L’aspiration à l'éternité est aussi vieille que
l'humanité. La source de toute religion est là, dans ce désir de nier
la durée, de faire revivre les gens qu'on a aimés, dans le besoin
qu'éprouve le moi de « s'agréger à l'éternel et de sauver ainsi son
individualité fragile que menacent le temps et la mort». Mais
l'éternité est difficile à imaginer, elle ne peut s'effectuer qu'à
partir des catégories du temps dont l'homme est familier. Tandis que
la pensée du passé constitue une certitude, heureuse ou malheureuse,
mais détachée de l'idée de risque, le rapport de l'homme au futur est
source d'anxiété. Le futur n'est pas seulement incertitude, il
contient notre fin. L'anxiété que cause l'avenir est aussi celle du
néant. Incertaine de l'avenir et menacée par lui, apprenant par
l'expérience de son passé que la marche du temps peut apporter des
souffrances, la conscience affective de l'homme tend à dire non au
temps, à vouloir en renverser le cours, à refuser de mourir. La
recherche d'éternité s'inscrit dans cette négation et ce refus d'un
temps fini, clôturé à jamais, qui sombre dans le néant. Elle est une
tentative de réponse à cette absence de sens à laquelle conduit
l'angoisse du néant. La question de l'éternité est donc intimement
liée à celle du sens, un sens que l'homme cherche à opposer à
l'angoisse du néant, liée à l'inéluctabilité de la mort.
L'un des moyens de combattre cette angoisse de la mort,
le plus largement partagé, fut longtemps la croyance religieuse en une
vie après la mort, une vie éternelle plus heureuse que la vie
terrestre et dans laquelle pourrait se vivre, s'accomplir et se
réparer tout ce qui n'avait pu l'être durant notre séjour sur la
terre. Ce qui caractérise cependant l'évolution contemporaine de
cette quête de nature religieuse, c'est, d'une part, sa sécularisation
et, d'autre part, son rapatriement dans le présent.
Des systèmes de sens sécularisés et « rapatriés »
dans le présent
L'influence des grandes religions, dans leur forme
traditionnelle, s'est en effet considérablement amoindrie lorsque
s'est révélée leur incapacité à traduire sur le plan spirituel la vie
quotidienne de la société industrielle. Le relais fut alors pris par
les grandes idéologies du xxe siècle, ces « religions séculières »
dont Raymond Aron disait qu'elles occupaient, dans l'âme de nos
contemporains, la place de la foi évanouie. Puis, à leur tour, ces
systèmes de sens collectif, comportant une dimension explicative du
monde et portés tant par les traditions communautaires ou politiques
que par les idéologies de progrès ou de révolution, se sont affaiblis
ou ont révélé leurs limites. Les deux systèmes de sens dominants au
cours du xx' siècle ont dévoilé leurs carences : le système
communiste, qui pensait incarner la Modernité en décrétant que
l'Histoire avait un sens, a fait la preuve de sa faillite; et le
système libéral, qui ne comptait que sur la seule dynamique de la
Modernité - liberté, ouverture et progrès - pour générer un sens
collectif mobilisateur, a abouti à une impasse: c'est en fait à une «
marchandisation » du sens que l'on a assisté, à l'apparition d'un
monde dans lequel la consommation s'impose comme système de
référence, tandis que les valeurs qui en découlent et nous régissent
désormais (efficacité, utilité, argent, compétition, urgence) se
situent aux antipodes des valeurs d'épanouissement de l'homme et
condamnent à une perpétuelle course en avant.
Le seul point commun entre ces deux grands systèmes
porteurs de sens qu'étaient la religion traditionnelle et sa version
sécularisée, celle des grandes idéologies, est que le salut de
l'individu, ou son bonheur, était projeté à la fin des temps : au delà
du temps terrestre et dans « l'autre monde » dans le cas des religions
(catholique, notamment) ; après l'avènement des lendemains qui
chantent dans un monde transformé par la victoire du prolétariat dans
le cas de l'idéologie marxiste, par exemple. Or, ce qui est
caractéristique de la recomposition du paysage de la recherche de
sens contemporaine, celle qui s'est installée dans le vide laissé par
les grands systèmes en question, c'est le rapatriement du salut dans «
l'ici et maintenant ». Même si, dans certaines religions
traditionnelles - protestante, par exemple -, le salut dans l'autre
monde n'était pas exclusif de la réussite dans celui-ci (cette
réussite terrestre devant même être recherchée en tant qu'indicateur
temporel de l'élection divine pour le salut dans l'autre monde-),
c'était néanmoins le salut dans l'autre monde qui demeurait la
finalité ultime. Or, dans les multiples formes que revêtent les
nouvelles expressions de la religion, ce qui apparaît au contraire
dans nombre d'entre elles, c'est une attente de résultats dans la vie
immédiate - une amélioration de la vie sans lien avec une éventuelle
vie au delà de la mort - et un souci de performance et d'efficacité,
en étroite correspondance avec les impératifs de la construction de
soi, dans le contexte de la société concurrentielle.
Le supermarché de la croyance
Pour ceux à qui les valeurs marchandes ne suffisent pas
pour conférer un sens à la vie, les nouvelles formes d'expression de
l'aspiration religieuse s'orientent désormais vers une demande de
mieux-être dans la vie quotidienne, traduisant un rapatriement dans «
l'ici et maintenant » d'une quête autrefois projetée au delà de la vie
terrestre.
Les études de Danièle Hervieu-Léger sur les fondements
et les méthodes de ces religions « en miettes » montrent ce phénomène
avec beaucoup de précision. Le besoin de « croire » contemporain
semble soumis au même processus d'individualisation et de «
subjectivisation » qui accompagne l'affirmation, dans tous les
domaines, de l'identité contemporaine. Le souci obsédant de l'au-delà
et de la rédemption ne concerne plus tant le devenir de l'âme après la
mort que le salut dans ce monde-ci, processus qu'elle appelle
(reprenant une étude d'Yves Lambert) la réorientation « intramondaine
» des attentes individuelles et collectives.
D'une manière générale, se fait jour « une
réorientation des enjeux de la croyance vers des objectifs accessibles
ici et maintenant », et la régénération de l'individu doit pouvoir
être vécue dès ici-bas :
On attend de l'Esprit qu'il change la vie ici et
maintenant, et l'on atteste à l'infini que c'est bien, en effet, ce
qui s'est passé dans l'histoire individuelle de chaque converti [...]
La religiosité charismatique s'accorde, en son principe, avec une fast
religion qui s'éprouve directement et instantanément dans la chaleur
de l'émotion partagée. La vie spirituelle
s'aligne ainsi sur le régime du temps d'une société
gouvernée dans tous les domaines par l'impératif de plus en plus
prégnant de la rapidité et même de l'instantanéite.
Ce qui est fondamental, dans cette version «
intramondanéisée » du Salut, c'est le fait que l'idéal
d'accomplissement de l'homme, après s'être déplacé d'un horizon situé
dans « l'au-delà » vers un horizon terrestre, sous-tendu par l'idée
de Progrès et absorbé dans la marche de l'histoire, en vient
maintenant, avec la désacralisation et la « désutopisation » radicale
de l'histoire, à se replier sur le terrain privé de la recherche de
réalisation personnelle de soi dans le monde.
Ce qu'il y a alors de commun entre les différents
mouvements religieux contemporains - qu'ils soient de type «
conversionniste » (induisant, par le biais de l'expérience
émotionnelle, un changement de vie immédiat) ou de type «
rationalisation spirituelle » (combinant de façon syncrétique des
pratiques empruntées aux différentes traditions d'Orient et d'Occident
et proposant des moyens variés d'accès à la maîtrise de soi, au
savoir ou à une discipline de vie) -, c'est qu'ils constituent une
entreprise de « récollection du sens ». Ils permettent à chacun
d'organiser ses expériences personnelles en un récit donneur d'un sens
au delà de soi-même, et de réorganiser en termes spirituels une
trajectoire d'épreuves psychologiques difficiles en construisant
eux-mêmes, « en référence à une lignée croyante quelconque, une
identité personnelle qui les constitue comme sujets de leur propre
histoire ».
Finalement, l'extrême dissémination des croyances
aboutit à transformer le paysage spirituel contemporain en un vaste
supermarché, où les individus viennent s'approvisionner parmi les
ressources spirituelles et les croyances symboliques disponibles pour
bricoler leur « solution
croyante » personnelle. Ainsi se constitue un système
de croyance atomisé et standardisé, un système « à la carte », où
chacun a la liberté de puiser au sein de réseaux à la fois distendus
et virtualisés, grâce à la multiplication des sites religieux sur
Internet. Quant à la dimension théologique, elle se trouve réduite à
sa plus simple expression, la relation à la transcendance, rabattue
sur la seule proximité affective avec l'être divin, dessinant ainsi -
selon la très juste expression de Danièle Hervieu-Léger - une sorte de
« religiosité réduite aux affects ». La foi n'y intervient plus que
comme « opérateur d'accomplissement personnel », en correspondance
avec l'aboutissement du long processus ayant conduit l'individu à se
détacher progressivement d'une façon d'être au monde soumise à un
ordre transcendant et à la volonté de Dieu, pour poursuivre une quête
personnelle de développement de soi et de bonheur individuel.
Chacun est ainsi devenu l'artisan de sa propre sphère
de sens et forge lui-même le sens qu'il entend donner à sa vie. Dans
l'éventail des croyances qui s'offrent à lui, il compose sa propre
palette, pour apporter sa réponse personnelle aux grandes questions de
l'existence et parvenir à vivre mieux. Le sens devient alors une
propriété individuelle et privée, une entité au contenu malléable et
mouvant, qui requiert beaucoup plus de ressources personnelles
d'intériorité qu'un sens apporté de l'extérieur par des traditions
communautaires spirituelles que l'on ne discutait pas. Dans ce vaste
supermarché du sens, où chacun affronte désormais un grand nombre de
systèmes de référence possibles, une exigence forte pèse sur chaque
individu, qui représente à la fois la rançon de sa liberté et l'une
des causes de sa vulnérabilité.
Cette démarche que nous venons de décrire s'articule
cependant encore autour d'une source de sens extérieure, qu'elle soit
grande ou petite (une discipline de vie, par exemple), autour d'un
référent que l'on prend à l'extérieur de soi. Tel n'est pas le cas
d'autres modalités de la quête de sens contemporaine, dans lesquelles
on ne se réfère plus qu'à soi-même comme seule source de sens crédible
sur laquelle s'appuyer. Il s'agit alors aussi bien de repousser le
plus loin possible les limites du corps et de la mort que
d'intensifier sa vie au maximum, comme si l'intensité vécue
constituait le seul gage de l'accès à une certaine forme d'éternité.
Un corps immortel
Le rapport que nous entretenons à notre corps a subi
une mutation profonde, étalée sur les dernières décennies. Jadis, la
totalité de notre vie était placée sous le signe de la souffrance, de
la maladie et de la mort. C'est pour cette raison que la religion
s'efforçait de leur donner un sens: grâce à elles, l'homme pouvait
apprendre à se connaître et, grâce à elles, conquérir la vie
éternelle. La vie terrestre n'était elle-même qu'un passage, la vraie
vie commençait après la mort.
Les extraordinaires progrès de la médecine, survenus
depuis une soixantaine d'années, notamment avec la découverte des
sulfamides et des antibiotiques qui a révolutionné la médecine entre
1936 et 1945, ont renversé cette perspective. Jusque-là, le médecin,
même s'il comprenait bien les pathologies, les guérissait rarement. A
présent, non seulement il y parvient dans un grand nombre de cas, mais
encore le retour à la santé devient un droit que le patient exige,
parfois sous menace de procès. Quant à la douleur, Michel Serres
explique, dans son ouvrage Hominescence, comment il a vécu, à
la fin des années 60, la crevasse qui a commencé à séparer des
générations formées à la souffrance permanente de celles qui se
scandalisent de la plus petite irritation. Et il montre comment les
préceptes austères des sagesses d'autrefois, qu'elles soient
stoïciennes ou chrétiennes, avaient pour but d'entraîner la volonté à
faire face aux contraintes inévitables de la souffrance et de la mort
précoce.
Aujourd'hui, la perspective a changé: longtemps asservi
à la douleur, à la maladie et à la mort, l'homme se situe davantage
dans un rapport de maîtrise de son corps. S'il considère la santé
comme un droit, il sait maintenant aussi qu'il est en partie
responsable de la durée et de la qualité de sa vie. Il sait qu'il
peut jouer un rôle dans le déclenchement des pathologies, puisque
nombre de maladies (cancers, maladies cardio-vasculaires, notamment)
dépendent du tabac et de l'alcool, de l'alimentation et de l'exercice
physique.
Par ailleurs, là où il fallait jadis, pour vivre mieux,
oublier son corps ou parvenir à le vaincre, il faut au contraire
aujourd'hui prendre conscience de son corps, l'habiter mieux, le
préserver, le garder jeune, en un mot le produire et non plus le
subir. Dans un contexte où la biologie nous promet l'immortalité
d'une grande partie des cellules du corps, tandis que la médecine nous
enseigne que le vieillissement peut être contenu grâce à de bonnes
pratiques et des soins adaptés, cette production de soi prend d'abord
la forme d'une lutte contre le vieillissement attestée par
l'augmentation considérable du chiffre d'affaires des produits
antivieillissement: il s'agit d'extraire le temps du corps humain
pour lui gagner, sinon l'immortalité, du moins la longévité.
Mais la mutation qui s'est produite ne se limite pas à
cette libération des asservissements anciens. Il importe aussi,
maintenant, de pouvoir se créer un corps nouveau à l'image de son
désir, de le modifier et le rectifier à volonté. D'où les recours de
plus en plus fréquents à la chirurgie esthétique, pour le remodeler et
le façonner à sa guise, et surtout le garder éternellement jeune,
afin que le temps s'abolisse et que soient reculées les frontières de
la mort - non seulement par rapport à la maladie, mais aussi par
rapport à l'apparence physique. D'un corps asservi et dominé par la
nature, nous sommes donc passés, en un peu plus d'un demi-siècle, à un
corps de plus en plus autofaçonné, tant dans son fonctionnement
interne que dans son apparence.
La transcendance de soi
Il est cependant une autre façon de repousser les
limites du corps, et ainsi de vivre plus, d'intensifier sa vie, c'est
de pousser ces limites à l'extrême, pour tenter de les dépasser, dans
une sorte de transcendance de soi-même. La transcendance n'est plus
extérieure, elle est intérieure. En allant au delà de ses propres
limites, en s'autodépassant, on tente de se faire plus grand et autre
que ce que l'on est; et, d'une certaine façon, le dieu auquel on se
réfère, c'est soi-même.
Cette quête d'autotranscendance peut s'effectuer dans
des registres divers: parlant de son investissement dans une
entreprise, un manager parlait ainsi d'un « dieu instantané qu'il
portait en lui, une sorte de dieu prêt à l'emploi qui se confond avec
soi-même et auquel on se réfère pour avancer et s'orienter dans
l'existence. Mais c'est dans le domaine du sport de haut niveau,
sous-tendu par une injonction de dépassement permanent de soi, qu'on
en trouve les expressions les plus caractéristiques. Cette quête peut
d'ailleurs, dans certains cas, rejoindre une certaine forme de quête
de Dieu, comme en témoignent ces paroles d'Ayrton Senna, interviewé en
1989:
Je suis là, dans le Présent, mais en même temps je
suis plus loin que moi-même, plus loin que la réalité. Je suis dans le
futur, j'ai une sorte de force qui me rapproche de Dieu.
Au delà de la figure un peu exceptionnelle du champion
contemporain, c'est la figure de ce que David Le Breton nomme les «
nouveaux aventuriers » qui paraît la plus caractéristique de cette
forme d'autotranscendance. Ce qui les caractérise, selon lui, c'est
qu'ils sont apparemment des individus « ordinaires », sportifs bien
sûr, mais pas insérés dans un système de compétition, qui choisissent
de trouver le sens de leur vie dans une confrontation entre eux-mêmes
et une nature souvent extrême, dans un corps-à-corps excessivement
dur, où ils frôlent souvent la mort (régulièrement, d'ailleurs,
certains y laissent leur vie), et qui les conduit jusqu'à l'extrême
de leurs limites physiques. Peu importe le type d'exploit accompli -
il peut s'agir de la traversée de l'Atlantique à la rame, de
l'ascension de l'Everest sur une face particulièrement redoutable,
d'une épreuve de survie dans le Grand Nord canadien, ou encore d'un
raid amazonien en ULM : ce que l'aventurier contemporain vient
chercher en poussant à l'extrême ses possibilités physiques, c'est ce
qu'il ne trouve plus dans le système social où s'inscrit son
existence, à savoir des limites. La société ne lui donnant plus des
limites de sens, ce sont des limites de fait qu'il vient chercher dans
ce corps-à-corps avec la nature. On peut dire alors, avec David Le
Breton, que « le réel vient remplacer le symbolique » et que « le
contact brut avec le monde [...] se substitue au contact feutré que
procurait le champ symbolique », comme si, là où le Sens fait défaut,
les sens viendraient en quelque sorte prendre le relais et permettre
d'« éprouver physiquement un monde qui se dérobe symboliquement ». En
interrogeant le signifiant ultime que constitue la mort, le nouvel
aventurier cherche à savoir si vivre a encore un sens, le contact avec
la mort agissant «comme un foyer anthropologique de significations »,
dans un contexte où la société échoue désormais « dans sa fonction
symbolique d'orientation de l'existence». Il s'agirait, en somme,
d'«en baver » et, en allant au delà de ses limites, de conquérir le
droit d'exister.
Mais il est un second aspect, que souligne Le Breton,
qui donne à l'aventurier contemporain son visage spécifique et
l'oppose à l'aventurier « traditionnel ». Alors que ce dernier partait
à la découverte d'un inconnu géographique et humain ou dans une fuite
hors de la civilisation (ainsi Bernard Moitessier...), ou qu'il était
animé d'une volonté de changer l'ordre du monde par une action
collective à laquelle il apportait une contribution non négligeable -
qu'il s'agisse d'une révolution, d'un processus de colonisation, d'une
exploration ou d'une conquête (ainsi Che Guevara, Lawrence
d'Arabie...) -, c'est à une exploration de lui-même à travers le
monde, et non à une exploration du monde, que procède le nouvel
aventurier. Il ne s'agit pas d'aller vers le monde pour découvrir
d'autres modes de vie, d'autres paysages, mais de faire venir le monde
à soi pour tester son courage ou son endurance ». Peu importe alors
les lieux de l'aventure, pourvu qu'ils soient extrêmes et permettent
d'éprouver les limites de son corps, et ainsi de « se produire
soi-même ». Le corps devient ainsi l'instrument de la quête
contemporaine d'autotranscendance, voire d'autocréation.
La multiplication de soi
Si le corps peut constituer l'instrument d'un
dépassement de soi permettant de retrouver un sens à la vie, il est
aussi le lieu de la limite de soi: on est un homme ou une femme, jeune
ou vieux, beau ou laid. Le corps, jusqu'il y a peu, nous enfermait
dans une apparence déterminée, il constituait une souche identitaire
essentielle. Or, c'est cette idée du corps comme l'une des souches de
l'identité qui est en train de voler en éclats, et ce, grâce à
l'immersion dans la réalité virtuelle par le biais d'Internet. La
communication en réseau, sans corps et sans visage, que ce soit dans
des forums de discussion ou au travers de sites de rencontre sur
Internet, permet de dépasser les frontières du corps; elle favorise
les identités multiples et permet la fragmentation du sujet engagé
dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à
chaque fois un nom différent, voire un âge, un sexe ou une profession
choisis selon les circonstances. Le corps devient ainsi une donnée
facultative dont on peut dépasser les limites par une multiplication
de soi sur Internet. L’individu n'est plus attaché à un corps
physique, il se livre à des explorations successives, sous des
identités différentes, dans le monde immatériel du cyberespace. Il
peut aussi, à peu de frais, se construire un moi beaucoup plus
conforme à ses désirs par le biais d'un « sur- soi » valorisant ou
gratifiant. Il peut également, en navigant dans l'univers virtuel de
Second life, vivre maintenant une seconde vie, à travers la création
d'un avatar de lui-même, conforme à ses désirs et ses fantasmes les
plus secrets, et grâce auquel il transcende toutes les limites de
l'apparence physique et des multiples déterminismes qui le
contraignent dans la vie réelle.
De fait, c'est tout un imaginaire de délivrance du
corps qui se développe grâce à l'ordinateur, et, à travers les
expériences virtuelles auxquelles il est à présent possible de se
livrer, c'est aussi à une nouvelle forme d'expression de la quête
contemporaine d'immortalité - ou plutôt d'a-mortalité - que l'on
assiste. Ainsi, les membres d'une communauté virtuelle américaine, les
« extropiens» (ce qui signifie ceux qui échappent à l'entropie et donc
à la mort), souhaitent, grâce au perfectionnement des techniques,
prolonger à l'infini leur existence. S'ils meurent, leur dépouille
est placée en hibernation jusqu'à ce que l'on découvre une manière de
les soigner et, ainsi, de les ramener à la vie. Afin de s'affranchir
définitivement de leur corps et de mener une vie virtuelle et
éternelle, ils étudient la possibilité de transférer leurs esprits
dans le réseau informatique. Pour le théoricien de la communauté
David Ross, il suffit de parvenir à construire dans un programme
d'ordinateur chaque neurone et chaque synapse du cerveau d'un individu
pour pouvoir transférer l'esprit, avec toute sa mémoire, sur
l'ordinateur, et permettre ainsi à l'individu d'abandonner son corps.
L'identité la plus profonde de l'homme venant de son cerveau, la
disparition du corps ne lui enlève rien. Bien plus, elle délivre l'extropien
des maladies et de la mort; et, s'il s'ennuie dans le cyberespace, l'extropien
aura toujours la possibilité de se construire un nouveau corps par
clonage à partir de l'ADN de son corps ou de celui d'un autre corps,
dans lequel il sera alors possible de recharger son esprit.
Mais ces aspirations à l'amortalité ne sont pas
seulement le fait de communautés plus ou moins utopistes, elles
s'expriment aussi à travers le témoignage de certains scientifiques
qui, pour conquérir l'immortalité, cherchent le moyen de parvenir à
télécharger leur esprit sur un ordinateur. Ainsi Marvin Minsky, l'un
des théoriciens majeurs de la pensée artificielle, ou Gerald Jay
Sussman, professeur au MIT, qui souhaitent, eux aussi, s'affranchir de
leur corps et se libérer de la mort :
Si vous pouvez faire une machine qui contienne votre
esprit, écrit Sussman, alors la machine est vous-même. Que le diable
emporte le corps physique, il est sans intérêt. Maintenant, une
machine peut durer éternellement. Même si elle s'arrête, vous pouvez
toujours vous replier dans une disquette et vous recharger dans une
autre machine. Nous voudrions tous être immortels"...
En véhiculant la croyance en une sorte de Paradis où
l'esprit vivrait éternellement, débarrassé de son enveloppe
corporelle, tous ces témoignages s'apparentent à un discours
religieux, dans lequel la croyance en la survie d'un esprit éternel
se substitue à celle de la survie de l'âme, qui fondait le système de
croyance des religions traditionnelles. Sous l'habillage scientifique
permis par l'évolution des techniques, l'aspiration à l'immortalité
est la même qu'auparavant : puisque c'est le corps qui contraint à la
mort, c'est en s'en débarrassant que l'individu pourra accéder à la
vie éternelle. Mais la différence dans l'accès à l'éternité est
capitale : celle-ci n'est plus conférée par Dieu, selon un plan établi
d'après ses desseins; elle est, dans l'esprit de ceux qui imaginent
ces scénarios, conquise par l'homme, au terme d'un processus de
progrès scientifique dont il est le seul moteur. Non content de s'autoproduire
(clonage, etc.), c'est l'homme qui, désormais, se confère à lui-même
sa propre éternité.
Transcendance de soi, multiplication de soi,
éternité de soi: les formes contemporaines du dépassement de soi pour
échapper à la finitude sont multiples et s'expriment dans des
registres très divers. Elles sont l'expression d'un renouvellement
profond de la recherche de sens, qui se joue désormais dans
l'exploration des confins ultimes de soi-même grâce à une poussée à
l'extrême ou une volée en éclats des limites corporelles. Elles
s'accordent avec la disparition de presque toutes les limites ayant,
jusqu'à récemment, encadré l'activité humaine, et témoignent de
l'aspiration de l'homme contemporain à être à lui-même son propre
créateur et l'artisan de sa vie éternelle.
NICOLE HUBERT
Chercheur au laboratoire de changement social,
Univ paris 7
Presidente du comite de recherche de sociologie
clinique
De l’association internationale des sociologues de
langue francaise.
Paru dans etudes, revue de culture contemporaine, fev
2008.