Chers frères et sœurs,
D’une façon plus ample que les trois autres
évangélistes, saint Jean, à sa manière propre, nous renvoie dans son
évangile au discours d’adieu de Jésus, qui apparaît aussi comme son
testament et comme la synthèse du noyau essentiel de son message.
Au début de ce discours, il y a le lavement des pieds, dans lequel
le service rédempteur de Jésus pour l’humanité qui a besoin de
purification est résumé dans un geste d’humilité. A la fin, les
paroles de Jésus se transforment en prière, c’est la Prière
sacerdotale, dont les exégètes ont repéré l’arrière-fond dans le
rituel de la fête juive de l’Expiation. Ce qui était le sens de
cette fête et de ses rites-la purification du monde, sa
réconciliation avec Dieu- se réalise dans l’acte de la prière de
Jésus, une prière qui en même temps, anticipe la Passion, la
transforme en prière. Ainsi, dans la Prière sacerdotale, se rend
aussi visible d’une manière tout à fait particulière, le mystère
permanent du Jeudi Saint: le nouveau sacerdoce de Jésus Christ et sa
continuation dans la consécration des Apôtres, dans la participation
des disciples au sacerdoce du Seigneur. Dans ce texte inépuisable,
je voudrais, à présent, choisir trois paroles de Jésus, qui puissent
nous introduire plus profondément dans le mystère du Jeudi-Saint.
Il y a tout d’abord la phrase: «La vie éternelle,
c’est de te connaître, toi, le seul Dieu, le vrai Dieu et de
connaître celui que tu as envoyé, Jésus-Christ» (Jn 17,3). Chaque
être humain veut vivre. Il désire une vie véritable, pleine, une vie
qui vaille la peine, qui soit une joie. A l’aspiration à la vie, est
jointe, en même temps, la résistance à la mort, qui, cependant, est
inéluctable. Lorsque Jésus parle de la vie éternelle, il entend la
vie authentique, vraie, qui mérite d’être vécue. Il n’entend pas
simplement la vie qui vient après la mort. Il entend la manière
authentique de la vie- une vie qui est pleinement vie et pour cela
est soustraite à la mort, mais qui peut, de fait, déjà commencer en
ce monde, ou mieux, qui doit commencer en lui: c’est seulement si
nous apprenons déjà maintenant à vivre de façon authentique, si nous
apprenons cette vie que la mort ne peut enlever, que la promesse de
l’éternité a un sens. Mais comment cela se réalise-t-il? Qu’est donc
cette vie vraiment éternelle, à laquelle la mort ne peut nuire? La
réponse de Jésus, nous l’avons entendue: la vraie vie c’est qu’ils
te connaissent, toi, Dieu et ton Envoyé, Jésus Christ. A notre
surprise, il nous est dit là que la vie est connaissance. Cela
signifie, par-dessus-tout: la vie est relation. Personne n’a la vie
de lui-même et seulement pour lui-même. Nous l’avons de l’autre,
dans la relation avec l’autre. Si c’est une relation dans la
vérité et dans l’amour, un donner et recevoir, elle donne plénitude
à la vie, elle la rend belle. Mais justement à cause de cela, la
destruction de la relation, œuvre de la mort, peut être
particulièrement douloureuse, peut mettre en question la vie
elle-même. Seule la relation avec Celui qui est lui-même la Vie,
peut soutenir aussi ma vie au-delà des eaux de la mort, peut me
conduire vivant à travers elles. Déjà, dans la philosophie grecque,
existait l’idée que l’homme peut trouver une vie éternelle s’il
s’attache à ce qui est indestructible-à la vérité qui est éternelle.
On devrait, pour ainsi dire, se remplir de la vérité pour porter en
soi la substance de l’éternité. Mais seulement si la Vérité est
Personne, elle peut me faire traverser la nuit de la mort. Nous nous
accrochons à Dieu, à Jésus Christ, le Ressuscité. Et nous sommes
ainsi portés par Celui qui est la Vie même. Dans cette relation,
nous vivons aussi en traversant la mort, parce que Celui qui est la
Vie même ne nous abandonne pas.
Mais revenons aux paroles de Jésus: La vie
éternelle: c’est qu’ils te connaissent, Toi et ton Envoyé. La
connaissance de Dieu devient vie éternelle. Naturellement, ici par
‘connaissance’, on entend quelque chose de plus qu’un savoir
extérieur, comme nous savons, par exemple, quand est mort un
personnage célèbre et quand fut faite une invention. Connaître dans
le sens de la Sainte Écriture, c’est devenir intérieurement une
seule chose avec l’autre. Connaître Dieu, connaître le Christ
signifie toujours aussi L’aimer, devenir en quelque sorte une seule
chose avec Lui, en vertu de la connaissance et de l’amour. Notre vie
devient donc une vie authentique, vraie et ainsi aussi éternelle, si
nous connaissons Celui qui est la source de tout être etde toute
vie. Ainsi, la parole de Jésus devient une invitation pour nous:
devenons amis de Jésus, cherchons à Le connaître toujours plus!
Vivons en dialogue avec lui! Apprenons de Lui la vie droite,
devenons ses témoins! Alors nous devenons des personnes qui aiment
et alors nous agissons de façon juste. Alors, nous vivons vraiment.
Par deux fois, au cours de la Prière sacerdotale,
Jésus parle de la révélation du nom de Dieu. «J’ai fait connaître
ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner»
(v.6). «Je leur ai fait connaître ton nom et je le ferai connaître
encore: pour qu’ils aient en eux l’amour dont tu m’as aimé, et que
moi aussi, je sois en eux» (v.26). Le Seigneur fait allusion ici à
la scène du Buisson ardent, dans laquelle Dieu, à la demande de
Moïse, avait révélé son nom. Jésus veut donc dire que Lui porte à sa
fin ce qui avait commencé au Buisson ardent; qu’en Lui, Dieu, qui
s’était fait connaître à Moïse, se révèle maintenant pleinement. Et
qu’ainsi il accomplit la réconciliation; que l’amour avec lequel
Dieu aime son fils dans le mystère de la Trinité, entraîne
maintenant les hommes dans cette circulation divine de l’amour. Mais
qu’est-ce-que cela signifie plus précisément que la révélation du
Buisson ardent soit portée à son terme, atteigne pleinement son but?
L’essentiel de l’événement du Mont Horeb, n’a pas été la parole
mystérieuse, le ‘Nom’, que Dieu avait livré à Moïse, pour ainsi
dire, comme signe de reconnaissance. Communiquer le nom signifie
entrer en relation avec l’autre. La révélation du nom divin signifie
donc que Dieu, qui est infini et subsistant en lui-même, entre dans
le jeu des relations humaines; que Lui, pour ainsi dire, sort de
lui-même et devient l’un de nous, quelqu’un qui est présent au
milieu de nous et pour nous. Pour cela, en Israël,sous le nom de
Dieu, on ne voyait pas seulement un terme enveloppé de mystère, mais
le fait de l’être-avec-nous de Dieu. Le Temple, selon la Sainte
Écriture, est le lieu dans lequel habite le nom de Dieu. Dieu n’est
pas renfermé dans quelque espace terrestre; Il demeure infiniment
au-dessus du monde. Mais dans le Temple il est présent pour nous
comme celui qui peut être nommé-comme Celui qui veut être avec nous.
Cet être de Dieu avec son peuple s’accomplit dans l’Incarnation du
Fils. En elle se complète réellement ce qui avait débuté au Buisson
ardent: Dieu comme Homme peut être appelé par nous et nous est
proche. Il est l’un de nous et, par-dessus tout, Il est Dieu éternel
et infini. Son amour sort, pour ainsi dire, de lui-même et entre en
nous. Le mystère eucharistique, la présence du Seigneur sous les
espèces du pain et du vin est la plus haute et la plus intense
condensation de ce nouvel être-avec-nous de Dieu. «Vraiment tu es un
Dieu caché, Dieu d’Israël», a prié le prophète Isaïe (45,15). Cela
reste toujours vrai. Mais en même temps, nous pouvons dire: vraiment
tu es un Dieu proche, tu es un Dieu-avec-nous. Tu nous as révélé ton
mystère et tu nous as montré ton visage. Tu t’es révélé toi-même et
tu t’es donné dans nos mains… En ce moment, doit nous envahir la
joie et la gratitude parce qu’il s’est montré; parce que Lui,
l’Infini et l’Insaisissable pour notre raison, est le Dieu proche
qui aime, le Dieu que nous pouvons connaître et aimer.
La demande la plus connue de la Prière sacerdotale
est la demande de l’unité pour les disciples, pour ceux d’alors et
ceux de l’avenir : «Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont
là-la communauté des disciples réunis au Cénacle- mais encore pour
ceux qui accueilleront leur parole et croiront en moi: que tous, ils
soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi. Qu’ils
soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as
envoyé (v. 20sv; cf. v. 11.13)». Que demande précisément ici le
Seigneur? Par-dessus tout, il prie pour les disciples de ce temps et
de tous les temps à venir. Il regarde en avant vers l’étendue de
l’histoire à venir. Il en voit les dangers et recommande cette
communauté au cœur du Père. Et il demande au Père l'Église et son
unité. Il a été dit que, dans l’Évangile de Jean, l'Église
n’apparaît pas. Ici, au contraire, elle apparaît, dans ses
caractéristiques essentielles: comme la communauté des disciples
qui, grâce à la parole apostolique, croient en Jésus Christ et ainsi
deviennent un. Jésus implore l'Église comme une et apostolique.
Ainsi, cette prière est précisémentun acte fondateur de l'Église. Le
Seigneur demande l'Église au Père. Elle naît de la prière de Jésus
et grâce à l’annonce des Apôtres, qui font connaître le nom de Dieu
et introduisent les hommes dans la communion d’amour avec Dieu.
Jésus demande donc que l’annonce des disciples se poursuive au long
des temps; qu’une telle annonce rassemble les hommes, que grâce à
elle, ils reconnaissent Dieu et son Envoyé, le Fils Jésus Christ. Et
il prie afin que les hommes soient conduits à la foi, et au moyen de
la foi, à l’amour. Et il demande au Père que ces croyants «soient un
en nous» (v. 21); qu’ils vivent, pourrait-on dire, à l’intérieur de
la communion avec Dieu et avec Jésus Christ, et que par cet être
intérieurement en communion avec Dieu, s’édifie l’unité visible. Par
deux fois, le Seigneur dit que cette unité devrait faire en sorte
que le monde croie à la mission de Jésus. En effet, ce doit être une
unité qui puisse se voir-une unité qui va tellement au-delà de ce
qu’il est habituellement possible entre les hommes, qu’elle devient
un signe pour le monde et confirme la mission de Jésus Christ. La
prière de Jésus nous donne la garantie que l’annonce des Apôtres ne
pourra jamais cesser dans l’histoire; qu’elle suscitera toujours la
foi et rassemblera les hommes dans l’unité-dans une unité qui
devient témoignage pour la mission de Jésus Christ. Mais cette
prière est toujours aussi un examen de conscience pour nous. En ce
moment, le Seigneur nous demande: vis-tu, par la foi, dans la
communion avec moi et aussi dans la communion avec Dieu? Ou ne
vis-tu pas peut-être plutôt pour toi-même, t’éloignant ainsi de la
foi? Et n’es-tu pas ainsi coupable de la division qui obscurcit ma
mission dans le monde, qui barre aux hommes l’accès à l’amour de
Dieu? Que Lui l’ai vue, et qu’il voie encore tout ce qui menace et
détruit l’unité, a été une composante de la Passion historique de
Jésus et demeure une partie de sa Passion qui se prolonge dans
l’histoire. Quand nous méditons sur la Passion du Seigneur, nous
devons aussi percevoir la douleur de Jésus par le fait que nous
sommes en opposition avec sa prière; que nous résistons à son amour;
que nous nous opposons à l’unité qui doit être pour le monde le
témoignage de sa mission.
En ce moment où, le Seigneur dans la Très Sainte
Eucharistie se donne lui-même-son corps et son sang-, se donne dans
nos mains et dans nos cœurs, nous voulons nous laisser toucher par
sa prière. Nous voulons entrer nous aussi dans sa prière, et nous l’implorons ainsi:
Oui, Seigneur, donne-nous la foi en toi, Toi qui es un avec le Père
dans l’Esprit-Saint. Donne-nous de vivre dans ton amour et ainsi de
devenir un avec toi, comme tu es un avec le Père pour que le monde
croie. Amen.