C'est d'ailleurs pourquoi le phénomène de la civilisation est
strictement indéfinissable : il n'est pas en dehors de nous
comme un objet sur lequel nous aurions prise, et, au même titre que
notre vie individuelle, il se confond avec nous d'une
manière
profonde. À vrai dire, personne ne s'aperçoit de la
présence d'une civilisation
vivante dans laquelle on se trouve
englobé
:
quelle que soit sa qualité ou son
niveau, elle est aussi
imperceptible que l'air que nous respirons ou, mieux encore,
que la santé dont nous jouissons,
si diverses que soient notre
taille ou notre force.
.....
Cette civilisation, tellement insaisissable que nous ne pouvons
l'atteindre que par des images qui la suggèrent plutôt
qu'elles ne la traduisent, est cependant un fait d'expression
elle
est même l'expression-type de homme, sa projection
visible et en quelque sorte son
style de vie sur la scène de l'histoire.
...... Alors qu'à sa
naissance l'animal est
tout entier animal et qu'il est doté d'un équipement
d'instincts, de réflexes, d'automatismes qui se déploient
avec une spontanéité, une force,
une sécurité presque parfaites,
homme n'accède que lentement et par un labeur sans
cesse renouvelé à ce qu'il est
convenu d'appeler l'existence
humaine. homme est, au même
titre que l'animal, un
être du monde,
mais alors que l'animal s'adapte
immédiatement au
monde qui
l'entoure, homme réagit au monde en édifiant une
civilisation. Sans civilisation, homme serait incapable de
comprendre le monde, de s'y insérer, de nouer avec lui les
relations indispensables à son existence :
il serait
sans monde,
perdu dans un univers hostile qui le réduirait à l'état d'animal
imparfait, désaccordé, et qui l'éliminerait de son sein.
19
Le sentiment
d'angoisse qui saisit homme aux époques où la civilisation
qu'il a bâtie menace ruine, n'a pas d'autre origine que
cette obscure
appréhension de la mort. De même, le raidissement
de certaines civilisations déclinantes signifie que
homme s'entoure
inconsciemment d'une armure protectrice
aussi rigide et
aussi fossilisée que possible afin de surseoir à
l'inévitable expulsion de son type hors de la scène du monde.
Pour autant que nous puissions déterminer l'essence de la
civilisation,
il semble qu'elle soit l'expression, parfois très
complexe, de
homme en face de la réalité où il doit vivre. Elle
est l'équivalent,
sur le plan collectif, du caractère sur le plan
individuel. De même
que le caractère est l'expression de la
réaction
personnelle de homme en présence du monde, des
êtres, des choses,
des événements, la civilisation est l'expression
de son attitude
fondamentale
en présence du réel
appréhendé
à un niveau de profondeur que l'indice individuel
ignorera toujours.
C'est sans doute la raison pour laquelle, le
génie où se ramasse
et se condense un mode de civilisation,
apparaît
paradoxalement comme le sommet de la personnalité
impersonnelle
:
le moi revêtu de son caractère propre
-
parfois d'une
qualité suspecte
-
abdique ici devant l'expression
d'un rapport de homme au monde, ramené des profondeurs
de l'inexprimable et où chacun de nous se retrouve.
Il
est du reste
indubitable que toutes les grandes civilisations du
passé ont été des
civilisations métaphysiques et contemplatives
où la relation
sui generis
de homme à
l'univers s'est
exprimée à travers les
fonctions
essentielles qui la rendent
transparentes
:
l'art, la
philosophie, la religion, puissamment
articulées l'une à l'autre.
Il suffit de
jeter un regard
rétrospectif
sur les civilisations de la Chine, de l'Inde, de l'Égypte, de la
Grèce
et du Moyen Age européen pour en être convaincu.
20
Si la civilisation nous détermine plus que nous ne la déterminons, si elle constitue,
selon un mot fameux, un état dont nous recevons davantage que nous ne lui donnerions par le travail personnel de toute
existence, c'est parce qu'elle ne dépend que dans une faible mesure de la lucidité humaine et des buts que celle-ci se fixe
rationnellement. En fait, homme travaille, souffre et parfois
meurt
pour édifier une civilisation, mais le résultat de son
effort est moins
l'oeuvre de son esprit et de sa volonté que
d'une exigence
d'être et de vivre qui l'habite. Projeté dans le
monde par sa
naissance, c'est le rapport de son être au monde
qui exige en lui
ce mode d'expression que nous appelons civilisation. En ce sens, la
civilisation est un phénomène tout aussi naturel que la croissance
d'un arbre ou le développement
d'un animal. L'action de l'être universel sur son être tend
invinciblement, comme toute action, à se traduire et à s'exprimer. On
pourrait dire à cet égard que la civilisation est la réceptivité
créatrice par excellence
:
elle capte les messages du
monde, non pas à la manière d'un mécanisme monté par
homme,
mais à la façon d'un organisme vivant, et elle leur
confère, par le
pouvoir créateur de sa vitalité, une signification et un
contenu humains
:
elle charrie vers homme l'essence
du monde qu'elle distille. Il n'est donc pas étonnant
qu'une civilisation naissante soit très proche des aspects du
monde les plus immédiats et les plus sensibles
:
par la sensation, homme s'enracine directement dans l'univers et la
civilisation où il s'exprime à ce stade a quelque chose de l'épaisseur
et de l'obscurité amorphe de cette puissance d'accueil
que traversent parfois des éclairs, ainsi que nous le
montrent les vestiges de l'art préhistorique.
Or expression et impression sont corrélatives. La capacité
de don est équivalente à la capacité d'ouverture et plus
homme dilate son âme en présence du monde
: son prochain,
la nature, la beauté, Dieu, les mille et un secrets que murmure
l'être, plus il est apte à les exprimer, d'une manière quel
20
Une
civilisation vivante
- et même une civilisation morte, dans la mesure
où nous tentons d'en ressusciter l'âme
- ne laisse
d'ailleurs pas d'être mystérieuse et de diffuser sur nous plus de lumière
que nous n'en projetons sur elle. Mais cette structure spécifique de la civilisation nous permet
précisé ment d'en dégager l'axe principal. Si la civilisation
nous détermine plus que nous ne la déterminons, si elle constitue,
selon un mot fameux, un état dont nous recevons davantage que nous ne lui donnerions par le travail personnel de toute
existence, c'est parce qu'elle ne dépend que dans une faible mesure de la lucidité humaine et des buts que celle-ci se fixe
rationnellement. En fait, homme travaille, souffre et parfois
meurt
pour édifier une civilisation, mais le résultat de son
effort est moins
l'oeuvre de son esprit et de sa volonté que
d'une exigence
d'être et de vivre qui l'habite. Projeté dans le
monde par sa
naissance, c'est le rapport de son être au monde
qui exige en lui
ce mode d'expression que nous appelons civilisation. En ce sens, la
civilisation est un phénomène tout aussi naturel que la croissance
d'un arbre ou le développement
d'un animal. L'action de l'être universel sur son être tend
invinciblement, comme toute action, à se traduire et à s'exprimer. On
pourrait dire à cet égard que la civilisation est la réceptivité
créatrice par excellence
:
elle capte les messages du
monde, non pas à la manière d'un mécanisme monté par
homme,
mais à la façon d'un organisme vivant, et elle leur
confère, par le
pouvoir créateur de sa vitalité, une signification et un
contenu humains
:
elle charrie vers homme l'essence
du monde qu'elle distille. Il n'est donc pas étonnant
qu'une civilisation naissante soit très proche des aspects du
monde les plus immédiats et les plus sensibles
:
par la sensation, homme s'enracine directement dans l'univers et la
civilisation où il s'exprime à ce stade a quelque chose de l'épaisseur
et de l'obscurité amorphe de cette puissance d'accueil
que traversent parfois des éclairs, ainsi que nous le
montrent les vestiges de l'art préhistorique.
Or expression et impression sont corrélatives. La capacité
de don est équivalente à la capacité d'ouverture et plus
homme dilate son âme en présence du monde
: son prochain,
la nature, la beauté, Dieu, les mille et un secrets que murmure
l'être, plus il est apte à les exprimer, d'une manière quel
21
conque, tels qu'ils sont. Celui qui se ferme, au
contraire, ne tirera de soi-même qu'une émanation de soi dont l'image
se
superpose au réel et le masque ou l'étouffe. Le langage vulgaire est
ici très significatif. Nous disons d'une parole, d'un tableau, d'un
chant, d'un silence ou d'un regard qu'ils sont
expressifs, non pas en ce
qu'ils révèlent simplement un état
d'âme, mais en ce qu'ils
découvrent une présence réelle et en
ce qu'ils communiquent la relation que l'âme a nouée avec
elle. Ces modes d'expression « disent quelque chose » dans la
mesure où elles ont perçu « quelque chose », et l'activité qui
s'exonère dans l'expression n'est pleinement créatrice que
lorsqu'elle est pleine d'une présence effective qu'elle a captée.
Ainsi en est-il de l'expression-type que nous appelons civilisation
:
elle crée parce qu'elle reçoit, elle
fleurit et fructifie parce
qu'elle plonge dans l'univers des racines qui en ramassent
les sucs nourriciers. Ces deux mouvements n'en font
qu'un et, loin d'être opposés comme
le haut et le bas séparés
l'un de l'autre, ils sont complémentaires et participent à la
même verticale.
Dans l'univers
dont la civilisation traduit le rapport à
homme et
qu'elle rend humain, se détache homme luimême, uni à son semblable par
des relations physiques; par
des liens de sang et de parenté qu'il n'a pas créés de
toutes
pièces et qui s'imposent à lui avec la force
irrésistib]e d'une
évidence naturelle. Ce n'est pas l'esprit, la raison ou
la volonté
délibérée qui les engendrent, mais la vie et son vceu inné
d'expansion. Le rapport de homme à homme au sein du
groupe
familial est antérieur au rapport de homme au monde et
s'éprouve comme la plus immédiate des données. Il est inclus
dans la chair de l'être humain et il constitue homme tout
entier. Il n'est pas le produit de l'art, de la technique ou de
l'industrie, mais le jet qui jaillit de la source même de la vie,
lance homme dans l'existence, corps et âme, avec tous ses
caractères concrets, et le place en face de son semblable dans
une relation
première
au-delà de laquelle ne se situe aucune
autre, sauf celle qui le
relie au principe même de l'être. Toutes
les civilisations ont leur
origine en ce rapport primitif qu'auréole un nimbe religieux. Partout, les civilisations
naissantes
sont associées au groupement social pris en son sens organique
de communauté parentale (famille, clan, tribu,
genos,