Quelques remarques sur la critique des religions : Ma responsabilité personnelle étant engagée, puisque M. Brighelli
avait eu l'idée saugrenue de me demander de rédiger une préface pour son livre « A
bonne école... » et que j'avais eu la naïveté d'accepter, il m'était impossible de ne pas
réagir au contenu de son dernier livre « Une école sous influence, ou Tartuffe roi ».
M. Brighelli n'a manifestement pas soupçonné un instant que quiconque
pourrait se formaliser de ce qu'il insulte à longueur de pages et condamne les
chrétiens, la foi religieuse en général, la foi chrétienne en particulier, l'Église
catholique et jusqu'à la personne du Christ. Autrement dit, dans son esprit,
l'antichristianisme, même le plus outrancier, est normal. Il fait partie des moeurs, et les chrétiens
auraient mauvaise grâce d'y trouver à redire.
Il faut se demander si des condamnations globalisantes proférées
contre les chrétiens ou contre n'importe quelle communauté sont chose anodine.
On reproche souvent aux gens d'Église et aux chrétiens d'avoir
contribué, par « l'enseignement du mépris » qu'ils ont colporté pendant des siècles
à propos du judaïsme, à rendre possibles tous les pogroms, depuis ceux de la
première Croisade jusqu'à ceux de la fin du XIXe siècle en Europe de l'Est, et même la
Shoah. Je pense pour ma part qu'on a malheureusement raison. Les personnes qui
colportaient cet « enseignement » – et dont beaucoup étaient des chrétiens sincères –
n'étaient pas animées d'intentions meurtrières – ou alors elles étaient de fait
contre le christianisme – mais les mots dangereux, une fois prononcés, ont volé de leurs
propres ailes, et ont manifesté dans l'Histoire leur potentialité diabolique, meurtrière et
exterminatrice.
Je suis persuadé qu'il en va de même pour le discours très violent
contre les chrétiens et contre l'Église qui s'est déployé en France et ailleurs
à partir du XVIIIe siècle et qui continue de fleurir, comme l'illustrent le dernier
livre de M. Brighelli ou le « traité d'athéologie » de M. Onfray.
Pourtant, on ne peut plus ignorer la puissance meurtrière de ce type
de discours, dévoilée dès la fin du XVIIIe siècle dans les guerres de Vendée.
Sur ce sujet, je voudrais citer un passage d'un livre sur l'école
publié récemment, « L'école ou le chaos » (éditions Golias, 2006), que son auteur,
Jean-Pierre Charles, m'a envoyé. Celui-ci raconte au détour d'un paragraphe (pages 461463) que, dans les années 80, il se trouva enseigner dans un collège de la banlieue
d'Angers. Intrigué par le nom de l'arrêt de bus devant le collège – « Champ des martyrs » –, il
voulut en savoir davantage. Il apprit que cette appellation se rapportait à un épisode
consécutif à la bataille du Mans de décembre 1793. Cette victoire des « Bleus » sur
les Vendéens fait partie de la longue marche ponctuée de batailles et achevée en
massacre qu'on appelle la « virée de Galerne ». Je cite son texte (en corrigeant un peu le style : ce livre est intéressant mais présente de nombreux défauts d'écriture, faute sans doute de
relecture suffisante) : « Ce professeur fit travailler des groupes d'élèves sur les traces de
ce « Champ des Martyrs », une grande prairie où eurent lieu quatre séries de
fusillades en masse, abattant plus de 1200 personnes. Allant plus avant, à travers les
archives départementales et les musées, les ouvrages des deux bords sur la
question, les cimetières et autres sites visités, il fit la découverte d'une
violence où se retrouvent tous les ingrédients de la guerre totale cherchant l'extermination, et de
la chape de plomb de l'ensevelissement second : l'oubli volontaire. La République avait
les moyens et la détermination pour se lancer dans une vaste entreprise de
destruction. Les ténors de la Convention, dont Barère et Turreau de Linières, sont explicites : «
La Vendée doit n'être qu'un grand cimetière national... repeuplez la de bons sans culottes ! » Sur place, les exécuteurs de cette politique de terre brûlée, à qui
il était recommandé « d'empoisonner le pain et les puits », dépassèrent les prévisions, tant par l'énormité de l'hécatombe – 500 000 morts et disparus environ – que
par la méthode. Ce sont ces tanneries qui utilisent de la peau humaine... Le Vendéen
est si peu humain qu'en 1983 encore, au Muséum d'Histoire naturelle de Nantes,
était dissimulée derrière une porte une peau de Vendéen trouée d'une balle. Ce sont ces fours des Épesses et de Montournais où on précipita des prisonniers, ces brasiers de Clisson audessus desquels on fit fondre de la graisse humaine pour en convoyer des barils jusqu'à Nantes.
Lors de cette bataille du Mans justement, les républicains vainqueurs
alignèrent les Vendéennes prisonnières mises à nu contre un mur. Là, il leur fut
introduit dans le vagin, pour mise à feu consécutive, des cartouches de poudre. Un tel
acte, perpétré dès avant Le Mans, était affublé de l'appellation « mettre les brigandes
en batterie »... »
La notion de « guerre totale » qui vient naturellement sous la plume
de JeanPierre Charles pour qualifier les tueries de Vendée apparaît aussi dans la
dernière phrase du dernier message de M.Brighelli. Simple coïncidence ?
Faute d'avoir suffisamment tiré les leçons des massacres de Vendée,
beaucoup ont continué pendant tout le XIXe siècle à tenir contre les chrétiens
et les Églises des discours aussi violents qu'auparavant. Je considère que ces discours,
qu'ils aient été prononcés avec intention ou non, ont réparé et rendu possibles les
grands massacres de chrétiens que le XXe siècle a connus, en Russie, en Chine et dans
beaucoup d'autres pays. Cette fois, les victimes se sont comptées par millions ou par
dizaines de millions.
Il semble qu'aujourd'hui certaines personnes, en particulier en
France, n'aient toujours pas compris que les mots peuvent tuer. A moins qu'elles ne
l'aient au contraire parfaitement compris...
Pour ma part, la situation actuelle de la société française m'inspire
de grandes inquiétudes, en particulier parce que la destruction de l'école,
combinée avec d'autres facteurs comme la destruction des familles et l'empire de la
télévision et des écrans, transforme en barbares une partie importante de la jeunesse.
Comme
plus d'une personne que je connais, je n'envisage pas sans angoisse l'avenir de
notre pays et n'exclus pas qu'il traverse des troubles très graves et connaisse une dérive antidémocratique.
En cas de convulsions violentes, l'état d'esprit général, tel que
certaines publications le laissent entrevoir et le consolident, peut faire
craindre que les chrétiens –ainsi que, une fois de plus, les juifs – ne se trouvent au premier
rang des groupes menacés.
Pourtant, on doit pouvoir critiquer les religions. Ne serait ce que pour la raison qu'il en existe un bon nombre, auquel s'ajoutent
d'autres traditions existentielles et morales comme l'agnosticisme et
l'athéisme, et qu'elles sont en contradiction les unes avec les autres, au moins en partie. Elles ne peuvent être
simultanément vraies dans la totalité de ce qu'elles affirment, alors que chacune n'a de sens que
dans la mesure où elle se rapporte à une Vérité dont aucun d'entre nous ne décide, et où elle propose un chemin vers cette Vérité.
Une première précaution consiste, quand on critique une religion, à
s'efforcer de ne pas blesser les croyants de cette religion en tant que personnes.
Celui qui, véritablement épris de liberté de pensée et d'examen, s'autorise une
telle critique au nom de son droit de chercher la vérité – droit qui est aussi un devoir –,
désire respecter la liberté de pensée du croyant, car cette liberté se confond avec la
sienne. Le regard critique porté sur le contenu de la foi des croyants, sur leurs textes sacrés, sur leur tradition et sur leurs manières d'agir fait d'ailleurs partie de ce
respect, s'il se garde de toute haine et de tout mépris et s'il est suffisamment rigoureux ;
c'est une façon de ne pas traiter à la légère ce qui a tellement d'importance pour les
croyants, et de manifester l'unité de la condition humaine.
Toutefois, il n'est pas facile de séparer une religion et ses
croyants. Critiquer une tradition existentielle remet en cause les personnes non seulement
dans leurs opinions et leurs habitudes mais dans leur être.
Une seule voie existe, et elle est étroite : c'est de s'autoriser une
critique, mais qui ne sorte jamais du cadre de la raison.
Plus que dans aucun autre domaine, un discours critique sur une
religion a besoin de la plus grande rigueur possible. Il doit être logique et
cohérent, ne pas recéler de contradictions, ne recourir à aucune affirmation non fondée et
péremptoire, non plus qu'à aucune imprécation et à aucun cliché. S'agissant d'un sujet
aussi vaste et profond qu'une religion qui a travaillé l'esprit et le coeur de
millions
d'hommes depuis des siècles et des siècles –, ce discours doit s'appuyer sur des
argumentations développées et raisonnées, sur un langage rigoureux, sur des faits objectifs et des citations précises.
Chaque phrase doit être longtemps soupesée et pensée
philosophiquement, avec le souci de rechercher la vérité et de lui obéir. Toutes les critiques doivent
être circonstanciées et soigneusement délimitées. Les généralisations abusives et les
condamnations globales prononcées sur la base de vérités parcellaires ou tronquées doivent
être bannies.
Quant une critique vérifie ces conditions – autrement dit, quand elle
est rationnelle et non pas passionnelle –, elle est responsable, elle
sert la vérité, elle est bienfaisante pour les croyants et pour tous.