se substituant à l’idée théologique de Providence.
Les partisans de la décroissance,
il ne faut pas se le dissimuler, appellent à un changement de
civilisation. Le thème de la décroissance heurte de plein front, non
seulement une tradition occidentale fondée, depuis au moins la
Renaissance, sur l’idée de domination de la Terre, mais aussi un
système économique, le capitalisme, pour lequel l’activité
économique implique une croissance sans fin, au deux sens de terme.
On comprend dès lors les difficultés auxquelles ils se heurtent et
les résistances qu’ils doivent vaincre. Toute tendance poussée à
l’exponentielle implique ce qu’en mathématiques on appelle un
passage à la limite. Les partisans de la décroissance se situent
dans l’au-delà de ce passage à la limite.
Novopress-Breizh :
Le contexte de crise, voire de catastrophe que nous commençons à
subir ne se prête t il pas à des propositions audacieuses?
A.B. :
Serge Latouche croit beaucoup à la «pédagogie des catastrophes». Ce
qui est sûr, c’est que si l’on continue dans la direction actuelle,
des catastrophes sont en vue. Cela dit, il faut souligner, malgré
les piaillements des critiques à la Claude Allègre, que les travaux
du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC),
qui réunit aujourd’hui environ 200 scientifiques, n’ont nullement
manifesté d’emblée une inspiration « atastrophiste», ce qui incite à
les prendre encore plus au sérieux. Sur le réchauffement climatique,
le premier rapport du GIEC, en 1990, s’affirmait encore agnostique.
Ce n’est que dans le deuxième, publié cinq ans plus tard, que ce
réchauffement a été déclaré avéré avec une forte présomption de
l’action de l’homme pour expliquer l’augmentation des gaz à effet de
serre qui bloquent le rayonnement infrarouge émis par la Terre. Le
troisième rapport, paru en 2001, affirmait enfin avec netteté que
l’essentiel du réchauffement des dernières décennies a été dû à
l’augmentation des gaz à effet de serre imputable à l’utilisation
des énergies fossiles.
Mais la question du réchauffement
climatique n’est qu’un aspect du problème de l’évolution des
écosystèmes confrontés à des déstabilisations entropiques. Il a été
récemment révélé que la montée du niveau de la mer due au
réchauffement climatique pourrait, non seulement entraîner la
submersion de nombreuses terres côtières, avec toutes les
conséquences économiques et sociales que cela implique, mais aboutir
aussi à la contamination par l’eau salée de 30 à 40 % de l’eau
potable souterraine existant dans le plateau continental. Or,
seulement 2 % de l’eau présente sur Terre est potable, et l’on sait
que les nappes phréatiques sont déjà en voie de diminution.
Le baril de pétrole, qui valait 7
Dollars voici quelques années suit aujourd’hui des cotations
erratiques, de 50 à 150 Dollars. Or, à terme, le coût du pétrole ne
peut que continuer à augmenter pour deux raisons simples. La
première est que le «pic» est en passe d’être atteint au-delà
duquel, la moitié des réserves originelles ayant été consommée, le
pétrole ne pourra plus être extrait qu’à rendement décroissant. La
seconde est qu’alors même que le pétrole est appelé à devenir une
denrée rare, la demande est structurellement supérieure à l’offre et
le sera obligatoirement de plus en plus à l’avenir. Quant à la
production massive de biocarburants, comme l’éthanol, elle aura
comme conséquence de faire encore diminuer les surfaces agricoles
consacrées aux cultures vivrières. Cette situation est
intrinsèquement polémogène : après les guerres du pétrole, nous
aurons demain des guerres de l’eau.
On peut certes croire que le
marché et l’inventivité humaine résoudront tous les problèmes, qu’on
découvrira des réserves de pétrole inconnues, que les progrès
technologiques feront augmenter le taux de récupération des
gisements pétrolifères, que l’on mettra au point des énergies de
substitution aussi rentables, etc. On peut croire cela, mais ce
n’est précisément rien d’autre qu’un acte de foi. En nous convoquant
à cet acte de foi, les théologiens de la croissance se révèlent être
les derniers croyants de l’idéologie du progrès. Rien de plus.
Quant au programme politique des
décroissants, contre lequel s’élèvent bien des objections (hausse du
chômage, effets sociaux dévastateurs, etc.), il reste sans doute à
préciser sur bien des points. Mais de nombreuses propositions
pratiques ont quand même déjà été faites : relocalisation de la
production, réorientation vers l’autosuffisance, réévaluation des
coûts en fonction de leurs incidences non marchandes, suppression
des produits jetables et pénalisation des dépenses publicitaires,
réduction drastique du gaspillage et contrôle de l’obsolescence
programmée des produits, limitation du crédit, développement de
l’économie directe et du tiers-secteur, recyclages intensifs,
limitation des consommations «intermédiaires», restauration du
secteur agricole, relance de la démocratie participative dans la
sphère publique locale, recours à tous les niveaux au principe de
subsidiarité, recréation du lien social (entre les individus, les
communautés et les familles) et d’un tissu organique de corps
intermédiaires, etc. Sur tous ces points, je renvoie au dernier
livre de Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine
(Mille et une nuits), qui souligne très justement l’importance que
les «décroissants» accordent à la notion d’autonomie (et donc de
subsidiarité) sous toutes ses formes économiques, politiques et
sociales.
L’erreur serait de concevoir la
décroissance conviviale comme un arrêt de l’histoire, une simple
croissance négative. La décroissance ne propose pas de parvenir à un
état stable, terminal, comparable à la société sans classes de Marx,
à l’équilibre global des libéraux ou à la «fin des temps» de
l’eschatologie classique.
Novopress-Breizh :
A vous écouter et à vous lire, on se demande parfois s’il n’y aurait
pas, par le biais de l’écologie et de la décroissance, une
merveilleuse faculté théorique et politique de complicité entre
horizons habituellement décrits comme radicalement opposés?
A.B. :
La Terre étant notre patrimoine commun et la préoccupation
écologique traversant potentiellement tous les clivages hérités de
la modernité, il est évident que les hommes de droite autant que les
hommes de gauche, les hommes de gauche autant que les hommes de
droite, peuvent avoir de bonnes raisons de protéger l’environnement.
Il a d’ailleurs toujours existé un antiproductivisme et un
anti-utilitarisme de droite, dont les racines historiques sont au
moins aussi anciennes que celles de l’antiproductivisme et de
l’anti-utilitarisme de gauche, qui furent longtemps entravés par les
mirages du progrès. Serge Latouche va même jusqu’à reconnaître que
«la critique radicale de la modernité a été plus poussée à droite
qu’à gauche», ce que l’enrôlement récent de la plus grande partie de
la droite sous la bannière libérale tend à faire oublier. Par
contraste, il apparaît aujourd’hui clairement que le socialisme
productiviste a toujours présenté des points de convergence majeurs
avec la logique de l’expansion perpétuelle du capital, ce qui donne
rétrospectivement raison aux partisans d’une «troisième voie».
La conjonction transversale dont
vous parlez, et que j’appelle moi aussi de mes vœux, se heurte
néanmoins à des pesanteurs persistantes d’un côté comme de l’autre.
A gauche, un certain nombre de «décroissants» ont hérité d’un
sectarisme dont ils ne parviennent pas à se défaire. La façon dont
ils poussent des cris d’orfraie quand on vient s’installer sur ce
qu’ils croient être leurs plates-bandes est véritablement
pathétique. Inversement, on constate aujourd’hui une indifférence,
voire une hostilité marquée envers l’écologisme dans des milieux de
droite qui se flattent hautement de ne pas «croire au réchauffement
climatique» («on nous raconte des histoires!»), d’avoir d’autres
priorités, etc.
Les causes de cette attitude sont
variées. Quand elles ne résultent pas d’une adhésion pure et simple
aux idées libérales, elles peuvent provenir d’un non-conformisme mal
placé, d’un désir de prendre systématiquement le contre-pied de ce
qui se dit ou s’écrit un peu partout (c’est toujours plus original
d’affirmer que 2 + 2 font 5), ou encore d’un désir de volonté de
puissance portant à faire accepter n’importe quelle forme de
démesure.
Dans les milieux de droite,
certains définissent naïvement la civilisation européenne par
l’esprit «prométhéen», sans se demander pourquoi, dans la mythologie
grecque, Prométhée est condamné par les dieux (il représente
l’esprit titanesque porteur de l’hybris annonciatrice du chaos).
D’autres voient dans les écologistes des gauchistes mal repentis, ou
dans l’amour de la Terre une forme de «mondialisme», sans même
réaliser que la théorie de la décroissance propose d’enrayer la
mondialisation en mettant l’accent sur le localisme. Du coup, ces
milieux sont tout naturellement portés à accepter la logique de la
prédation et le règne sans limite de la volonté de possession. On
n’en est pas moins surpris que des adversaires de l’idéologie du
progrès ne voient pas que l’écologie représente aujourd’hui la forme
la plus vigoureuse de contestation de cette idéologie, que des
gens pour qui l’homme est d’abord un héritier ne comprennent pas que
l’environnement naturel fait partie de l’héritage, et que des
adeptes des valeurs propres aux sociétés traditionnelles en
viennent, par pure sottise ou paresse intellectuelle, à se faire les
ardents défenseurs d’une modernité qui a laminé tout ce qu’ils
auraient aimé conserver.

L’économie humaine contre le matérialisme
http://fr.novopress.info/?p=13885