La société pornographique enchaîne l’homme
et la femme en feignant de les libérer. L’avertissement de l’écrivain
Jean-Paul Brighelli.
Les messages à caractère sexuel sont omniprésents
dans les médias, constatait Chantal Jouanno dans un rapport récent.
Dénonçant « la pornographisation de la société », la sénatrice de
Paris s’inquiétait des conséquences de ce « vacarme sexuel » sur la
psyché des adolescents. C’est aujourd’hui Jean-Paul Brighelli qui
prend la plume pour dénoncer les ravages de la pornographie.
Enseignant, l’auteur s’est fait connaître en publiant la Fabrique du
crétin, une charge contre la démagogie des “pédagogistes”. Certaines
de ses thèses méritent d’être discutées mais son livre – destiné à des
adultes avertis – est d’autant plus intéressant que Brighelli, d’une
truculence rabelaisienne, n’a jamais joué les pères la pudeur et qu’il
est même, à ses heures, rédacteur de romans érotiques. Entretien.
Vous écrivez dans votre livre que la pornographie
est une prison dont on ne sort que par la violence. Avez-vous été
surpris par l’affaire du “dépeceur de Montréal” ?
Non. Il a travaillé en tant qu’“acteur” dans le milieu
gay nord-américain. Or la plupart des scénarios de ces films sont
fondés sur la violence et la soumission, encore plus souvent que dans
la pornographie hétérosexuelle. Certaines scènes s’apparentent à des
viols.
Quelles conséquences ces films ont-ils
sur leurs spectateurs ? Il faut savoir que ces spectateurs sont
très souvent des adolescents, qui passent des heures entières sur
Internet où la pornographie est en accès libre : déjouer le contrôle
parental est un jeu d’enfant ! Elle est source d’addictions et de
frustrations chez ces adolescents, car tout est faux dans ces films,
depuis les seins siliconés des actrices jusqu’au membre viril de leurs
partenaires –ce qui explique que l’usage du Viagra soit très répandu
chez les jeunes adultes, qui tentent d’imiter des “modèles” dont ils
ne savent pas qu’ils sont hors norme. Ce monde falsifié leur donne une
image dégradante de la femme, mais aussi de leur propre corps.
Par sa violence, la pornographie nourrit la
barbarie. À Lyon, l’an dernier, des mineurs ont filmé sur leur
portable le viol d’une gamine de 14 ans, en plein après-midi. Il y a
un lien très fort entre le phénomène des bandes et le gang bang,
cette sexualité de groupe mise en scène dans ces films : le gang
bang fait la promotion de la tournante. Encore les films
américains sont-ils moins violents que d’autres, car contrôlés par le
FBI. Mais dans certains films russes, il y a des filles que l’on bat à
coups de canne jusqu’au sang.
Étonnez-vous qu’elles soient si nombreuses à se
suicider ! Beaucoup de ces actrices ont une image désastreuse
d’elles-mêmes. La pornographie se paie cash. En traumatismes,
violences, mépris des autres et de soi-même. C’est Éros et Thanatos
dans le même bateau. Toutes ces morts, simulées ou réelles, font un
grand cadavre : celui de notre civilisation. La pornographie est un
monde dont l’amour est banni.
Un attentat contre la culture ?
Oui. Ce n’est pas seulement que ces films usent d’un
langage atrophié, se résumant à des onomatopées comparables à celles
des rappeurs. C’est aussi que la pornographie prétend briser tous les
tabous, sous couvert de liberté. Le thème de l’inceste est très
présent dans ces films. L’univers pornographique en reste au stade
infantile, incapable de s’extirper de la phase oedipienne pour accéder
à une sexualité adulte. La pornographie concourt à la décérébration
des individus, elle en est aussi le symbole : l’écho de l’absence
d’éducation.
À qui profite-t-elle ?
C’est un marché gigantesque : on estime ses bénéfices directs à 50
milliards de dollars par an, et ses bénéfices indirects à 200
milliards ! En profitent quelques artisans, si j’ose dire (il y a une
pornographie de la misère effroyable au Nigeria, par exemple), et
surtout des industriels. Propriétaire de Direct TV, General Motors
distribue des millions de contenus pornographiques par mois via
les réseaux de télévision câblés dont il est actionnaire… Dans la San
Fernando Valley, en Californie, il se tourne 4000 films X par an ! La
pornographie est de l’ordre de l’industrie : la pornstar est
une femme réifiée. L’érotisme, au contraire, est de l’ordre de la
culture. La séduction fait appel aux mots, donc à d’infinies nuances.
Il suffit de lire les Liaisons dangereuses pour le comprendre.
Vous accusez le libéralisme de cette régression
pornographique. N’est-ce pas trop simple ?
Le capitalisme a mué : à la production de biens, il a substitué la
satisfaction de pulsions libidinales. C’est moins risqué et très
rentable ! La pornographie est le révélateur le plus sûr de cette
révolution : c’est la récupération affichée, par des intérêts
économiques, de la libido elle-même.
Mais ne peut-on pas concevoir un libéralisme
contenu par la morale ? Il y a un
libéralisme qui pourrait rester moral : un libéralisme contenu par
l’État. Pour s’appliquer, la common decency, chère à Orwell,
doit être dégagée de tout intérêt économique.
Vous écrivez : « Il nous a fallu du temps pour
comprendre que “liberté sexuelle” était un oxymore. L’alliance de deux
termes incompatibles. » Avez-vous fait fausse route ?
“Jouir sans entraves” fut la prison mentale de toute la
génération issue de Mai 68. Nous avons cru que la révolution sexuelle
était une liberté. Nous nous apercevons que c’est un carcan. Nous
sommes entrés dans un totalitarisme consumériste plus présentable,
mais plus implacable, que les totalitarismes rouges ou bruns. « On
asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec des
miradors », disait Soljenitsyne…
Que faire ? D’abord,
comprendre que la pornographie ne relève pas de la liberté
d’expression mais qu’elle empêche au contraire de penser et de
s’exprimer. Ensuite, faire le ménage sur le Net : tout le monde sait
qu’il faut fermer l’accès à ces sites. Techniquement c’est possible,
mais cela suppose que la volonté politique s’impose à des intérêts
économiques colossaux… Enfin, il est essentiel de prévenir les
adolescents contre la pornographie, dans les collèges et les lycées.
Je propose au ministre, Vincent Peillon, de réfléchir à la manière de
dispenser cette information, avant de créer des “brigades
d’intervention” dans les établissements scolaires pour dire “très
franchement, la pornographie, c’est le mal”. Propos recueillis par
Fabrice Madouas
La Société pornographique,
de Jean-Paul Brighelli, François Bourin Éditeur, 144
pages, 16 €.