Staline, Hitler, Jean-Paul II, l'équation paraît
dérisoire. Staline, à propos du pape : « Combien de divisions ? » «
A la fin, c'est toujours la mort qui gagne. Pourquoi faut-il
attendre que cette aile qui est passée sur l'Europe, entre Rome et
la Chine, ne nous soit perceptible, comme la lumière des étoiles,
que maintenant ? Il faut aller à l'art, et se soucier de
l'aveuglement dont tant font preuve à l'égard du surgissement
catholique appelé baroque. Quelques noms : Michel-Ange, Bernin,
Titien avec une poussée physique, où, comme par hasard, nous
retrouvons beaucoup de corps de femmes, et la négation de tout
esprit de séparation entre la chair et l'esprit. La vérité dans la
chair et l'esprit, « dans une âme et un corps », c'est cela qu'il
nous faut comprendre, avec la musique, comme guerre secrète, contre
ce qui ne veut pas que cela puisse S'incarner.
C'est pour ces raisons-là que le dialogue avec la
Chine aurait pu se faire au xviI° et xvIII` siècles. Dans son
ouvrage sur Shitao, grand peintre chinois contemporain de Louis XIV,
Pierre Ryckmans montre la perception de ce rapprochement qui aurait
pu avoir lieu entre le Chinois et la très grande liberté
d'inspiration qui régnait alors. Ce tremblement de terre dans l'histoire de la métaphysique a été
sanctionné très rapidement par la Révolution française et les siècles
qui ont suivi. Voilà la guerre.
Arrêtons-nous quelques instants sur ce qui se dit en chinois de
l'intervention du « Ciel ». Prenons quelqu'un qui est à la pointe de
cette sensation, le jésuite ahurissant qu'est Baltasar Graciân. Le
concile de Trente est en cours, concile de la Révolution catholique.
Graciân n'est pas seulement homme de cour : « Rome catholique
antichambre du ciel. » Que dit-il de l'Incarnation ? Il en donne une
définition mathématique
C'est là que s'abrège ce Dieu si grand qu'il ne peut tenir dans les
cieux des cieux.
Une abréviation. C'est très insolite, très beau. Dieu s'abrège et
nous fait don de cet abrégé. Dans son Art de communier, où Graciân va
jusqu'à comparer l'eucharistie à la manne fournie par Dieu dans le
désert, il y a des formulations admirables. Il dit, dans Art et figure
de l'esprit, qu'il pense que « l'esprit doit agir à l'ombre du
Saint Esprit ». L'abrégé permet de comprendre le rapprochement qui peut
être fait entre l'extrême concision et la prolifération. Les Chinois ne
cessent de dire la même chose.
Voyons Shitao
Par l'Un vous divisez l'innombrable et par l'innombrable vous
maîtrisez l'Un. '
Considération qui échappe à la philosophie, sur les rapports
vivifiants qui peuvent se passer entre l'Un et le multiple. Ne pas
abandonner l'un pour l'autre. Il faut toujours être les deux à la fois
et ne jamais vouloir la séparation. Regardez là où agit la volonté de
séparation et vous voyez tout de suite qu'elle est une volonté de
falsification.
Écoutons Shitao
Le plus important pour l'homme, c'est de savoir vénérer. Car celui
qui est incapable de vénérer les dons de ses perceptions se gaspille
lui-même en pure perte, de même que celui qui a reçu le don de la peinture mais néglige de recréer se réduit à
l'impuissance. [...1 Comme il est dit au Livre des mutations, à l'image
de la marche régulière du cosmos, l'homme de bien oeuvre par lui-même
sans relâche et c'est ainsi véritablement que l'on honorera la
réceptivité.
L'intervention du Ciel, c'est le don qui nous est fait de pouvoir
oeuvrer en nous-mêmes comme la nature elle-même. Ryckmans commente ainsi
: « La création picturale est un processus identique à celui de la
création de l'univers. L'une et l'autre s'exercent parallèlement. » Il
cite alors Picasso : « Il ne s'agit pas d'imiter la nature mais de
travailler comme elle. » Et aussi Claudel : « L'art imite la nature non
pas dans ses effets tels quels, mais dans ses causes, dans sa "manière",
dans ses procédés qui ne sont qu'une participation et une dérivation
dans les choses de l'art divin lui-même. » Telle est la question de
l'opération qui doit se poursuivre chez l'un ou l'autre. C'est un combat
spirituel. A travers ces exemples, chacun peut se faire une idée de ce qui le concerne, là où il est jeté, dans le
temps.
p294
Rappelons aussi ces formules décisives de Graciân
Judicieuse anatomie : regarder les choses en dedans. Vite et bien :
deux fois bien.
L'amour fait un cercle sur lui-même, couronne la
tin par le commencement et chiffre en un seul point tout le bénéfice
d'une éternité. De la sorte, toute la longue durée des siècles est
ramenée à la nouveauté d'un prodige merveilleux.
Forte pensée. Mais Ezra Pound
Amo ergo sum.
Ezra Pound a eu conscience, comme Joyce, que, tout à coup, il fallait
embrasser très large dans le temps. Il s'est occupé du chinois. Les
Chinois nous disent qu'il s'agit de traiter à la fois écoulement et
embrassement. Il faut intégrer d'un même geste l'écoulement continu et
l'embrassement continu. Guerre et érotique, une seule et même réalité.
Je récuse le terme de « christianisme », car il ne me permet pas
d'approcher de la guerre réelle qui se mène à travers lui. Il n'y a pas
à revenir sur l'analyse que Nietzsche a faite de la pathologie du
christianisme : le christianisme comporte en lui sa négation. Le
dolorisme et la mortification constante sont les paramètres de cette
pathologie.
À la fin, c'est toujours la mort qui gagne » : à partir de là,
Staline, ce séminariste popiste, n'a plus qu'à attendre.
Deux questions à trancher : la mort et la folie, les deux colonnes du
faux temple. Une fois que l'on est au clair sur cette question,
l'Histoire prend un autre relief.
Qu'appelle-t-on penser ? Dans ce cours fameux de Heidegger, sans
parler du fait qu'il prend appui sur Nietzsche, qu'est-ce qui vient se
dire comme « esprit de vengeance » ? Le fait d'en vouloir au temps. Il y
a ainsi une tendance à déprécier le passage, la « passagèreté », tout ce
qui passe. Mais le moment le plus étonnant est quand Heidegger nous dit
que penser reviendrait à remercier. Je remercie, donc je pense.
Denken-danken. Rien n'est plus à contre-courant de l'histoire de la
métaphysique elle-même. Comment dépasser le nihilisme qui est à l'oeuvre
comme falsification du temps ?
*
**
Je terminerai en citant le beau livre d'Augustin de Butler, Lumière
sur les impressionnistes`'', pour apprécier la guerre secrète des
peintres, qui résume bien toutes les guerres que nous avons croisées.
Manet, Monet, Degas, Pissarro, Renoir, Cézanne, Rodin, Picasso, Matisse.
L'auteur m'envoie une carte postale où figure une reproduction de
Watteau (1684-1721), Wallace collection, et cette citation de moi qu'il
colle derrière : « Le mur de béton qui a consisté à couper le génie
français de son histoire, je m'y cogne la tête tous les jours. »
Pourquoi ? L'auteur se le demande sans cesse, en relevant la façon dont
est censuré le fait que les impressionnistes se réfèrent sans arrêt au
xviii siècle, quand ce n'est pas, comme Rodin l'a dit lui-même, au grec.
Butler cite Georges Moore. « Cet art mourut, mais la peinture pas plus que la littérature
ne meurt de mort naturelle. » Alors si elle en vient à disparaître,
c'est qu'on l'a assassinée. Cézanne dit David a tué la peinture. » « En réalité, note Butler, et c'est
Cézanne lui-même qui le suggère, cet assassinat n'a pas été commis par
quelqu'un, mais par quelque chose. Quoi ? La vertu. » La Vertu, grande
mensongère.
La guerre secrète est constante. De temps en temps, elle éclate en
plein jour. N'oublions pas que cette guerre est divine. Du silence, de
la grossièreté, des massacres, et soudain un miracle ; puis des
massacres à nouveau. La guerre continue, la stratégie aussi, conçue
comme un art de vivre, une guerre du goût. Le ciel oeuvrant constamment
opère des résultats. Le lettré, le poète, le calligraphe, le peintre, le
musicien, le penseur pénètrent ce chaos apparent et donnent la leçon
sensible d'un détachement par rapport à ce bruit et à cette fureur.
Ainsi la question du bleu en peinture
Quant à Cézanne, qui n'a pourtant jamais réalisé de pastels, Rilke
l'a un jour associé à La "pour. « En regardant ce bleu, écrit le poète à
propos d'un pastel de Rosalba Carriera conservé au Louvre, j'ai compris que c'était le bleu même du xv111°
siècle, celui qu'on retrouve partout, chez La Tour, chez Perronneau, et
qui reste encore élégant chez Chardin [...] ](On pourrait imaginer que quelqu'un écrivît une histoire du bleu ; depuis
le bleu dense, cireux, des peintures pompéiennes, jusqu'à Chardin,
jusqu'à Cézanne : quelle biographie!) Là est en effet l'origine du bleu très particulier de Cézanne : il des
cend du bleu du
XVIII-... »
Et du bleu chinois.
C'est ce que les Chinois appellent l'intervention du Ciel. Cela a
lieu juste avant la Révolution française, et Cézanne intervient juste
avant la boucherie de 1914. Je regarde un vase chinois et je vois le
bleu qui saute aux yeux. Qui veut assassiner cela ? La guerre secrète
des artistes et des peintres vient, leçon des extrêmes, à l'appui de ma
démonstration. Rappellerai-je un témoignage de Clemenceau en 1928 à
propos de son ami Monet ? Ils sont au Louvre, observent un Courbet, et
Clemenceau, déjà plus très aérien, dit qu'il l'emporterait volontiers,
ce tableau. Monet lui dit que, pour sa part, il prendrait LEmbarquement
pour Cythère. La chute du témoignage de Clemenceau est touchante
Voici le chef de l'école, dénoncé avec tant de virulence par la
critique officielle comme le négateur de l'art, qui se place avant tout
parmi les fidèles de la lumière éthérée de Watteau, qu'il rejoint en souriant sous des torrents d'injures. Nous
découvrons aujourd'hui qu'il avait des raisons fondamentales pour cela : le temps.
Cette histoire d'art est une grande guerre, et cette guerre continue
à coups de millions de dollars. Il faut toujours se préoccuper de ce que
les gens qui font profession de penser savent voir en peinture, en
sculpture, en architecture, et écouter en musique. N'allons pas leur
demander ce qu'ils peuvent lire de la littérature universelle, ce serait
sans doute trop. Mais enfin cette guerre secrète des peintres, dont nous
avons un splendide exemple à travers la peinture chinoise de Shitao, est
bien là. Tout Paris se pressait devant L 'Olympia pour en rire. Guerre
secrète contre quoi ? L'insensibilité, la grossièreté, la vulgarité, la
prétention ignorante, la pruderie (y compris pornographique), la
laideur, la brutalité, la bêtise. Cézanne : « Les sensations formant le
fond de mon affaire, je me crois impénétrable. » L'impénétrable est
notre allié.
Dire oui
au « passer » du temps, si c'est possible, vous délivre du
ressentiment et de l'esprit de vengeance, dont la guerre secrète
contre la joie ne cesse pas un instant. Il y a une guerre constante
contre ce que Rimbaud appelle « la santé essentielle ». Quelque
chose d'assez proche de ce que Maistre nomme la « souveraineté »,
que l'on juge froidement parce que l'on y est habitué, comme au
soleil chaque jour. La souveraineté agit constamment, il n'y a pas
pour elle de différence entre le sommeil et la mort. La guerre, en
Chine aussi, est constante, mais elle vient des transformations. Ce
n'est pas un rapport de force, mais de connaissance. Ce qui veut
dire que nous devons être tout le temps réveillés. « Il ne faut pas
dormir pendant ce temps-là. » Il me fallait donc faire l'apologie
d'un certain nombre de réveils : Ulysse, Dionysos, la Chine, les
papes. Réveils à la constance des transformations, ou, si vous
préférez, renouvellement de L'immuable.