Auteur:
Laurent Mabire
Source:
La revue Liberté Politique N° 26
voir aussi le site
libertepolitique.com
« Il se pourrait
qu'il y eut chez les grands écrivains catholiques
plus
de
pensée vivante que dans notre
théologie actuelle,
au souffle un peu court et
qui
se contente à
peu de frais. »
Hans Urs von
Balthazar
Il paraît évident
que le
conte n'est pas réaliste
;
et pourtant, il
« nous
dévoile ce qui est au coeur de la réalité. »
Cette affirmation
de l'écrivain Clive Staple Lewis trouve une force particulière
avec l'oeuvre la
plus épique et la plus mélancolique de John
Ronald
Reuel Tolkien,
le Seigneur des Anneaux.
Ce livre,
récemment adapté au
cinéma', est
facilement catalogué parmi les oeuvres pour adolescents
«gothiques» et
suscite une certaine méfiance dans le lectorat chrétien.
Le nombre
considérable de livres qui s'en inspirèrent
-
bons et moins
bons
- renforce cette impression.
Rien n'est plus faux cependant que de
rester sur cette première
impression. Cette histoire s'adresse bel et
bien
à un monde d'adultes avec la
finalité de faire comprendre le sort «eschatologique
» du monde. Verlyn Flieger le note avec
sérieux2:
« Tout
comme les voyages
de Gulliver de Swift, le monde imaginaire de
Tolkien, avec
son petit peuple, a éclipsé le sérieux de son thème, qui
n'était rien de
moins que la Chute, l'interpénétration du bien et du mal
et la relation
entre l'homme et Dieu.» Parmi les innombrables livres
parus à
l'occasion de la sortie du film, plusieurs ont mis l'accent sur la
thématique
religieuse de l'oeuvre, et plus particulièrement sur son
aspect catholique.
C'est dire que la méprise est profonde s'il faut
attendre une
adaptation cinématographique pour que cette qualité soit
(presque)
reconnue. Gageons que nous aurons sans doute le même type
de réveil tardif lorsque
les Chroniques de Narnia
de C.S. Lewis sortiront
dans les salles obscures à la Noël
2005, et que l'on constatera qu'elles valent mieux que certains
fades livres de catéchèse.
Les chrétiens
auraient-ils peur de l'imaginaire? À l'heure où une religiosité sans
forme récupère les symboles chrétiens pour les faire
servir à sa propre
interprétation du monde et de sa relation avec Dieu,
la question
mérite d'être posée. À quelques décennies de distance,
Tolkien ravive
le débat en ramenant le lecteur aux réalités spirituelles via
la
faërie
bien mieux que le flirt d'un certain
clergé avec des artistes qui n'ont
de chrétien que l'énoncé conceptuel.
Bien entendu, on
ne peut être forcé d'aimer
le Seigneur des
Anneaux.
La «faërie » est
un genre littéraire particulier qui a ses émules et ses
détracteurs. Une oeuvre de cette ampleur
ne peut cependant pas laisser
indifférent. Le critique W .H. Auden déclarait :
« Personne ne semble en
avoir une opinion modérée : ou
bien, comme moi, on y voit un chef
d'oeuvre, ou bien on ne peut pas le supporter. » Loeuvre de Tolkien
semble ainsi soumise à la
contradiction des temps. Grégory Solari, le
responsable de la dynamique maison
d'édition Ad Solem, souligne que
pour y entrer, «il faut courber un
tant soit peu notre rationalisme ».
A dire le vrai, il faut accepter
d'abord que notre imagination soit
engourdie, puis de se faire prendre
en main par un conteur qui, non
seulement a un sens très profond
pour la poésie et les langues anciennes
mais, de surcroît, est habité par une
foi profonde. C'est cette imprégnation
de l'imaginaire de Tolkien par la foi chrétienne qui est
décryptée avec brio dans trois
livres parus à la fin 2002 et en 2003
Une oeuvre
catholique
Tolkien lui-même
l'affirmait:
«Le Seigneur des
Anneaux
est une
oeuvre
fondamentalement religieuse et catholique, inconsciemment d'abord mais
consciemment quand j'en ai fait la révision. » Livre catholique
parce qu'il décrit un monde que l'auteur a exploré à la lumière de
la
vérité, telle que les chrétiens la confessent. Didier Rance' affirme que
dans
le Seigneur des
Anneaux,
sont semées toutes les « pierres d'attente »
de la
Révélation :
nostalgie des origines, rôle central
donné au choix dans toute sa
radicalité, sa liberté, son sacrifice aussi car s'accompagnant
toujours de la perte d'un bien. Mais
le conte recèle bien d'autres allusions
subtiles à la doctrine chrétienne: le sacrifice, le respect de la
Création, l'Espérance, le recours à
la Providence, sans compter l'exaltation
de l'humilité4, de
la fidélité, de la famille, de l'honneur, tout autant de thèmes qui ont
régulièrement valu à Tolkien de basses attaques de
«fascisme latent».
Comment Tolkien s'y est-il pris pour faire un livre
catholique puisqu'on
ne voit rien à première vue? Tout simplement en enlevant toute
référence à
quoi que ce soit de «religieux» dans le monde qu'il a
imaginé. Beau paradoxe
et à bien y regarder, en enlevant les saillies religieuses,
c'est toute l'histoire elle-même qui devient religieuse et symbolique.
La « religion » n'est pas un élément rapporté au folklorique mais
devient la
substance même de l'histoire de la Terre du milieu en portant la trace
de réalités qui lui sont bien supérieures. Le biographe de Tolkien
répondit de façon limpide à la question
Certains se sont interrogés sur les rapports entre les
contes de Tolkien et
son christianisme, et ont trouvé difficile à comprendre
comment un
fidèle catholique pouvait décrire avec une telle
conviction un monde
d'où Dieu est absent. Mais il n'y a aucun mystère.
Le Silmarillion
est
l'oeuvre d'un esprit profondément religieux, qui ne
contredit pas le christianisme
mais le complète. Aucun culte n'est rendu à Dieu dans cette légende
mais Dieu est pourtant présent, plus explicitement dans
le
Silmarillion
que dans l'oeuvre qui en est sortie,
le Seigneur des Anneaux.
L'univers de Tolkien est gouverné par Dieu, « Unique ».
En dessous de lui
dans la hiérarchie, on trouve les « Valar », les
gardiens du monde, qui ne sont pas des dieux mais des puissances
angéliques, elles-mêmes sacrées et
soumises à Dieu.
[...]
Tolkien donna cette forme à sa
mythologie pour qu'elle
paraisse étrange et lointaine, mais en même temps, qu'elle ne soit
pas un mensonge. Il
voulait que ces contes légendaires et mythologiques
expriment son propre point de vue
moral sur l'univers, et, en tant que chrétien, il ne pouvait situer ce
point de vue dans le cosmos en omettant
le Dieu qu'il vénérait. En même
temps, pour situer ses contes dans le
monde d'une façon «
réaliste », des croyances explicitement chrétiennes
auraient perdu
toute couleur. Ainsi Dieu est présent dans l'univers de
Tolkien, mais
il reste hors de vue".
Le souci de
réalisme faisait rejeter à Tolkien la conception d'histoires
comme le cycle arthurien. Comme
il l'expliquait lui même, la
féerie est trop somptueuse,
fantastique, incohérente, répétitive et
intègre explicitement la religion
chrétienne, ce qui lui semblait funeste.
Il ajoutait que le mythe et le
conte de fée doivent, comme tous les arts,
« refléter et contenir en leur
solution des éléments de vérité (ou d'erreur) d'ordre moral et
religieux, mais pas explicitement, pas sous la forme
connue du monde "réel primaire"7
».
Catholique?«
C'est parce que c'est comme ça que marche le monde aux yeux de Tolkien »
renchérit Orson Scott Card, fameux x
et très bon
a; auteur
de science-fiction, tandis qu'Irène Fernandez ajoute avec force que «
dans
le Seigneur des Anneaux,
la perspective
chrétienne est essentielle,
qu'on y adhère ou non, et on ne peut l'ignorer qu'au prix d'un
grave
appauvrissement de la lecture ». Le catholicisme ne saute donc pas aux
yeux, n'est pas voyant mais il est la graine cachée qui donne ce
parfum très
vivifiant au conte.
Le genre que
Tolkien créa fut si nouveau qu'on lui fit fréquemment le reproche
d'inciter à échapper à la réalité. Curieux reproche à l'encontre
d'une oeuvre de fiction. En fait, Tolkien vise les réalités supérieures
spirituelles, pas les réalités formelles et matérielles, d'où l'incompréhension.
Pour ne prendre qu'un exemple, les monstres qui
peuplent les
pages du
Seigneur des
Anneaux
démontrent que
leur dénaturation
est le fruit du mauvais usage de leur liberté alors que « nul n'est
mauvais au départs ». On ne naît
pas monstre, on le devient. C'est
l'usage de la liberté qui fait croître ou décroître le mal dans le coeur
des êtres vivants doués de
raison. Le libre choix de l'individu sous-tend le
conte de Tolkien de bout en bout. Il
n'y a nulle prédestination, nuls
pouvoirs magiques innés. Fauteur ne
présente pas de séparation tranchée
entre les « bons » et les « méchants », entre le Mal et le Bien, sorte
de nominalisme romanesque qui
rejetterait toute nuance, tout développement
de la psychologie des êtres, tout travail de la grâce également,
dirions-nous dans un langage plus chrétien. Le Bien et le Mal sont
décrits comme des valeurs
universelles permanentes que l'esprit peut
aborder naturellement. Le Mal décrit
est le fruit d'un orgueil démesuré qui ronge les esprits et les
corps de ceux qui tombent sous le pouvoir de
l'Anneau jusqu'à
les rendre ombres d'eux-mêmes (Nazgûls), désincarnés
(Sauron),
dénaturés (Gollum/Sméagol). En résumé, des monstres.
Par opposition,
ceux qui ont en commun la volonté de résistance à
cette dégradation,
cette désincarnation, manifestent leur libre choix en
s'incarnant
le plus
possible dans une réalité qu'ils ne peuvent fuir.
Le
Seigneur des
Anneaux est le récit d'une
guerre qui s'impose à tous, même aux
plus pacifiques, comme Frodon qui souhaitait que « tout ceci
ne
soit pas arrivé à notre époque ».
Les personnages du conte ont
des failles, des défauts, des
états d'âme, des difficultés à aller de l'avant, et
cela les rend éminemment proche de
nous. Certains commentateurs,
analysant mal son goût pour les
légendes nordiques, et trompés par la
guerre permanente qui se déroule dans
le Seigneur des Anneaux,
ont
reproché à Tolkien un « fascisme »
latent'. C'était mal comprendre
le
tempérament profondément pacifique de
l'auteur qui affirme que la
présence du mal ne peut réduire le choix d'une vie à une simple neutralité.
Le mal n'engendre que résistance ou domination.
L'engagement
résigné des hobbits vers la guerre
est la seule solution tenable.
« Il n'y a
qu'une chose à faire, résister, avec
ou sans espoir» fera dire Tolkien
à l'elfe Elrond. Cette liberté de
choix des protagonistes
engendre une responsabilité
et un courage obscur. Tout le conte de Tolkien s'inspire
du
principe selon lequel des valeurs fondamentales vaillent que l'on
y
sacrifie sa vie. Dès lors, on peut
comprendre que la grande force
des
affirmations morales du
Seigneur des Anneaux
puisse troubler ceux pour qui le
relativisme est un mode de pensée naturel.
Cette
affirmation de valeurs «désuètes » fut
-
là encore
-
reprochée
àTolkien mais
fit en même temps le succès considérable de son livre. Et
c'est ce qui en
fait également un livre
universel
(catholique), car
pouvant être
compris par tous. Nul besoin dès lors de faire référence à
un culte ou une
liturgie. Le père Schall dira: « On croit lire un livre et
on lit sa propre
histoire » et C.S. Lewis ajoutera que si nous échappons à quelque chose
en entrant dans le monde de Tolkien, « c'est surtout aux
illusions de notre
vie habituelle ». Le conte n'est pas une invitation
à
déserter les
devoirs de la vie réelle, mais une voie de réappropriation et
d'enracinement dans notre univers, via
celui de la Terre du Milieu.
Une réflexion sur la domination et l'autorité
À rebours de ce
que l'on pourrait penser de prime abord par le titre
de l'oeuvre,
le
Seigneur des Anneaux
est une quête à
la renonciation du
pouvoir (vu comme
domination d'autrui) et de la restauration de l'autorité,
non pas vue sous l'angle policier, mais sous celui de la conséquence
d'une vertu de force. L'originalité de l'histoire est que les
adversaires ne se disputent pas le pouvoir. Les uns le cherchent, les
autres
veulent y renoncer. Les protagonistes sont dans l'entière liberté du
choix qui porte sur cette
renonciation. Nous l'avons vu, Tolkien insiste
continuellement sur le respect de
cette liberté. Ce respect est inconcevable
pour la partie adverse qui mise sur la contrainte et l'esclavage sans
envisager que l'on renonce au
pouvoir Irène Fernandez remarque avec
pertinence que Tolkien se place
ainsi dans la tradition spirituelle qui
veut que le bien connaît le mal alors
que le mal ne comprend rien au
bien. La liberté de choix de ceux
qui veulent le détruire ira jusqu'à refuser d'utiliser l'Anneau pour
imposer le bien. « Le seul désir de
l'Anneau corrompt le coeur »
déclarera l'elfe Elrond. Dans la guerre du
Seigneur des Anneaux,
le risque majeur n'est pas que le
monde libre soit vaincu, c'est que nous soyons corrompus, déshumanisés
et dégradés par le conflit lui-même, notamment par les moyens
utilisés pour remporter la victoire.
Une réflexion qui a décidément des échos biens contemporains.
Un chant de
délivrance et d'espérance
L'heureuse fin du
conte ne baigne pas dans un
happy
end
béat mais
dans un apparent
univers de mort. La volonté de l'auteur est de
remettre le
monde en marche, vers une attente, vers cette espérance
sourde qui devait
baigner tous les peuples d'avant la Révélation.
L'eucatastrophe,
selon son expression, est une fin heureuse d'une
histoire qui ne
nie ni la douleur, ni la défaite. Tolkien le reconnaît luimême
: «
Etant chrétien, et plus est catholique romain, je ne puis considérer
l'histoire autrement que comme une longue défaite quoiqu'elle
puisse contenir certains exemples
de victoire finale. »
Le Seigneur des
Anneaux
est la fin d'un
épisode d'une histoire qui
dépasse les
protagonistes. Il s'achève dans la joie de la fin de la guerre de
l'Anneau,
anticipatrice d'une délivrance, joie d'avoir franchi une
marche dans le
combat sans fin contre les ombres. L'important est que
l'espérance se
situe au-delà des limites des simples actions humaines,
quand apparaît la
possibilité d'une victoire éternelle. L'eucatastrophe
témoigne de
cette possibilité et refuse simplement que la défaite et la
mort aient le
dernier mot. Tolkien ajoute dans une de ses lettres
:
«Elle est
dans une certaine mesure -
"evangelium" (bonne nouvelle)
donnant
un aperçu fugitif de la joie, une Joie qui est au-delà de ce monde,
aussi poignante que la
douleur. »
Irène Fernandez écrit à ce propos qu'il
n'y a rien d'aberrant à la traiter
de «trace ou d'écho de l'Evangile ». Le parallèle peut surprendre
mais Tolkien aimait à dire que la
subcréation qui était la sienne (Dieu
étant le seul Créateur) devait avoir
« la consistance interne de la réalité »,
c'est-à-dire exprimer la nature ou la
qualité de l'univers qu'elle reflète,le royaume des
cieux en un mot. Tolkien, affirme Didier Rance, a su
créer un monde
secondaire dans lequel se joue, d'après ses lois propres,
le grand drame de
la chute et de l'attente du Sauveur afin de susciter
chez le lecteur
une prédisposition de l'âme à l'annonce de l'Évangile. La consolation
spirituelle que procure la faërie tolkienienne n'est pas liée à
une «bonne fin»,
mais à l'espérance allumée dans le coeur du lecteur.
La providence en filigrane
Tolkien a
émaillé son récit de propos laissant à penser que la quête
entreprise n'est pas l'effet d'un
hasard que l'auteur réfute. La maîtrise
narrative d'un récit complexe comme
le Seigneur des Anneaux
permet
d'ailleurs de démontrer
l'entrelacement de la solidarité de fait et de la
volonté qui animent les
personnages. Cependant, Tolkien ne désigne
jamais l'auteur qui ordonne les
choses. Il fait un constat sans aller audelà
car au temps de l'action du
Seigneur des Anneaux, il
n'y a pas eu de
Révélation. Irène Fernandez démontre
avec brio que toute l'action de
cette Providence -
appelons-là ainsi - apparaît en
résumé intense dans l'échec
de Frodon à détruire l'Anneau et cette scène extraordinaire et
dense où Gollum s'en empare avant de
chuter dans le gouffre de la
Montagne du Destin.
Tous les motifs
patiemment tissés dans le conte se rejoignent:
providence, liberté, miséricorde et
solidarité. La quête réussit alors que
Frodon est anéanti par la fatigue et
la charge de l'Anneau. Il est dans une situation qui le dépasse,
qui réduit ses capacités de résistance et le
réduit à rien. Sa défaillance
ultime nous le rend très proche, loin du
cliché de l'inaltérable héros que
l'on ne trouve, selon Tolkien « que dans
des histoires où on ne se soucie
pas de la vraisemblance morale et
psychologique ». Cependant, il est
allé « aussi loin que sa force d'âme et
de corps le lui permettait ». Sa
quête l'a conduit à mettre l'Anneau en
condition de destructibilité. L'acte
final ne lui appartenait plus mais à
Gollum, dont Frodon a refusé à deux
reprises qu'on le tue alors qu'il n'est qu'un être criminel. La
compassion qu'il a montrée tout au long
de la quête débouche sur un succès de
cette dernière malgré un échec
personnel.
Évangélisateur
par le réenchantement du monde
Témoigner de
l'Évangile sans en dire un mot, intégrer une vision chrétienne sans y
faire directement référence, voici un tour de force
singulier.
Tolkien, comme le lui a dit un correspondant, a créé « un
monde où une sorte
de foi semble partout présente sans qu'on en voie
la source, comme
une lumière qui viendrait d'une lampe invisible ».
Cette
affirmation recoupe celle de C.S. Lewis: « On n'abandonne pas la
réalité, on la redécouvre. » Mais
une réalité vue sous le prisme de la
mythologie. L'histoire ou le conte font partie de la même
réalité chez Tolkien car l'imaginaire n'est qu'une conséquence du don de
«souscréation»
donné à l'Homme par Dieu'
0.
L'auteur se défendait ainsi
:
«Abusus non tollit usum,
l'abus n'enlève
pas
l'usage. La Fantaisie demeure un droit humain: nous créons dans
cette mesure
et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés
à l'image et à la
ressemblance d'un Créateur. » Pour Tolkien, «Dieu est
le seigneur des anges,
des hommes et des elfes» et, ajoutons, de toutes
les créatures qui
sortent de l'imaginaire. Le créateur de la Terre du
Milieu étendait ainsi
très loin le Royaume de Dieu.
Non sans une certaine logique, d'ailleurs, il se
considérait plus
comme l'explorateur d'un monde que comme son créateur.
Son but fut
donc bel et bien de réévangéliser l'imagination.
Pour
lui, il n'y a pas que
les fausses idées pour éloigner l'homme de la vérité. Il
y a aussi l'imagination
pervertie, profanée, défigurée par le biais de la littérature, l'industrialisation,
la machine et la technique inhumaine, et plus profondément
par ce mal et cet orgueil qui atteignent en tout premier ce qu'il
y a de plus
fragile en l'homme et ce qui doit être préservé en priorité:
l'enfance.
Le
père Louis Bouyer écrivait à George Daix:
Tolkien a créé ses légendes et ses mythes à partir de
thèmes très élémentaires
et communs à toutes les civilisations anciennes, en particulier scandinaves
et celtiques. Il est très frappant de voir que chez des garçons et des
filles d'aujourd'hui, que la civilisation moderne rebutait en raison de
son
rationalisme, il est arrivé à éveiller une sympathie pour une vision du
monde
et de la vie foncièrement chrétienne puisque telle était la vision
du
monde qu'il exprimait de façon indirecte mais très efficacemeni dans
son
oeuvre.
Pour Michaël Devaux, Tolkien permet de penser le rapport
d'un
chrétien au mythe, d'apprécier son dépassement par l'Évangile.
'Il
fait
retrouver à l'imaginaire sa verticalité transcendante. N'a t-il pas
réussi
ainsi à faire recouvrer la foi à son ami C.S. Lewis, en 1931, e174 lui
affirmant que l'Évangile était un mythe, un conte comme tous. les
autres à
l'exception notoire qu'il était devenu réel par la grâce le
l'Incarnation"?
Didier
Rance souligne que cette approche peut
surprendre le chrétien d'aujourd'hui, plus sensible (trop
sensible peutêtre) aux dimensions historiques de sa foi qu'aux
dimensions «mythologiques»,
plus attentif à la dimension existentielle de la réalité qu'à sa
dimension essentielle. Pourtant, martèle-t-il encore, « rappelons-nous
Dies
Irae, Dies Illae,
saint Bernard chez Dante. Tolkien rétablit la dimension
verticale dans une foi contemporaine souvent menacée par l'horizontalisme
». Pour Irène Fernandez, qui souligne que la démythisation
ne mène qu'à
l'inanition, «son rejet du monde mécanique n'est pas
seulement viscéral
mais philosophique, et son recours à la "faërie" n'est
pas une capitulation
de l'intellect. Il n'est pas fondé sur un panthéisme fumeux, mais sur un
refus explicite du positivisme qui imprègne notre
culture et qui dénie
toute valeur à l'imagination" ».
Il faut donc remercier tous les auteurs qui aident à la
redécouverte
de cette dimension de Tolkien. Le lire c'est non
seulement participer à
une «intensification
de l'être », mais également apprendre à se prémunir
de ce qui risque de
nous arriver demain si nous n'y prenons pas garde.
Le père Louis Bouyer
relève que Tolkien a montré ce qui devait se manifester
dans la littérature féérique des chrétiens
: préparer, anticiper en
quelque mesure cette transfiguration
de toutes choses qui constitue
l'objet suprême de l'espérance
chrétiennet3.
Laissons le mot de la
conclusion à Verlyn
Flieger:
À une époque où l'on se méfie des mythes quand bien même
on en reste
très friand, la fantasy
de Tolkien s'adresse au coeur plutôt qu'à
l'esprit, contournant
l'intelligence rationnelle en faveur de l'intuition et de l'imagination.
Il se peut que sa mythologie fictive, excroissante aussi bien
qu'expression de la théologie
spéculative occidentale, serve à indiquer un
chemin qui nous permette plus
facilement, comme le dit TS. Eliot,
«d'arriver là d'où nous étions
partis / Et de savoir le lieu pour la première
fois ».
L.M.
texte hébergé
en 08/04
11. Rapportée par Humphrey
Carpenter,
op. cit, p. 134: «À Lewis qui
prétendait que les mythes étaient des mensonges, Tolkien affirma que si
la parole est une invention par rapport aux objets et aux idées, le
mythe est une invention par rapport à la vérité. Selon lui: "Nous sommes
venus de Dieu, et les mythes que nous tissons, même s'ils renferment des
erreurs, reflètent inévitablement un fragment de la vraie lumière, cette
vérité éternelle qui est avec Dieu. Et ce n'est qu'en créant des mythes,
en devenant un "sous-créateur" et en inventant des histoires, que
l'homme peut tendre à l'état de perfection qu'il a connu avant la Chute.
Nos mythes peuvent se fourvoyer, mais même s'ils boitent, ils avancent
vers le port véritable, alors que le "progrès" matérialiste ne conduit
qu'à l'abîme et à la Couronne de Fer de la puissance
du mal". Il acheva de convaincre Lewis en affirmant que l'histoire du
Christ est un mythe vrai, un
mythe qui a de l'effet sur nous de même que les autres, mais un mythe
qui a
vraiment eu lieu. »
Irène Fernandez, Et si on parlait du Seigneur des Anneaux, Presses
de la Renaissance, 2002;
Stratford Cadelcott, Didier Rance, Grégory Solari, Tolkien, Faërie et
christianisme, Ad Solem, 2002;
Michaël Devaux (air.), Tolkien, les racines du légendaire,
Cahier d'études tolkieniennes, Ad Solem, 2003.
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NOUS VIVONS ENCORE LA LOI QUI NOUS A FAIT
Le coeur de l'homme n'est pas un amas de mensonges
Son peu de sagesse lui vient du seul qui est sage
Et se souvient de lui. Si longtemps séparé,
L'Homme n'est pas perdu ni tout a fait changé.
Il a perdu la grâce, il n'est pas détrôné,
Il garde les haillons des robes du seigneur
Qu'il fut: Homme, sous-créateur, reflet d'une lueur,
Une unique blancheur qu'en nuances multiples
Il réfracte et combine à l'infini
En de vivantes formes qui vont dans les esprits.
Nous avons rempli toutes les fentes du monde
D'Elfes et de lutins, nous avons fait lever
Des Dieux et leurs demeures du jour et de la nuit,
Et répandu la semence des dragons - c'était notre droit
(bien ou mal employé). Ce droit n'est pas déchu
Nous vivons encore la loi qui nous a fait.
J.R.R. TOLKIEN, extrait de Mythopoéia
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