Que faut-il penser de la violente
polémique déclenchée par l'expertise collective sur les troubles de
la conduite de l'enfant et l'adolescent publiée en septembre 2005
par l'Institut national de la santé et la recherche médicale (Inserm)
? Objectif de ce travail : réunir toutes les publications
scientifiques internationales concernant ces troubles, pour donner aux
praticiens, voire au personnel éducatif, des clés pour repérer,
analyser et prendre en charge certains enfants en proie à des
comportements violents et répétés.
Lorsqu'elle a été rendue publique,
cette expertise, fruit du travail d'un groupe d'une dizaine d'experts
s'appuyant sur plus de 1 000 articles scientifiques, n'a rencontré
aucun écho particulier. Il a fallu que Nicolas Sarkozy, ministre de
l'Intérieur, présente un avant-projet de loi sur la délinquance il y a
quelques semaines, dans lequel il mentionne le projet d'instaurer un
«carnet de comportement» de l'enfant, pour qu'un collectif de
psychologues, psychiatres, éducateurs tombe à bras raccourcis sur ce
travail. D'où la pétition intitulée «Pas de zéro de conduite pour les
enfants de moins de trois ans», qui aurait déjà recueilli plus de 130
000 signatures. «Faudra-t-il aller dénicher à la crèche les voleurs de
cubes ou les babilleurs mythomanes», s'insurgent les pétitionnaires.
Ces derniers refusent de stigmatiser comme pathologique «toute
manifestation vive d'opposition inhérente au développement psychique
de l'enfant».
Les psychiatres, les psychologues
devraient pourtant savoir qu'il ne s'agit pas d'intervenir face à des
comportements transgressifs normaux dans la vie d'un enfant, d'un
adolescent, voire d'un adulte. Pour illustrer les troubles de la
conduite, un des psychiatres cosignataires de l'expertise cite
l'itinéraire d'Antonin, 8 ans, enfant adopté à 4 ans qui maltraite sa
petite soeur sur laquelle il a pratiqué des attouchements sexuels. Il
est considéré comme indésirable à l'école parce qu'il provoque des
bagarres, rackette ses camarades et se présente devant le psychiatre
en disant : «J'ai 8 ans, j'ai déjà violé et volé.» Ou encore le cas de
ce garçon de 10 ans, renvoyé de plusieurs écoles et qui, lors d'un
séjour en colonie de vacances, a mis le feu à une tente où des enfants
dormaient. Ses parents, totalement démunis, implorent l'aide d'un
psychiatre.
La lecture du rapport de plus de 300
pages disponibles sur Internet révèle l'écart entre les craintes des
signataires et la réalité à laquelle il s'attache. Sur cette question
nouvelle pour la France – mais abordée depuis longtemps dans les pays
anglo-saxons –, les pétitionnaires ont surinterprété les
recommandations de l'Inserm pour mieux les caricaturer. Le rapport ne
cherche nullement à criminaliser les vols de jouets dans les crèches
ou les bagarres à la récré. Il veut simplement définir la manière dont
une aide peut être apportée à des familles isolées prises dans une
spirale de violence et de transgression qu'elles subissent sans
comprendre.
En psychiatrie, ce qui distingue le
«pathologique» du «normal» n'est pas tant l'existence de certains
symptômes (angoisse, déprime, agressivité...) inhérents à l'humain,
mais leur permanence dans le temps, leur intensité, associée à une
douleur mentale qui perdure. Le trouble des conduites correspond à une
souffrance de l'enfant, de sa famille et de la société. Des programmes
de prévention très ciblés, comme l'ont fait les pays anglo-saxons,
peuvent être envisagés.
Le débat est salutaire, en science
comme ailleurs. Certes, on peut s'inquiéter de la «psychiatrisation»
croissante des événements normaux de la vie dans notre société. En
matière d'éducation, des parents déboussolés consultent de plus en
plus souvent des spécialistes pour des symptômes non pathologiques de
leur progéniture (agitation, colère, désobéissance) qu'ils ne savent
pas gérer. Les consultations en pédopsychiatrie sont prises d'assaut.
Ce sont les familles, armées d'articles de vulgarisation en
psychologie, qui sollicitent les psychiatres et non l'inverse.
De la confrontation naît le progrès.
Mais cette pétition sonne comme une sorte de déclaration de guerre qui
discrédite en vrac tous les éléments de ce travail accusé de servir
d'obscurs intérêts sécuritaires. Sans doute ce document n'est-il pas
parfait. La part faite à la dimension sociale dans la genèse des
troubles est peut-être insuffisante. Certaines formulations sont un
peu abruptes. Un vrai débat – qui commence à s'amorcer d'ailleurs –
contribuera à le faire progresser.
En France, il est très difficile
d'aborder les questions psychiatriques sous un angle d'analyse
scientifique globale. Chaque chapelle défend sa théorie et constitue
un monde hermétiquement clos où l'autre est au mieux un rival, au pire
un ennemi. L'an dernier déjà, un rapport de l'Inserm sur l'évaluation
des psychothérapies avait été voué aux gémonies, ses conclusions ayant
été contestées par les psychanalystes. La souffrance d'enfants,
d'adolescents et de parents impuissants face à des comportements
agressifs, persistants et enfermants, mérite mieux qu'une bagarre
stérile entre coteries d'experts. Réfléchir au meilleur moyen d'y
répondre n'a rien de déshonorant.
A moins que l'échauffourée sur ce
rapport ne vise à fournir des armes à ceux qui s'opposent à
l'avant-projet de loi sur la délinquance, sur lequel les experts de
l'Inserm n'ont jamais été consultés. Si tel est le cas, l'amalgame
volontaire entre débat scientifique et combat politique est malsain.
La mauvaise foi, composante sous-jacente en politique, est malhonnête
en science et en médecine. On peut pour l'instant faire le pari que le
vol de nounours à la maternelle ou la démolition du château de sable
de l'autre à la plage continueront de jalonner le développement normal
de la vie mentale des enfants et ne déclencheront pas d'inscription
informatisée dans un casier judiciaire pour nourrissons ni de
poursuites judiciaires infernales et à vie.
* Adjointe au chef de service
sciences-médecine du Figaro.