L’article de Pierre Bénichou, paru dans Le Nouvel
Observateur (12 janvier), commence ainsi : « C’est passé presque
inaperçu. » Il fait, en l’occurrence, référence à ses mésaventures à
Sciences-Po et qu’il raconte. Mais il serait dommage que son remarquable
témoignage, pétillant d’intelligence, ne soit pas connu de ceux qui ne
lisent pas Le Nouvel Observateur. C’est pour cela que je vous en parle.

L’été dernier, Pierre Bénichou reçoit un coup de fil
d’un prof (oublions son nom) de Sciences-Po en charge de l’organisation
du département journalisme de l’Institut. Pour lui proposer de conduire
à la rentrée de novembre un séminaire sur « le récit journalistique ».
Il hésite. Puis il accepte. Quelques jours, plus tard, il reçoit une
lettre d’une responsable (oublions son nom) du département journalisme
pour lui donner sa feuille de route : « Tout en s’inspirant des
différentes techniques narratives utilisées dans les récits de fiction
comme de non-fiction, le cours : “Ecrire une histoire” vise à nourrir
l’écriture des étudiants. »
Il est un peu défrisé par ce charabia, mais bon, il a
dit oui, alors il se met en quête de « référents » qui pourraient
l’épauler (une heure chacun) : Franz-Olivier Giesbert, Philippe Labro,
Jean Daniel, Laurent Joffrin. Et fixe un programme de lectures
commentées d’articles de Victor Hugo, Mona Ouzouf, Céline, Lucien Bodard,
Jean Cau, André Breton.
Le jour dit, il découvre ses étudiants. Ils sont en
deuxième année de Sciences-Po après avoir fait deux ans d’université.
Ils sont quinze : neuf ont eu mention « bien » au bac et six mention «
très bien ». Des tronches, se dit-il. Il va vite déchanter : « Je
commence mon laïus. Un désintérêt à peine poli accueille mes propos. »
Il essaiera de les faire bouger : « Quels journaux lisez-vous ? », «
Quel journaliste aimeriez-vous être ? », « Quel est votre poète préféré
? ». Pas de réponse. Sinon d’une jeune fille qui déclare aimer « Paroles
de Jacques Prévert »…
Plus tard, il apprendra qu’ils ne lisent jamais aucun
« journal papier » et qu’« une revue de presse hebdomadaire sur le net
leur suffit ». Des journalistes ? « Ils n’en connaissent pas un seul. »
Il va essayer : « Plutôt Raymond Aron ou plutôt Delfeil de Ton ? » Le
bide ! « Stupeur dans leur regard. »
Rentré chez lui, Pierre Bénichou reçoit un coup de
téléphone de celui qui l’a embauché : « Cher monsieur Bénichou, je crois
qu’on n’y est pas. Vous savez, les bruits vont vite. Ce sont tous des
étudiants qui ont déjà fait un an d’école de journalisme. Ce qu’ils
veulent, ce sont des conseils pratiques. Vous leur dites ce qu’ils
savent déjà. » Réponse de Bénichou : « Mais ils ne savent rien. » Et
réaction de l’embaucheur : « Bien sûr qu’ils ne savent rien, et alors
(sic) ? Ils savent des choses que nous ne savons pas. Ils ont leur
langage, leur culture. »
« A ces mots, je me retiens pour ne pas sortir mon
revolver », écrit Bénichou. Mais, se contenant, il explique qu’il leur a
distribué trois textes très courts de Rimbaud, La Bruyère et Flaubert. »
Haut-le-cœur du responsable du prof en charge de l’organisation du
département journalisme : « Ce n’est pas Sciences-Po. » Peut-être
voulait-il dire : « Ce n’est plus Sciences-Po »… Le même continuera : «
Vous les avez choqués ! Ils ont l’impression que vous méprisez (resic)
leur culture. » Là, Bénichou va se fâcher : « Et merde ! On ne doit pas
parler d’Apollinaire à ces enfants perdus ? Les laisser à l’extérieur du
monde de la pensée, de l’écriture, c’est cela le mépris ! Et en plus, ce
sont les premiers de la classe ! »
La suite de l’échange mérite d’être cité :
— « Vous savez que vous devez les noter à la fin de
votre cycle, mais les étudiants aussi vont vous noter. C’est ainsi dans
toutes les universités.
— Et alors ?
— J’ai peur que vous n’ayez pas une bonne note et cela
risque de nous retomber dessus à tous. Nous allons essayer quelque chose
de plus haut de gamme pour vous. Là, franchement, je crois que cela ne
va pas le faire. »
Ce « ça ne va pas le faire » sera le mot de trop : «
Certaines expressions dépassent notre quota d’indulgence. Ce “ça ne va
pas le faire” dans la bouche d’un recruteur de professeurs d’université
me met hors de moi. Je claque la porte. »
La conclusion de Bénichou mérite aussi d’être citée :
« Qui gouverne ce petit monde de Sciences-Po ? D’où vient, coïncidant
avec ma mésaventure, cette circulaire annonçant la suppression de
l’épreuve écrite de culture générale ? De l’Education nationale ? Des
“privés” du conseil d’administration ? Qui a voulu qu’au sortir du
secondaire on refuse une dernière chance à ces jeunes gens ? Voilà une
enquête que j’aimerais demander à “mes” étudiants. Qu’ils fassent vite.
Demain, en juin prochain, ils quitteront l’école et s’installeront dans
leur fauteuil. L’élite c’est eux.
»
Qui gouverne ce petit monde de Sciences-Po ?
Apparemment des gens qui n’en savent guère plus que ces étudiants qui ne
savent rien…
ALAIN SANDERS
Article extrait du n° 7531 de Présent