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Qu'est ce que la civilisation ...par Marcel de Corte    

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Le phénomène de la civilisation résiste énergiquement à l'analyse. Son contenu est si vaste qu'il est difficile de le saisir et de procéder à son dénombrement : religion, arts, littérature, science, moeurs, conception de l'existence se mêlent et s'entrecroisent, s'organisent et se fondent les uns dans les autres dans une immense coulée homogène. Une solidarité réciproque les relie entre eux et à un ensemble qui fuit devant la pensée dès que celle-ci tente de le prendre pour le poser devant soi. Il en est de la civilisation comme de la vie elle­même : elle constitue un tout indécomposable, non seulement par suite de son amplitude, mais en vertu d'un caractère irréductible qui fait que le tout n'est pas équivalent à la somme de ses parties.

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Aussi longtemps qu'une civilisation est vivante, il est impossible de la séparer de l'homme dont elle émane, tant sa source est profondément enfouie dans son comportement concret. Encore faut-il ajouter que cette métaphore de la source est inadéquate : il n'y a pas d'une part homme et d'autre part sa civilisation. L'image spatiale est ici déformante. C'est plutôt celle de l'âme, principe de vie, et des organes du corps qu'elle imprègne, qu'il faudrait évoquer. De même qu'un corps organique et un corps animé sont identiques, homme lui-même et la civilisation qui l'imbibe ne font qu'un. Notre civilisation, c'est nous-mêmes, c'est un ensemble d'êtres humains organiquement reliés les uns aux autres et dont les relations réciproques de toute espèce constituent précisément la civilisation. Nous ne pouvons pas plus nous en disjoindre que nous ne pouvons soustraire les organes de notre corps à leurs rapports mutuels et harmonieux.

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C'est d'ailleurs pourquoi le phénomène de la civilisation est strictement indéfinissable : il n'est pas en dehors de nous comme un objet sur lequel nous aurions prise, et, au même titre que notre vie individuelle, il se confond avec nous d'une manière profonde. À vrai dire, personne ne s'aperçoit de la présence d'une civilisation vivante dans laquelle on se trouve englobé : quelle que soit sa qualité ou son niveau, elle est aussi imperceptible que l'air que nous respirons ou, mieux encore, que la santé dont nous jouissons, si diverses que soient notre taille ou notre force. .....

Cette civilisation, tellement insaisissable que nous ne pouvons l'atteindre que par des images qui la suggèrent plutôt qu'elles ne la traduisent, est cependant un fait d'expression elle est même l'expression-type de homme, sa projection visible et en quelque sorte son style de vie sur la scène de l'histoire. ...... Alors qu'à sa naissance l'animal est tout entier animal et qu'il est doté d'un équipement d'instincts, de réflexes, d'automatismes qui se déploient avec une spontanéité, une force, une sécurité presque parfaites, homme n'accède que lentement et par un labeur sans cesse renouvelé à ce qu'il est convenu d'appeler l'existence humaine. homme est, au même titre que l'animal, un être du monde, mais alors que l'animal s'adapte immédiatement au monde qui l'entoure, homme réagit au monde en édifiant une civilisation. Sans civilisation, homme serait incapable de comprendre le monde, de s'y insérer, de nouer avec lui les relations indispensables à son existence : il serait sans monde, perdu dans un univers hostile qui le réduirait à l'état d'animal imparfait, désaccordé, et qui l'éliminerait de son sein.

 

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Le sentiment d'angoisse qui saisit homme aux époques où la civilisation qu'il a bâtie menace ruine, n'a pas d'autre origine que cette obscure appréhension de la mort. De même, le raidissement de certaines civilisations déclinantes signifie que homme s'entoure inconsciemment d'une armure protectrice aussi rigide et aussi fossilisée que possible afin de surseoir à l'inévitable expulsion de son type hors de la scène du monde.

Pour autant que nous puissions déterminer l'essence de la civilisation, il semble qu'elle soit l'expression, parfois très complexe, de homme en face de la réalité où il doit vivre. Elle est l'équivalent, sur le plan collectif, du caractère sur le plan individuel. De même que le caractère est l'expression de la réaction personnelle de homme en présence du monde, des êtres, des choses, des événements, la civilisation est l'expression de son attitude fondamentale en présence du réel appréhendé à un niveau de profondeur que l'indice individuel ignorera toujours. C'est sans doute la raison pour laquelle, le génie où se ramasse et se condense un mode de civilisation, apparaît paradoxalement comme le sommet de la personnalité impersonnelle : le moi revêtu de son caractère propre - parfois d'une qualité suspecte - abdique ici devant l'expression d'un rapport de homme au monde, ramené des profondeurs de l'inexprimable et où chacun de nous se retrouve.

Il est du reste indubitable que toutes les grandes civilisations du passé ont été des civilisations métaphysiques et contemplatives où la relation sui generis de homme à l'univers s'est exprimée à travers les  fonctions essentielles qui la rendent transparentes : l'art, la philosophie, la religion, puissamment articulées l'une à l'autre. Il suffit de jeter un regard rétrospectif sur les civilisations de la Chine, de l'Inde, de l'Égypte, de la Grèce et du Moyen Age européen pour en être convaincu.

 

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 Si la civilisation nous détermine plus que nous ne la déterminons, si elle constitue, selon un mot fameux, un état dont nous recevons davantage que nous ne lui donnerions par le travail personnel de toute existence, c'est parce qu'elle ne dépend que dans une faible mesure de la lucidité humaine et des buts que celle-ci se fixe rationnellement. En fait, homme travaille, souffre et parfois meurt pour édifier une civilisation, mais le résultat de son effort est moins l'oeuvre de son esprit et de sa volonté que d'une exigence d'être et de vivre qui l'habite. Projeté dans le monde par sa naissance, c'est le rapport de son être au monde qui exige en lui ce mode d'expression que nous appelons civilisation. En ce sens, la civilisation est un phénomène tout aussi naturel que la croissance d'un arbre ou le développement d'un animal. L'action de l'être universel sur son être tend invinciblement, comme toute action, à se traduire et à s'exprimer. On pourrait dire à cet égard que la civilisation est la réceptivité créatrice par excellence : elle capte les messages du monde, non pas à la manière d'un mécanisme monté par homme, mais à la façon d'un organisme vivant, et elle leur confère, par le pouvoir créateur de sa vitalité, une significa­tion et un contenu humains : elle charrie vers homme l'es­sence du monde qu'elle distille. Il n'est donc pas étonnant qu'une civilisation naissante soit très proche des aspects du monde les plus immédiats et les plus sensibles : par la sen­sation, homme s'enracine directement dans l'univers et la civilisation où il s'exprime à ce stade a quelque chose de l'épaisseur et de l'obscurité amorphe de cette puissance d'accueil que traversent parfois des éclairs, ainsi que nous le montrent les vestiges de l'art préhistorique.

Or expression et impression sont corrélatives. La capacité de don est équivalente à la capacité d'ouverture et plus homme dilate son âme en présence du monde : son prochain, la nature, la beauté, Dieu, les mille et un secrets que murmure l'être, plus il est apte à les exprimer, d'une manière quel­

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Une civilisation vivante - et même une civilisation morte, dans la mesure où nous tentons d'en ressusciter l'âme - ne laisse d'ailleurs pas d'être mystérieuse et de diffuser sur nous plus de lumière que nous n'en projetons sur elle. Mais cette structure spécifique de la civilisation nous permet précisé­ ment d'en dégager l'axe principal. Si la civilisation nous détermine plus que nous ne la déterminons, si elle constitue, selon un mot fameux, un état dont nous recevons davantage que nous ne lui donnerions par le travail personnel de toute existence, c'est parce qu'elle ne dépend que dans une faible mesure de la lucidité humaine et des buts que celle-ci se fixe rationnellement. En fait, homme travaille, souffre et parfois meurt pour édifier une civilisation, mais le résultat de son effort est moins l'oeuvre de son esprit et de sa volonté que d'une exigence d'être et de vivre qui l'habite. Projeté dans le monde par sa naissance, c'est le rapport de son être au monde qui exige en lui ce mode d'expression que nous appelons civi­lisation. En ce sens, la civilisation est un phénomène tout aussi naturel que la croissance d'un arbre ou le développement d'un animal. L'action de l'être universel sur son être tend invinciblement, comme toute action, à se traduire et à s'expri­mer. On pourrait dire à cet égard que la civilisation est la réceptivité créatrice par excellence : elle capte les messages du monde, non pas à la manière d'un mécanisme monté par homme, mais à la façon d'un organisme vivant, et elle leur confère, par le pouvoir créateur de sa vitalité, une significa­tion et un contenu humains : elle charrie vers homme l'es­sence du monde qu'elle distille. Il n'est donc pas étonnant qu'une civilisation naissante soit très proche des aspects du monde les plus immédiats et les plus sensibles : par la sen­sation, homme s'enracine directement dans l'univers et la civilisation où il s'exprime à ce stade a quelque chose de l'é­paisseur et de l'obscurité amorphe de cette puissance d'ac­cueil que traversent parfois des éclairs, ainsi que nous le montrent les vestiges de l'art préhistorique.

Or expression et impression sont corrélatives. La capacité de don est équivalente à la capacité d'ouverture et plus homme dilate son âme en présence du monde : son prochain, la nature, la beauté, Dieu, les mille et un secrets que murmure l'être, plus il est apte à les exprimer, d'une manière quel

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conque, tels qu'ils sont. Celui qui se ferme, au contraire, ne tirera de soi-même qu'une émanation de soi dont l'image se superpose au réel et le masque ou l'étouffe. Le langage vul­gaire est ici très significatif. Nous disons d'une parole, d'un tableau, d'un chant, d'un silence ou d'un regard qu'ils sont expressifs, non pas en ce qu'ils révèlent simplement un état d'âme, mais en ce qu'ils découvrent une présence réelle et en ce qu'ils communiquent la relation que l'âme a nouée avec elle. Ces modes d'expression « disent quelque chose » dans la mesure où elles ont perçu « quelque chose », et l'activité qui s'exonère dans l'expression n'est pleinement créatrice que lorsqu'elle est pleine d'une présence effective qu'elle a captée. Ainsi en est-il de l'expression-type que nous appelons civilisa­tion : elle crée parce qu'elle reçoit, elle fleurit et fructifie parce qu'elle plonge dans l'univers des racines qui en ramas­sent les sucs nourriciers. Ces deux mouvements n'en font qu'un et, loin d'être opposés comme le haut et le bas séparés l'un de l'autre, ils sont complémentaires et participent à la même verticale.

Dans l'univers dont la civilisation traduit le rapport à homme et qu'elle rend humain, se détache homme lui­même, uni à son semblable par des relations physiques; par des liens de sang et de parenté qu'il n'a pas créés de toutes pièces et qui s'imposent à lui avec la force irrésistib]e d'une évidence naturelle. Ce n'est pas l'esprit, la raison ou la volonté délibérée qui les engendrent, mais la vie et son vceu inné d'ex­pansion. Le rapport de homme à homme au sein du groupe familial est antérieur au rapport de homme au monde et s'éprouve comme la plus immédiate des données. Il est inclus dans la chair de l'être humain et il constitue homme tout entier. Il n'est pas le produit de l'art, de la technique ou de l'industrie, mais le jet qui jaillit de la source même de la vie, lance homme dans l'existence, corps et âme, avec tous ses caractères concrets, et le place en face de son semblable dans une relation première au-delà de laquelle ne se situe aucune autre, sauf celle qui le relie au principe même de l'être. Toutes les civilisations ont leur origine en ce rapport primitif qu'au­réole un nimbe religieux. Partout, les civilisations naissantes sont associées au groupement social pris en son sens orga­nique de communauté parentale (famille, clan, tribu, genos,

 

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... en France ..en Europe ...

...L'amour s'est en effet "refroidi »  ... la charité fait face à l'empire aujourd'hui planétaire de la violence....

Cette montée vers l'apocalypse est la réalisation supérieure de l'humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle.

Il faut donc réveiller les consciences endormies.

Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire.

René Girard.

  

 

  "L'esprit constitue un champ de relations tourné vers la totalité de ce qui existe "  Joseph Pieper

Loin que ce soit être qui illustre la relation , c'est la relation qui illumine l'être.     Gaston Bachelard

Les composantes de la société ne sont pas les êtres humains, mais les relations qui existent entre eux.   Toynbee

 

 

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