SADE ... ESSAIME
...
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le Figaro
http://www.lemonde.fr/culture/visuel/2014/11/08/sade-essaime_4519532_3246.html#ancre0
Il y a deux siècles, en 1814, à 74 ans, mourait le Marquis de Sade,
météore noir de la littérature française, sans doute l’auteur le plus
sexuel et le plus blasphématoire jamais publié – quand il l’a été.
« Sade » un nom qui inquiète dans le monde entier, rattaché à une
perversion cruelle du désir, mais d’abord celui de l’auteur des Cent
Vingt journées de Sodome (1785) et de Histoire de Juliette, ou les
Prospérités du vice (1801), des romans libertins extrêmes, scandés
d’orgies et d’appels philosophiques à rejeter toutes entraves,
illustrés en leur temps de gravures pornographiques qui dépassent souvent
en invention le X contemporain.
Donatien Alphonse François de Sade, surnommé « le divin marquis »,
aux livres interdits jusque dans les années 1950, qui a passé 27 années de
sa vie en prison pour des outrages au mœurs et des relations violentes
avec des prostituées, à la fois romancier et homme de théâtre prolifique,
philosophe athée radical - il disait adorer « insulter Dieu » quand
il foutait - le narrateur enthousiaste et méthodique de centaines de vices
sexuels, jusqu’aux plus cruels, aux plus criminels, si bien qu’on le
dit le précurseur de la psychopathologie et la psychanalyse, mais aussi le
peintre effrayant, certains disent complaisant, de la férocité humaine
- lui qui conservait dans ses récits débridés un humour permanent.
Sade, un classique du mal ...
Si Sade a été longtemps interdit, marginalisé et ixé, les expositions,
les études historiques et les rééditions associées au bicentenaire de sa
mort nous montrent la place noire, détestée et unique qu’il occupe dans la
pensée et la littérature française. La bibliothèque de la Pléiade publie
cet automne Justine et autres romans, un ouvrage relié pleine peau sous
coffret illustré. La Philosophie dans le boudoir est publiée sous
étui, en édition limitée, augmenté des gravures orgiaques de l'édition
originale. Une exposition Sade-Marquis de l’ombre, prince des Lumières,
présentée à l’Institut des Lettres et Manuscrits de Paris jusqu’au 18
janvier 2015 (où l’on peut voir le rouleau manuscrit des Cent vingt
journées) montre son influence souterraine sur la littérature de mœurs du
XIXe et du XXe siècle, qu’il déniaise et fait passer du libertinage galant
à une pornographie assumée et réfléchie.
Une vaste exposition lui est encore consacrée au Musée d’Orsay jusqu’en
mars, Attaquer le soleil, qui révèle combien la vision sadienne de
l’homme, absolument incorrecte, sexuelle et violente, tout comme sa mise
en scène crue et extrême des désirs a influencé en sous-main la
représentation du corps, de l’érotisme et de la guerre dans les arts
graphiques du XIXe siècle. Avant de séduire les surréalistes, apôtres du
désir, jusqu’aux cinéastes et aux photographes des années 30 et d’après
guerre qui se sont affranchis de la censure.
Sade l’écrivain maudit semble être devenu le « classique du mal » par
excellence.
Sade philosophe... en quoi il nous concerne
aujourd'hui ...
Avec toutes ces expositions, ces rééditions, ces commentaires
n’assiste-t-on pas à une tentative de neutraliser et banaliser Sade ?
Annie Le Brun : L’extraordinaire chez Sade est qu’avant Nietzsche,
avant la psychanalyse, il mette la pensée à l’épreuve du corps. Il met
vraiment la philosophie « dans le boudoir » (ndlr, là où au XVIIIe les
femmes s’isolent et rencontrent les hommes). Il nous révèle que l’exercice
de la pensée n’est pas une activité abstraite, mais qu’elle est déterminée
par les mouvements des désirs et que sa source est avant tout
pulsionnelle. C’est la phrase fameuse dans Histoire de Juliette : «On
déclame contre les passions sans songer que c’est à leur flambeau que la
philosophie allume le sien».
Les héros de Sade ne pensent jamais « à froid », ils discutent
vivement, y prennent du plaisir, il y a chez eux un constant
«échauffement» de l’esprit. Le dialogue montre la montée du trouble dans
la pensée, au cours d’une continuelle surenchère de l’imagination érotique
sur le raisonnement. D’ailleurs Juliette, l’héroïne favorite de Sade, le
dit bien : « Ma pensée est prompte à s’échauffer », révélant comment la
pensée se met en mouvement. Sade est le premier à nous dire cela, et plus
encore, à nous le faire ressentir. C’est un projet sans équivalent dans
l’histoire de la pensée.
Vous parlez d’un « cogito » sadien, fondé sur la prééminence du
corps et des passions sur la raison, qui nous précipite dans la modernité
?
Annie Le Brun : Dès 1782, il s’oppose en effet à Descartes : « Je
pense, donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n’a aucun son, aucune
couleur, aucune odeur, etc ., donc elle n’est pas l’ouvrage des sens.
Peut-on s’astreindre aussi servilement à la poussière de l’école ? », pour
conclure : « Point de sens, point d’idées ». Pour lui, la pensée
est toujours incarnée, Il nous montre que le corps désirant travaille et
sape toujours la raison, les beaux discours, la morale, et qu’en revanche
une pensée est à l’œuvre qui nourrit les désirs, incite à les poursuivre
sans jamais y renoncer, quel qu’en soit l’excès, jusqu’au crime parfois.
Car il y a pour Sade une criminalité inhérente au désir, comme il
l’affirme dans La philosophie dans le boudoir : «Il n’est point
d’homme qui ne veuille être despote quand il bande.» Voilà
ce qu’on ne peut lui pardonner.
Sade ..précurseur de la psychopathologie
sexuelle
Les Cent vingt journées de Sodome, écrits à la Bastille en 1785,
consistent en un catalogue délirant de perversions de toutes sortes – la
psychanalyse est déjà là, qui va parler de « sadisme » ?
Annie Le Brun : Sade y décrit six cents passions, des « passions
simples », « doubles »,« criminelles » et « meurtrières », ce qui a fait
dire à Maurice Heine, son éditeur dans les années 1930, que Sade est «
l’homme à qui revient l’initiative de l’observation méthodique et de la
description systématique » des perversions sexuelles.
Seulement, à la différence des descriptions qu’en fait le psychiatre
austro-hongrois von Krafft-Ebing dans sa Psychopathia Sexualis, Sade nous
les montre en action, il les incarne dans des personnages assumant leurs
vices, tenant des propos scandaleux. Il les accompagne dans leur vertige
et le pire est qu’il nous entraîne. Georges Bataille l’a bien vu, quand il
rappelle qu’on ne saurait lire Les Cent Vingt Journées de Sodome sans une
sorte d’« énervement sensuel » qui réveille en nous des pulsions enfouies.
D’autant que dans cette perspective Sade a continuellement conscience
qu’il replace l’homme au milieu des forces qui régissent l’univers, le
faisant participer d’une nature violente, sexuée et immorale, qu’il lui
importe en même temps d’excéder, en ce qu’elle constitue un défi pour la
pensée.
Sade ..athée radical ....
Toute sa vie, Sade montre résolument matérialiste et ne cesse de
blasphémer. N’est-il pas le plus radicalement athée de tous les libertins
de son temps ?
Annie Le Brun : Sade a lu les matérialistes et les athées du XVIIIe
siècle, Nicolas Fréret, La Mettrie, Diderot, Helvétius, le baron
d’Holbach, qui, en quelques décennies, ont bouleversé la pensée européenne
et voulu libérer l’homme des entraves religieuses et politiques. Les
personnages de ses romans les citent, ou plus souvent les détournent.
S’appuyant sur eux, il ne rate jamais une occasion de démontrer
l’inexistence de Dieu, comme une gymnastique nécessaire à la santé de
l’esprit.
Et si Sade rejoint là le Don Juan de Molière et les penseurs des
Lumières, il se propose en même temps d’éradiquer en l’homme le besoin de
croire, d’instaurer une transcendance, à l’origine de toutes les formes de
servitude volontaire. En cela, il va plus loin que tous les autres. Il ne
lui suffit pas de rejeter Dieu, mais il en tire les conséquences, en
opposant la notion de souveraineté à toute loi divine ou politique
susceptible de limiter les passions, et du même coup d’attenter à la
singularité de chacun.
Sade républicain, l'individualiste..peintre des
ravages de l'impunité- ou défenseur des crimes de le liberté ?
Le 2 juillet 1789, Sade a rameuté les émeutiers autour de la Bastille
en hurlant depuis sa cellule « Ici on égorge les prisonniers ! » et les
engageant à brûler la forteresse. Libéré à la Révolution, il s’est opposé
à Robespierre, pourquoi ?
Annie Le Brun : Pour lui, qui a passé vingt-sept années en prison, soit
un tiers de sa vie, une lutte continuelle est engagée entre le désir de
souveraineté de l’individu, les lois de la société et les préjugés
moraux ou politiques. Cette affirmation sauvage est bouleversante parce
qu’elle advient au moment où la Révolution et Robespierre célèbrent le
culte de l’Etre suprême, s’installent dans le mensonge idéologique que
Sade dénonce avec force dans «Français, encore un effort si vous voulez
être Républicains», cinquième dialogue de La Philosophie dans le
boudoir. En cela, il annonce les grands enjeux de la modernité…
De son vivant, Sade a dénoncé les massacres des guerres de religion et
l’Inquisition, il s’est opposé à la guillotine. Face à Robespierre qui, en
principe opposé à la peine de mort, va la justifier pour des raisons
idéologiques, c’est paradoxalement Sade qui est moral, refusant une fois
pour toutes que la fin justifie les moyens. Son « malheur », comme il le
dit encore, est « d’avoir reçu une âme ferme qui n’a jamais su plier et
qui ne pliera jamais ».
A penser comme un de ses héros libertins que la philosophie « n’est
point l’art de consoler les faibles » et qu’« elle n’a d’autre but que de
donner de la justesse à l’esprit et d’en déraciner les préjugés », Sade
est encore moral.
Défendant un individu libre, souverain et jouisseur, certains ont
dit que Sade vouait un culte maladif à des aristocrates despotiques. Ou
encore qu’il était un individualiste ultra-libéral et égotique avant
l’heure. Qu’en dites-vous ?
Annie Le Brun : En faire le premier penseur ultralibéral, une sorte de
libertaire libertin épanoui, est sans objet. Sade sait combien la liberté
est dangereuse et l’homme souverain inquiétant. Il est un des très rares
écrivains, peut-être le seul, à mettre la nature humaine à nu. Il peint
des personnages libérant toute la violence de la passion sexuelle,
l’exerçant au détriment des autres, parfois jusqu’à une cruauté sans
pareille. Mais, là où il nous inquiète le plus, c’est en nous rappelant
que ces actes sont monnaie courante dans l’histoire. Ses personnages
jouissant de leurs crimes sont de tous les temps.
Dès la première page des Cent vingt journées, il nous prévient qu’il va
mettre en scène quelques unes de «ces sangsues toujours à l’affût des
calamités publiques qu’ils ont fait naître au lieu d’apaiser, et cela pour
être à même d’en profiter avec plus d’avantages.»
Il nous oblige à regarder ses personnages en face, il montre qu’ils
nous troublent et qu’ils vivent en nous. C’est pourquoi Sade nous concerne
tous. Ses livres nous rappellent combien le vernis de la civilisation est
fragile et de quelle nuit inquiétante viennent nos désirs, qui peuvent
ressurgir à tout moment. Regardez ce qui s’est passé tout près d’ici, dans
l’ex-Yougoslavie, au cours des années 1990, tous ces massacres, ces femmes
enlevées, ces viols… sans parler de ce qui se produit aujourd’hui (ndlr,
les décapitations, les tortures et les viols de l’Etat islamique) que
beaucoup se complaisent à regarder sur Internet.
Sade, écrivain du désir et de l'excès ..
Si le Baudelaire des «Les Fleurs du Mal» doit beaucoup à Sade, nombreux
sont les écrivains qui ont été transformés par lui…
Annie Le Brun : Si l’influence de la pensée de Sade dans les
profondeurs du XIXe siècle a été reconnue pour décisive en ce qui concerne
la littérature, que ce soit chez Baudelaire, Flaubert, Barbey d’Aurevilly,
Huysmans, Apollinaire, Lautréamont, on ne l’a pas perçue en tant que telle
dans la peinture de l’époque. Ensuite, au début du XXe siècle, le grand
passeur de Sade est Apollinaire. Son roman Les onze mille verges (1907) ne
sont pas la plaisanterie à laquelle on a voulu les réduire, mais un texte
dérangeant, inquiétant, sur la férocité du désir…
Quelques années après, c’est par Apollinaire que Breton, Soupault,
Aragon accèdent à Sade. Un peu plus tard, Robert Desnos publie De
l'érotisme. Considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue
de l'esprit moderne (1923) où il explique qu’il y a un avant et après-Sade
dans l’écriture de l’érotisme, la revue Révolution surréaliste ouvre une
rubrique intitulée «Actualité du marquis de Sade», Georges Bataille donne
un texte érotique sous influence sadienne, L’histoire de l’œil (1928), et
les manifestes de Breton incitent l’homme à aller au bout de ses désirs et
de ses rêves. C’est dire l’influence de Sade à cette époque…
Sade, travaille souterrainement du corps et du
désir ..dans la peinture du XIXe ..
De quelle manière l’œuvre de Sade interpelle-t-elle les peintres du
XIXe ?
Annie Le Brun : Suite à la montée de l’incroyance, les cadres de pensée
comme les normes de la représentation étant en train de s’écrouler, les
questions qu’il posent autour de l’irreprésentable violence du désir sont
celles qui inquiètent alors la peinture. Dans son journal, Delacroix parle
de « ce fond tout noir à contenter ». Très proche de Baudelaire, il a
vraisemblablement lu Sade. Ne l’aurait-il pas fait, la rencontre est telle
qu’à considérer, par exemple, l’étude pour La mort de Sardanapale qu’on a
la chance d’avoir obtenu du Louvre, on peut se demander si ce n’est pas
une illustration des Cent vingt journées de Sodome, alors que le texte en
reste inconnu jusqu’au début du XXe siècle.
Ainsi Degas, avec Scène de guerre au Moyen Age (1863-1865) qui
représente une chasse aux femmes, où l’une est poursuivie à cheval, les
autres abattues ou tuées à coups de flèches, rend compte d’une violence
qui va le conduire à réinventer le nu. C’est sans doute pourquoi Degas se
rendra dans les bordels parisiens pour y saisir sur ses monotypes la
sauvagerie des corps dénudés échappant aux attitudes codées. De son côté,
Ingres peint des corps de plus en plus érotisés, comme en témoigne le
chemin parcouru entre la première version de Roger délivrant Angélique
(1819) et Le Bain Turc (1862). Sans parler de Courbet et de la violence
qui est à l’œuvre dans L’Origine du monde (1866) ; violence plus grande
encore qu’on retrouvera dans la première période de Cézanne…
Sade...Picasso et les surréalistes ...
N’est-ce pas au début du XXe siècle, avec Picasso, les peintres
surréalistes, que Sade est officiellement reconnu comme un auteur majeur ?
Annie Le Brun : Sans aucun doute, mais c’est l’histoire d’un grand
décentrement, au cours duquel le désir va devenir le sujet de la peinture.
A cette époque, l’image du corps va être bouleversée de l’intérieur, comme
en témoigneront violemment le Félicien Rops, Edward Munch, André Masson ou
Alfred Kubin, se rapprochant d’une expression longtemps tenue dans les
marges des curiosa ou de la folie (d’ailleurs évoquées dans l’exposition),
pour rejoindre ainsi la pensée nue de Sade qui n’admet aucun des
présupposés religieux, idéologiques ou sociaux.`
En fait, c’est une histoire souterraine qui, partant de La Philosophie
dans le boudoir, aboutit aux Demoiselles d’Avignon (1907) – dont le titre
de départ est Le Bordel philosophique. Et non sans raison, puisque, avec
ce tableau, Picasso, d’une certaine façon, en arrive à mettre la peinture
dans le boudoir, avant que le surréalisme ne reconnaisse le désir comme le
grand inventeur de formes…
Sade...la photo, le cinéma, l'érotisme et la
pornographie ...