C'est Aristote qui a proposé la première
présentation unifiée des dispositions pratiques constitutives
d'une vie réussie - d'une «praxis raisonnable ». Pour désigner
cette présentation il forgea une expression nouvelle : « l'éthique
». Le mot est constitué à partir du mot grec ethos, qui désigne le
lieu de séjour habituel, mais aussi le siège de l'habitude et de
la coutume, qui porte et oriente notre agir, et qui inversement
est par notre agir reproduit et modifié. Aristote désigne aussi
cette discipline, pour la distinguer de la philosophie théorique,
comme la « philosophie des choses humaines » (Éth. Nic., 1181 b
15)'.
Mais dans le même temps il la nomme une «
enquête politique » (1094 b 11)'. Pourquoi? La réussite de la vie
n'est pas - ainsi du moins pense Aristote, en accord avec le sens
commun - exclusivement affaire d'agir individuel, de critères et
de dispositions à agir individuels. Elle dépend entre autres de
circonstances de fortune, qui à cause de leur caractère fortuit ne
peuvent être l'objet d'une science. La santé est une telle
circonstance, et de même le fait d'être à l'abri du besoin, et
enfin la possibilité de l'autodétermination. La vie d'un esclave,
qui n'a aucune prise sur l'orientation de ses actions, ne peut -
d'après Aristote - pas être une vie réussie. Mais la réussite de
la vie dépend en outre de structures déterminées de la vie
communautaire, d'une constitution déterminée des institutions
publiques, qui représentent le siège de la possibilité et de
l'orientation des actions humaines. Si nos dispositions à agir
sont fondées par l'éducation, alors le genre de l'éducation n'est
pas indifférent pour la réussite de la vie, tout comme le genre
des coutumes, des habitudes et des lois qui sont à la base de
l'éducation et sont transmises par elle. Un agir raisonnable
serait impossible sans de telles institutions. Mais cet agir
serait a fortiori impossible s'il était permis de le comprendre
simplement comme fonction d'institutions établies. Car ce ne
serait plus alors un agir au sens propre. La vie consciente ne
serait alors qu'une partie d'un tout plus vaste, et non un tout
pour elle-même. Si la vie doit véritablement être une totalité que
l'on puisse juger du point de vue de sa réussite, alors l'individu
doit pouvoir comprendre les structures institutionnelles de cette
vie comme conditions de la réussite de celle-ci, et s'entendre
avec ses semblables sur ces structures. Mais cela n'est à nouveau
possible que dans une «polis », une communauté de citoyens libres.
C'est pourquoi Aristote peut dire qu'une telle polis est le seul
lieu où l'homme, en tant qu'être raisonnable, parvient à la vie
qui lui convient, à la réalisation de sa «nature». La célèbre
phrase d'Aristote, selon laquelle l'homme est un animal politique,
ne signifie pas que l'homme vit comme les fourmis et les abeilles
au sein d'un lien social, mais qu'il est un être qui ne peut
parvenir à la réalisation de sa nature que par un vivre ensemble
du genre de la polis; Seul un tel vivre ensemble - du moins
pour la plupart des hommes - est une vie réussie. La polis est «
la communauté du bien vivre pour les familles et les groupes de
familles en vue d'une vie parfaite et autarcique » (Politique,
1280 b 30-35)'. La politique se trouve ainsi chez Aristote à côté
de l'éthique, comme doctrine de l'adéquation ou de l'inadéquation
des institutions politiques aux conditions de la réussite de la
vie, comme doctrine de leur conformité ou non-conformité à la
nature.
On remarque en outre que la polis n'est pas
définie comme une communauté d'hommes mais de «maisons» et
de «familles+>. Nous avons ici un troisième élément de la réussite
de la vie, qui opère pour ainsi dire la médiation entre l'éthique
et la politique, la « maison» et la « famille », l'activité
économique et la famille comme unités qui perdurent au-delà du
temps de la vie individuelle.
Le but de ces réflexions introductives n'est pas
d'approfondir l'examen de ces unités médiatrices, sans lesquelles
il ne peut y avoir de société libre. Réduire ces unités à des
«facteurs de socialisation » de la «société» reviendrait à
méconnaître leur, spécificité et leur droit propre, et à favoriser
cette déformation de la vie sociale que l'on désigne par le terme
de «totalitarisme». La théorie de la maison comme unité
économique, l'oikonomia, constitue chez Aristote la
troisième des disciplines que la tradition aristotélicienne
regroupe sous le titre de « philosophie pratique ».
Pour des raisons qui ne pourront être élucidées
qu'ultérieurement, la politique et .l'économie, dès l'Antiquité
tardive et à nouveau à l'époque moderne, se sont émancipées de
l'unité d'une doctrine de la vie bonne, et sont devenues
autonomes. Cette autonomisation eut pour conséquence une profonde
mutation de la compréhension de l'éthique, une mutation, qui dans
l'Antiquité trouve son expression cohérente chez les stoïciens, et
à l'époque moderne chez Kant. L'agir ne se sait plus inséré, en k
tant qu'agir moral, dans les rapports constitutifs de l'éthos (sittliche),
et porté par eux. Il ne peut pas davantage se comprendre comme
reproduction et modification de ces rapports, ni se définir à
partir d'une responsabilité pour ces derniers. Les rapports
politiques et économiques sont pour lui « issus de la nature », et
par conséquent quelque chose d'extérieur. L'agir est condamné à
l'impuissance dans la réalité, et rejeté sur soi-même. L'éthique
devient ainsi une « éthique de la conviction ». Le bien dans
l'agir bon n'est plus que la bonne volonté du sujet de l'action.
Il ne trouve pas l'orientation de son contenu dans les «rapports
éthiques (sittliche) » donnés - l'amitié, la famille, les liens
professionnels, la communauté politique, la communauté de culte -
mais dans la représentation d'une législation idéale avec
laquelle, pour être morale, une maxime d'action individuelle doit
s'accorder.