.... sont rassemblés ici quatre textes se rapportant au
livre «Choc des civilisations» de Samuel
P. Huntington. dont le titre en anglais est The Clash of Civilizations and the
Remaking of World Order
HUNTINGTON
-un texte
synthétique ..Huntington vu par.Marc Chevrier,
professeur
-une
forme condensée de
l'article de Huntington paru dans Foreign Affairs, et qui se trouve à
l'origine de son livre
- la
première page du livre "
Le choc des Civilisations "
CONTRE
HUNTINGTON
-une
première critique... Contre le
culturalisme de Huntington
-une
deuxième critique... Contre Huntington...
et pour une civilisation supra-culturelle...le mondialisme
..l'universalisme..
Huntington
vu par
Marc Chevrier
juriste et docteur en science politique, est professeur au Département de
sciences politiques de l'Université du Québec à Montréal
Professeur à l'Université Harvard, Samuel
P. Huntington n'est peut-être pas le premier à avoir entrevu un choc des
civilisations dans le monde. Cependant, son livre
The Clash of Civilizations and the
Remaking of World Order paru en
1996 et développant une thèse qu'il avait déjà exprimée en 1993 dans un
article paru dans la revue Foreign
Affairs, est devenu une référence
obligée depuis le 11 septembre 2001. Beaucoup d'intellectuels et de
politiciens se sont défendus de voir dans les attentats contre le World
Trade Center et dans la réplique américaine en Afghanistan le début d'un
choc larvé entre l'Occident et l'Islam, par crainte d'accréditer les
thèses de Huntington. Quoi qu'il en soit, qu'on les endosse ou qu'on les
écarte, elles valent la peine d'être connues et discutées. Les
francophones peuvent lire la traduction du livre de Huntington chez Odile
Jacob (1).
En substance, Huntington prétend que depuis
la fin de la guerre froide, ce sont les identités et la culture qui
engendrent les conflits et les alliances entre les États, et non les
idéologies politiques ou l'opposition Nord-Sud. Le monde a ainsi tendance
à se diviser en civilisations qui englobent plusieurs États. Il n'y a donc
pas de coïncidence entre État et civilisation. Pour Huntington, la
civilisation représente l'entité culturelle la plus large. Elle « est le
mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d'identité
culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres
espèces. Elle se définit à la fois par des éléments objectifs, comme la
langue, l'histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par
des éléments subjectifs d'auto-identification. » (2) Selon Huntington,
sept à huit civilisations se partagent le monde, quoiqu'il n'en nomme que
cinq, la chinoise, la japonaise, l'hindoue, la musulmane et l'occidentale.
Il ne voit pas l'Afrique comme une civilisation en soi (au contraire de
Fernand Braudel), préférant rattacher le continent aux autres
civilisations. À l'égard de l'Amérique latine, il adopte une position
ambivalente. Tantôt il la considère comme une sous-civilisation de
l'Occident, tantôt il y voit une civilisation distincte, menaçante pour
les États-Unis.
Le monde international de l'après-guerre
froide est devenu multicivilisationnel selon Huntington, parce que
l'Occident a cessé de dominer le système international avec la fin de
l'impérialisme colonial et la cessation des hostilités entre États
occidentaux. Les États des autres civilisations se sont à leur tour
inscrits dans ce système pour interagir les uns avec les autres. Si grands
qu'aient été la puissance de l'Occident et l'attrait de sa culture sur les
autres civilisations, la diffusion des idées occidentales n'a pas suscité
une civilisation universelle. Les civilisations exposées aux idées de
l'Occident lui ont emprunté ses savoir-faire sans pour autant en épouser
toutes les valeurs, comme l'individualisme, l'État de droit et la
séparation entre le spirituel et le temporel. Ainsi, la modernisation des
États non-occidentaux n'a pas entraîné leur occidentalisation mais plutôt
renforcé l'attachement à leur civilisation propre. Il en est de même de la
démocratisation de plusieurs pays non-occidentaux; la démocratie a mis au
pouvoir des partis hostiles aux valeurs occidentales. Huntington bat aussi
en brèche l'idée que la prolifération des médias et l'adoption de
l'anglais comme lingua franca
unifieraient les cultures, comme il met en doute l'idée que la
libéralisation du commerce préviendrait les conflits entre elles.
Ainsi est en train de s'établir selon
Huntington un nouveau rapport de forces entre civilisations. Alors que
l'Occident voit son influence et son importance relatives décliner, les
civilisations asiatiques gagnent en puissance économique, militaire et
politique et réaffirment leurs valeurs propres. Connaissant une croissance
démographique rapide, l'Islam est en proie à des rivalités intestines et
déstabilise ses voisins. La poussée démographique de l'Islam s'accompagne
d'une résurgence de la religion islamiste qui, dans plusieurs pays, s'est
illustrée par la montée du fondamentalisme, en particulier chez les
jeunes.
Huntington décrit ensuite l'émergence d'un
ordre mondial organisé sur la base de civilisations. Il constate
l'apparition d'organisations et de forums regroupant des États appartenant
à la même civilisation. Les États coopèrent d'autant mieux les uns avec
les autres qu'ils ont en commun des affinités culturelles, tandis que les
efforts faits pour attirer une société dans le cercle d'une autre
civilisation échouent. Au sein d'une même civilisation, les États
s'unissent autour d'un État phare. La Chine, l'Inde et le Japon dominent
chacun leur propre sphère civilisationnelle. L'Occident connaît deux
puissances dominantes, les États-Unis et l'axe franco-allemand, la
Grande-Bretagne occupant une position médiane entre les deux. Par contre,
profondément divisé et dispersé, l'Islam n'a pas d'État phare, pas plus
que l'Afrique et l'Amérique latine. Certains pays, comme la Russie, la
Turquie et le Mexique, ont tenté de s'occidentaliser, au prix toutefois de
déchirements qui ont souvent mis en échec ce processus. Société
occidentale, l'Australie a tenté en vain de se définir comme société
asiatique et devrait plutôt chercher à se rapprocher des États-Unis en
adhérant, avec la Nouvelle-Zélande, à l'ALÉNA.
Un monde multicivilisationnel voit se
conclure des nouvelles alliances entre civilisations et éclater des
conflits qui s'éternisent, impliquent un grand nombre de participants et
sombrent dans la violence extrême. Alors que Huntington voit les conflits
de l'Occident avec l'Inde, l'Afrique et la Russie s'amenuiser, il craint
que l'Occident ne s'oppose davantage à la Chine et à l'Islam. Celui-ci, se
rapprochant de la Chine, aura des relations plus antagonistes avec l'Inde
et la Russie. Les guerres frontalières qui se multiplient entre musulmans
et non-musulmans susciteront des alliances nouvelles et inciteront les
États dominants à intervenir pour calmer le jeu.
Enfin, Huntington lance à l'Occident un appel
au ressaisissement. Il estime que la survie de l'Occident dépendra de la
capacité et de la volonté des Américains de réaffirmer leur identité
occidentale fondée sur l'héritage européen. La persistance du crime, de la
drogue et de la violence, le déclin de la famille, le déclin du capital
social, la faiblesse générale de l'éthique et la désaffection pour le
savoir et l'activité intellectuelle, notamment aux États-Unis, sont autant
de signes indiquant le déclin moral de l'Occident. Le livre de Huntington
est à la fois une théorie des relations internationales et une critique du
multiculturalisme comme politique intérieure. Huntington reproche aux
multiculturalistes américains de vouloir créer « un pays aux civilisations
multiples, c'est-à-dire un pays n'appartenant pas à aucune civilisation et
dépourvu d'unité culturelle. » Il croit que l'affrontement entre les
partisans du multiculturalisme et les défenseurs de la civilisation
occidentale constitue le « véritable conflit » aux États-Unis. Si ces
derniers devaient se désoccidentaliser, l'Ouest se réduirait alors à
l'Europe, elle-même aux prises avec l'irruption de l'Islam. Pour enrayer
le déclin de l'Occident, l'Europe et l'Amérique du Nord devraient
envisager une intégration politique et économique, de même qu'aligner les
pays d'Amérique latine sur l'Occident, empêcher le Japon de s'écarter de
l'Ouest, freiner la puissance militaire de l'Islam et de la Chine en
maintenant la supériorité technologique et militaire de l'Occident sur les
autres civilisations.
Dans un monde multicivilisationnel, la
prévention de la guerre repose sur deux principes :
1- l'abstention, les
États phares devront d'abstenir « d'intervenir dans les conflits survenant
dans des civilisations autres que la leur »;
2- la médiation, les États
phares devront s'entendre pour « contenir ou stopper des conflits
frontaliers entre des États ou des groupes, relevant de leur propre sphère
de civilisation ».
L'Occident devra également renoncer à l'universalité de
sa culture, croyance par ailleurs fausse, immorale et dangereuse, accepter
la diversité et rechercher les points communs avec les autres
civilisations.
Notes
1. Samuel P. Huntington,
Le Choc des civilisations,
Paris, Éditions Odile Jacob, 2000, 545 p.
2.
Op. cit., p. 47.
****
Le Choc des
Civilisations (1)
Forme condensée de l'article paru dans Foreign Affairs
par Samuel
P. Huntington
La politique mondiale entre dans une nouvelle phase
dans laquelle la source fondamentale de conflit ne sera plus idéologique,
ni économique. Les heurts entre civilisation seront dominants.
Les civilisations (3) se mélangent
évidemment et se chevauchent et peuvent inclure des sous-civilisations. La
civilisation occidentale a deux variantes majeures, européenne et
nord-américaine, tandis que l'Islam possède ses subdivisions arabe, turque
et malaise. Bien que les frontières entre les civilisations soient
rarement nettes, les civilisations sont réelles (tangibles).
Elles culminent et déclinent elles se divisent et
fusionnent. Et, comme le sait tout étudiant en Histoire, les civilisations
disparaissent. Les Occidentaux ont tendance à considérer les États-nations
comme les acteurs principaux de la géopolitique. Ils l'ont été pendant
quelques siècles seulement la perspective majeure de l'Histoire a été
l'histoire des civilisations.
C'est vers ce modèle que le monde tend à nouveau.
L'identité liée à la civilisation prendra de plus en plus d'importance et
le monde sera façonné dans une large mesure par les interactions entre
sept ou huit civilisations majeures: les civilisations occidentale,
confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slave-orthodoxe,
latino-américaine et peut-être africaine.
Les lignes de fracture entre les civilisations seront
les lignes de front des batailles du futur.
Pourquoi ? Les différences entre les civilisations sont
basiques, impliquent l'Histoire, le langage, la culture, la tradition et,
plus important encore : la religion. Les différentes civilisations voient
de manière différente les relations entre Dieu et l'homme, le citoyen et
l'État, les parents et les enfants, la liberté et l'autorité, l'égalité et
la hiérarchie. Ces différences sont le fruit des siècles. Elles ne
disparaîtront pas de sitôt.
Le monde devient plus petit. Les interactions entre les
peuples des différentes civilisations se multiplient. Elles intensifient
la conscience de civilisation.
Les changements économiques et sociaux détachent les
peuples de leur identité locale de longue date. Dans la plupart des
régions du monde, la religion est venue combler ce vide, souvent sous la
forme de mouvements dénommés fondamentalistes, dans l'Occident chrétien,
le Judaïsme, le Bouddhisme, l'Hindouisme et l'Islam. La "dé-sécularisation
du monde" remarquée par George Weigel est une réalité de la vie en cette
fin de XXème siècle.
Et ce phénomène de retour vers ses racines se produit
parmi les civilisations non-occidentales. Cela inclut l'"Asianisation" au
Japon, la fin du legs de Nehru et l'"Hindouisation" de l'Inde, l'échec des
idées occidentales de socialisme et de nationalisme, et, désormais, une "ré-Islamisation"
du Moyen-Orient, ainsi qu'un débat en Russie au sujet de
l'Occidentalisation.
Plus important, les efforts de l'Occident pour
promouvoir ses valeurs de démocratie et de libéralisme comme des valeurs
universelles, pour maintenir sa prédominance militaire et pour faire
progresser ses intérêts économiques, engendrent des ripostes en provenance
des autres civilisations.
L'axe central de la politique mondial sera
vraisemblablement le conflit entre "l'Ouest et le reste" et les réponses
que pourront donner les civilisations non-occidentales au pouvoir de
l'Occident et à ses valeurs. L'exemple le plus frappant de la coopération
anti-occidentale est la connexion entre les États islamiques et confucéens
défiant le pouvoir et les valeurs occidentales.
Dans l'ancienne Union soviétique, les communistes
peuvent devenir des démocrates, les riches peuvent devenir pauvres et les
pauvres, riches, mais les Russes ne deviendront jamais des Estoniens. Une
personne peut être à moitié française et à moitié arabe, voire même un
citoyen de deux pays. Il est plus difficile d'être à moitié Catholique et
à moitié Musulman.
Finalement, la réussite du régionalisme économique
renforcera la conscience de civilisation. D'un autre côté, le régionalisme
économique ne peut être un succès que s'il est enraciné dans une
civilisation commune (laïque ?). La Communauté européenne repose sur les
fondements séparés de la culture européenne et de la Chrétienté
occidentale. Le Japon, en contraste, rencontre des difficultés dans la
création d'une entité économique comparable en Asie de l'Est parce qu'il
s'agit d'une civilisation unique en elle-même.
Alors que la division idéologique en Europe a disparu,
la division culturelle de l'Europe entre la Chrétienté occidentale et la
Chrétienté orthodoxe et l'Islam refait surface. Les conflits le long de la
ligne de fracture entre l'Occident et les civilisations islamiques se
perpétuent depuis 1300 ans. Cette interaction militaire vieille de
plusieurs siècles n'est pas prête de décliner.
Sur la frontière nord de l'Islam, des conflits éclatent
de plus en plus entre les peuples orthodoxe et musulman. Cela inclut le
carnage de la Bosnie et de Sarajevo, les violences qui couvent entre les
Serbes et les Albanais, les relations ténues entre les Bulgares et leur
minorité turque, les violences entre les Ossète et les Ingush, le massacre
réciproque et sans relâche des Arméniens et des Azerbaïdjanais, ainsi que
les relations tendues entre Russes et Musulmans en Asie centrale.
La rupture historique entre les Musulmans et les Hindous
ne se manifeste pas seulement dans la rivalité entre le Pakistan et
l'Inde, mais également dans l'intensification des conflits religieux en
Inde, entre les militants de plus en plus nombreux des groupes hindous et
la minorité substantielle de Musulmans.
Les groupes ou les États appartenant à une civilisation
impliquée dans une guerre contre un peuple d'une autre civilisation
tentent naturellement de rallier à eux le soutien des autres membres de
leur propre civilisation.
Dans les années à venir, les conflits locaux qui vont
probablement dégénérer en guerres majeures seront ceux, comme en Bosnie ou
dans le Caucase, qui se situeront le long des lignes de faille entre les
civilisations.
Si ces hypothèses sont plausibles, il faut
nécessairement considérer leurs implications pour la politique
occidentale. Ces implications pourraient être divisées entre les avantages
à court terme et les accommodations sur le long terme.
Dans le court terme, il est clairement dans l'intérêt de
l'Ouest de promouvoir une meilleure coopération et l'unité à l'intérieur
de sa propre civilisation, particulièrement entre ses composantes
nord-américaine et européenne incorporer dans l'Occident ces sociétés de
l'Europe de l'Est et d'Amérique latine dont les cultures sont proches de
celle de l'Occident maintenir des relations étroites avec la Russie et le
Japon soutenir dans les autres civilisations les groupes compréhensifs à
l'égard des valeurs et des intérêts de l'Occident et renforcer les
institutions internationales qui reflètent et légitiment les intérêts et
les valeurs de l'Occident.
L'Occident doit également limiter l'expansion de la
puissance militaire des civilisations potentiellement hostiles,
principalement les civilisations confucéenne et islamique, et exploiter
les conflits et les différences entre les États confucéens et islamiques.
Cela demandera une modération dans la réduction des capacités militaires
occidentales, et en particulier le maintien de la supériorité militaire
américaine dans l'Asie de l'Est et du Sud-Ouest.
Dans le long terme, il faudra faire appel à d'autres
mesures. L'Occident devra de plus en plus s'accommoder des civilisations
modernes non-occidentales, dont la puissance rejoint celle de l'Occident,
mais dont les valeurs et les intérêts diffèrent significativement des
siens. Cela demandera à l'Occident de développer une bien meilleure
compréhension des principes religieux et philosophiques de base, qui
sous-tendent les autres civilisations et la façon dont les peuples de ces
civilisations envisagent leurs propres intérêts. Cela demandera un effort
pour identifier les éléments communs entre les autres civilisations et
l'Occident.
Pour le futur tel qu'il est envisageable, il n'y aura
pas de civilisation universelle, mais, à la place, un monde fait de
civilisations différentes, chacune ayant à apprendre à coexister avec les
autres.
(Traduction © 1994)
****
" Le choc des Civilisations "
1ère page du livre de Samuel P. Huntington
Le 3 janvier
1992,
à
Moscou, des universitaires russes et américains se réunirent dans
l'auditorium d'un bâtiment gouvernemental.
Deux semaines plus
tôt, l'Union soviétique avait cessé
d'exister,
et la
Fédération russe
était devenue un pays indépendant. En conséquence
de quoi, la
statue de Lénine qui ornait auparavant la scène de l'auditorium
avait disparu, et le drapeau de la Fédération russe flottait sur la
façade.
Comme le fit remarquer un observateur américain, il y avait
cependant un petit problème
: le drapeau avait été suspendu à
l'envers. À la première pause,
les organisateurs russes se hâtèrent de corriger
l'erreur.
Depuis la fin de
la guerre froide, la façon dont les peuples définissent
leur identité et la symbolisent a profondément changé. La politique
globale dépend désormais de plus en plus de facteurs culturels. Les
drapeaux hissés à l'envers sont un signe de cette transition, mais
de plus en
plus ils flottent hauts et fiers, et les Russes, comme les
autres peuples,
se mobilisent derrière des drapeaux et d'autres symboles
d'une identité culturelle nouvelle.
Le 18 avril 1984,
deux mille personnes se sont rassemblées à Sarajevo
en brandissant les drapeaux non pas de l'ONU, de l'OTAN ou des
États-Unis, mais
de l'Arabie Saoudite et de la Turquie. Les habitants de
Sarajevo, en
agissant ainsi, voulaient montrer combien ils se sentaient
proches de leurs
cousins musulmans et signifier au monde quels
étaient leurs
vrais amis.
Le 16 octobre
1994, à Los Angeles, soixante-dix mille personnes
ont défilé au
milieu d'une « mer de drapeaux mexicains ». Il s'agissait
de protester contre la proposition 187 qui allait faire l'objet d'un
référendum.
Celle-ci stipulait que les immigrés illégaux et leurs enfants
n'auraient plus
droit aux subsides de l'État. « Pourquoi défilent-ils sous
la bannière
mexicaine alors qu'ils réclament aux États-Unis le libre
accès aux études
?
s'étonnèrent certains observateurs.
Ils auraient dû brandir des
drapeaux américains. » Deux semaines plus tard, des
manifestants défilèrent en plus grand
nombre encore sous des drapeaux américains en berne. Grâce à quoi, la
proposition 187 a été
approuvée par 59 % des électeurs californiens.
Dans le monde
d'après la guerre froide, les drapeaux restent essentiels,
tout comme d'autres symboles d'identité culturelle, les croix par
exemple, les croissants et même les chapeaux, car la culture est
déterminante,
et l'identité culturelle est ce qui importe le plus à beaucoup
de personnes. On
se découvre de nouvelles identités
; on
en redécouvre aussi souvent
d'anciennes. Et, qu'ils soient anciens ou nouveaux,
défiler en brandissant des drapeaux
conduit à entrer en guerre contre
des ennemis anciens mais aussi
nouveaux, bien souvent.
Quel est le thème
central de ce livre ?
Le fait que la culture, les
identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de
civilisation, déterminent les
structures de cohésion, de désintégration
et de conflits dans le monde d'après
là guerre froide. Les cinq
parties de cet ouvrage
développent les corollaires de cette proposition de base.
Première partie
:
pour la première fois dans
l'histoire, la politique
globale est à la fois multipolaire et multicivilisationnelle. La
modernisation se distingue
de l'occidentalisation et ne produit nullement une
civilisation universelle, pas plus
qu'elle ne donne lieu à l'occidentalisation
des sociétés non occidentales.
Deuxième
partie : le rapport de forces entre
les civilisations change.
L'influence relative de l'Occident décline ; la
puissance économique,
militaire et politique des civilisations asiatiques s'accroît ;
l'islam explose sur le plan
démographique, ce qui déstabilise les pays
musulmans et leurs
voisins ;
enfin, les civilisations non
occidentales réaffirment la
valeur de leur propre culture.
Troisième
partie : un ordre mondial
organisé sur la base de civilisations
apparaît. Des sociétés qui partagent des affinités culturelles
coopèrent les unes avec les autres
; les efforts menés pour
attirer une société dans le
giron d'une autre civilisation échouent ;
les pays se
regroupent autour des États phares
de leur civilisation.
Quatrième
partie :
les prétentions de l'Occident à
l'universalité le conduisent de
plus en plus à entrer en conflit avec
d'autres civilisations, en
particulier l'islam et la Chine ;
au niveau local, des guerres
frontalières, surtout entre musulmans
et non-musulmans, suscitent
des alliances nouvelles et entraînent l'escalade de la violence, ce qui
conduit les États dominants à
tenter d'arrêter ces guerres.
Cinquième partie
: la survie de l'Occident dépend
de la réaffirmation par les
Américains de leur identité occidentale ;
les Occidentaux
doivent admettre que leur
civilisation est unique mais pas universelle
et s'unir pour lui redonner vigueur
contre les défis posés par les
sociétés non occidentales. Nous
éviterons une guerre généralisée entre
civilisations si, dans le monde
entier, les chefs politiques admettent
que la politique globale est devenue
multicivilisationnelle et coopèrent
à préserver cet état de fait.
****
Critique du culturalisme
c.a.d. du choc des cultures, des civilisations
par Partrick Hutchinson ...
défenseur de la nouvelle civilisation de l'universel
Depuis l'élection de Bill Clinton, l'essai du
professeur de Haward Samuel Huntington, Le choc des civilisations,
a été promu comme nouvel "article X", rappelant par l'étendue de son
influence le célèbre article de George Kennan du début de la Guerre Froide
(1947), paru lui aussi dans la prestigieuse revue Foreign Affairs.
Huntington postule publiquement ce qui se murmurait
depuis belles lurettes dans les cénâcles et autres "think-tanks" de la
nouvelle Nouvelle Droite: le XXIème siècle sera celui de la "global
compétition" entre regroupements régionaux sur le pan mondial, ce qui se
traduit chez Huntington, selon une métaphore filée tirée tout droit de la
tectomique des plaques, par des lignes de faille, voire de conflagration
ouverte, au long des zones séismiques de contact et de confrontation entre
les civilisations
Ainsi, nous aurons la joie d'assister à l'essor d'une
nouvelle génération de guerres. Les guerres féodales et dynastiques des
rois ayant été remplacées au XVIIIème et XIXème siècles en Occident par
les guerres des Nations, celles-ci se sont vues à leur tour éclipsées
(notamment en étendue et en sauvagerie) par les guerres des Idéologies du
XXème siècle épris de super-productions hystériques et funestes. Que nous
réserve l'avenir selon Huntington ? La guerre des "civilisations". . .
La guerre mondiale des années à venir (ô ombres
orwelliennes !) n'aura pas de causes économiques ou idéologiques (sic),
mais opposera l'Occident et la civilisation islamique, par exemple, ou
l'Occident et la civilisation confucéenne, ou excusez du peu, les deux à
la fois. Les nouveaux "adversaires rivaux" (à moins que ce ne soit
l'inverse, selon un désormais célèbre rapport du Pentagone de 1992),
seront soit un Islam réduit à la caricature d'un fondamentalisme unissant
tout le monde arabe, soit une Chine redevenue péril jaune (mais cette
fois-ci, confucéen !), par son poids économique et militaire retrouvé à
même de dominer l'Asie, soit une Russie expansionniste renaissante (mais
une telle confrontation serait fâcheuse: nous nous devons, n'est-ce-pas,
de renforcer coûte que coûte nos liens avec les civilisations "proches":
la slave-orthodoxe n'a-t-elle pas en commun avec l'Occident l'héritage
chrétien et un intérêt commun à "contenir" l'Islam déferlant ?).
Selon la perspective de Huntington, les conflits et
tueries locaux dont nous sommes les spectateurs obligés et hallucinés en
ex-Yougoslavie et au Moyen-Orient, ainsi que la montée des tensions en
Asie (autour de la Corée du Nord, ou des eaux territoriales dans la mer de
Chine) sont non seulement les signes avant-coureurs de conflits possibles,
mais bel et bien la phase inaugurale de cette nouvelle génération de
guerres. Voilà de quoi réjouir tous les nostalgiques des croisades, tous
les Oliver North et Godefroid de Bouillon en puissance, tous les
irrédentistes de la cultures et de la langue, tous les ennemis jurés de
la nouvelle civilisation de l'universel, humaniste, écologiste et
libertaire, qui se pointait à l'horizon depuis la révolte mondiale de la
jeunesse des années soixante. De quoi réjouir également tous les
ennemis cachés de la démocratie, tous ceux qui pensent qu'elle est
une chose trop sérieuse pour être confiée aux peuples, tous les
groupes d'intérêt particuliers, tous les services spécialisés, qui pour
survivre dans le contexte de crise économique et de l'après-guerre froide
ont besoin de nouvelles professions de foi manichéennes.
Mais l'argumentation de Huntington tient-elle debout ?
Le conflit entre états juif et palestiniens en Israël et dans les
territoires occupés n'a-t-il pas ses origines dans les péripéties de
l'hégémonisme occidental, et la lutte pour le contrôle des sources de
l'approvisionnement pétrolier ? Les mouvements intégristes, sont loin
d'être unitaires, et le plus souvent s'opposent à des états musulmans tels
que l'Algérie ou l'Egypte. La guerre du Golfe fournit en outre une
éclatante contre-preuve à la théorie culturaliste de Huntington; elle prit
naissance entre deux pays islamiques, et la coalition des vainqueurs se
composaient des principaux pays occidentaux plus le Japon, avec la plupart
des grandes puissances arabo-musulmanes, dont l'Egypte et le Maroc, pour
ne parler que d'elles. Quant à l'ex-Yougoslavie, ce serait une caricature
de décrire ce qui s'y passe comme un conflit entre les civilisations
chrétienne et islamique, ne serait-ce que parce que la société
bosniaque musulmane est intégralement européenne et son gouvernement est
le seul parmi les partis en présence à défendre l'idée d'une société
pluraliste et libérale "à l'occidentale" - il s'agirait bien plutôt,
face à l'émergence d'un tel modèle, d'une tentation de régression
caractérisée vers l'idéologie culturaliste, communautariste et ethnocentre
des années 30, donc, d'une tentative de retour à une idéologie typique du
XXème siècle, par des professionnels du pouvoir sans scrupule. Evidemment,
à en croire Huntington (et ceux parmi nos décideurs qui sont peut-être
déjà intoxiqués par ses théories), il s'agirait là de l'ouverture d'une
sorte de second front de la Chrétienté - de la Croix face au Croissant -
s'étendant depuis la Grèce et la Serbie (enfin reconstituée !) jusqu'à la
Russie: celle, précisément, de la fameuse civilisation slavo-orthodoxe,
tous délires messianiques et expansionnistes confondus.
Les théories de Huntington représentent à notre avis un
danger majeur parce que, sous des dehors apparemment réalistes et
raisonnables, elles conduisent droit vers une telle régression de l'esprit
qui, si elles devaient se généraliser (comme il semblerait que dans la
littérature et la pensée actuelles, elles ont sournoisement tendance à le
faire) équivaudrait à une véritable éclipse de la raison. Dangereuses
elles le sont, surtout parce que, comme le démontre J. Hoagland dans une
cinglante réponse critique publiée récemment dans les colonnes de l'International
Herald Tribune, leur prise au sérieux aurait pour effet de transformer
des conflits tangibles d'intérêts économiques, politiques, territoriaux ou
nationaux du monde actuel en confrontations insolubles et inexpiables, dès
lors qu'ils seraient interprétés en termes de choc des civilisations. En
effet, on ne choisit selon cette vision du monde, ni ses genres, ni sa
culture ; on est entièrement façonné, déterminé "élu" par elles. Ainsi la
guerre des civilisations étant perpétuelle, il n'y a d'autre perspective
historique, ni d'autre solution finale, que la domination,
l'asservissement ou l'extermination. Du culturalisme à l'état raciste
hitlérien, il n'y a qu'un imperceptible pas que d'aucuns, inspirés par des
théories légitimantes telles que celles de Huntington, sont en train de
franchir avec la complicité d'autres que l'obscurcissement de la raison
qu'elles propagent fait déjà balancer. Pourtant son argumentation ne fait
que rationaliser des stéréotypes et ainsi redonner licence au retour du
genre de théorie apocalyptique qui avait donné naissance à la deuxième
guerre mondiale. Lorsque de telles théories reçoivent à nouveau un vernis
de respectabilité - Huntington, faut-il le rappeler, est directeur d'un
Center for Strategic Studies de Harvard - et que leurs ravages
risquent de se propager jusque dans les rangs de la communauté
intellectuelle, il y a pour la République des Lettres, péril en la
demeure.
Mais sans doute avant tout l'hérésie qu'il faut dénoncer
à la racine de la pensée de Huntington est la dangereuse simplification
réductionniste qui consiste à faire équivaloir culture et civilisation:
c'est ce que nous nommons ici culturalisme. Si d'une part, on peut
admettre avec l'anthropologie prise dans son ensemble que la culture, les
cultures, sont ce qui, vaille que vaille, fait office d'une seconde
nature, d'une "nature" dans la nature, pour l'homme - et qui donc connaît
la même multiplicité, les mêmes stabilités, instabilités et violentes
mutations que les autres formes de la vie - par contre, il faut concevoir
que la civilisation est ce projet unique, cet horizon commun utopique qui,
en surplombant aussi bien les individus que les cultures, permet leur
entrée en dialogue et leur auto-dépassement perpétuels. Qu'est-ce que la
civilisation, si ce n'est ce qui permet éventuellement de surmonter, au
nom de l'utopie de l'humain, la guerre de tous contre tous des individus
et des cultures ?
(© 1994)
****
Contre
Huntington
par Rubinstein et Charles Crochey
La thèse d'Huntington est exposée simplement: le
système international, autrefois fondé sur la polarité des puissants blocs
soviétique, américain et du tiers monde, est en transition vers un nouveau
système composé de huit civilisations principales. Elles sont occidentale,
japonaise, confucéenne, hindoue, islamique, slavo-orthodoxe,
latino-américaine, et - "peut-être", dit le théoricien - africaine.
"Civilisation", dans son lexique (comme dans ceux de ses prédécesseurs,
Oswald Spengler et Arnold Toynbee), dénote la plus vaste base pratique
d'affiliation culturelle humaine en aval d'une conscience d'appartenance à
l'espèce humaine. La Culture et non la classe, l'idéologie ou la
nationalité, fera la différence dans la lutte des puissances du futur. La
tendance dans chaque bloc est d'aller vers une plus grande "conscience"
civilisationnelle. Les guerres décisives du futur seront combattues le
long des lignes de fracture civilisationnelles, comme celles séparant la
Croatie et la Slovénie occidentale de la Bosnie musulmane et la Serbie
slavo-orthodoxe, ou le Pakistan musulman de l'Inde hindouiste. La
politique occidentale, dans un contexte d'un nouvel ordre, sera
nécessairement dirigée vers le maintien d'une hégémonie mondiale en
déstabilisant les civilisations hostiles militairement et
diplomatiquement, en jouant les uns contre les autres dans un genre
d'équilibre des Puissances, et en apprenant à vivre dans la diversité
totale.
En supposant, pour le moment, qu'il y a huit (et
seulement huit) civilisations, pourquoi leurs futures relations
devraient-elles être orientées vers un conflit? "Les différences ne
signifient pas nécessairement conflit", dit Huntington, mais les
civilisations se heurteront parce qu'elles incarnent des valeurs
politiques et morales incompatibles; par exemple, les idées occidentales
d'individualisme et de démocratie vont à l'encontre des croyances de
nombreuses civilisations non-occidentales.
Quand même cela serait, demandent certains, pourquoi ne
pas vivre et laisser vivre? Pourquoi des valeurs en opposition
généreraient-elles automatiquement une confrontation politique et
militaire? Huntington ne répond pas à la question directement. Il présume
que les civilisations politisées sont des blocs de puissance chacun
luttant naturellement pour la survie, l'influence, et au besoin, la
domination. Heureusement, l'Occident est actuellement au sommet, mais
d'autres civilisations sont finalement en train de développer des
capacités économiques, militaires et culturelles pour défier l'hégémonie
occidentale et refaçonner le monde vu à travers l'objectif de valeurs et
de croyances non-occidentales. (C'est cette vision de l'ascendance
non-occidentale qui rend l'essai du Professeur Huntington si séduisant
pour beaucoup de politiciens du Tiers-Monde). "L'Occident contre le reste
du monde" décrit donc la ligne de fracture la plus probable des futures
relations civilisationnelles.
Est-ce là un nouveau paradigme ou la simple modification
du modèle de la guerre froide que Huntington affirme avoir abandonné?
Certaines différences semblent évidentes: les unités fondamentales du
conflit international sont maintenant des Civilisations, non des Etats; le
monde des civilisations en conflit est multipolaire, non bipolaire; et les
joueurs principaux sont unis par une affinité culturelle plus que par la
classe ou l'idéologie. Mais sous la surface d'une nouvelle image du monde,
les mécanismes familiers sont en action. La pensée de Huntington demeure
limitée par les hypothèses du réalisme politique, la philosophie dominante
de la période de la Guerre Froide. Pour lui, comme pour les réalistes
d'avant, la politique internationale est, surtout, une lutte pour le
pouvoir entre des unités cohérentes mais essentiellement isolées, dont
chacune cherche à avancer ses propres intérêts dans un environnement
anarchique. Huntington a remplacé l'Etat-nation, pièce principale du vieux
jeu de la politique réaliste, par une pièce encore plus grande: la
Civilisation. Mais à bien des égards le jeu lui-même continue comme
auparavant.
Les résultats de cette continuité sont particuliers.
C'est comme si Galilée avait expliqué ses observations télescopiques en
recourant à la physique Aristotélicienne. Les civilisations d'Huntington
sont essentiellement des super-Etats motivés par les mêmes impératifs
d'insécurité et d'auto-développement que l'étaient leurs prédécesseurs
historiques de la Guerre Froide. En conséquence, les politiques générées
par son nouveau paradigme ne sont pas vraiment différenciées de celles
inspirées par le vieil ordre des États et des blocs idéologiques
concurrents. Par exemple, puisque la place la plus sûre dans système
anarchique est au sommet ou en alliance avec un souverain, Huntington
conseille aux occidentaux de se méfier du désarmement, de peur que les
autres civilisations profitent de la démilitarisation de l'Occident pour
modifier la balance fondamentale du pouvoir. Il conseille aussi à
l'Occident de développer "une compréhension plus approfondie" des autres
civilisations, d'identifier "des éléments d'appartenance" comme
d'apprendre à coexister avec les autres. Mais une "coexistence pacifique"
de cette sorte était un principe de base de la stratégie de la Guerre
Froide. Son contexte était une lutte incessante pour le pouvoir dont la
diplomatie était, en fait, une continuation de la guerre par d'autres
moyens. Le conseil d'Huntington - co-existez sans vous battre - demeure
fermement enraciné dans le paradigme de la lutte pour la domination.
Ce qui est nouveau, étant donné le triomphalisme de
beaucoup d'écrits de l'après Guerre Froide, c'est le pessimisme d'Huntington.
Dans un entretien, il dit que l'Occident doit maintenant affronter un
monde dans lequel, "malgré sa prépondérance courante dans le pouvoir
économique et militaire, la balance du pouvoir est en train de changer de
mains". Ce pessimisme Splengerien a des racines dans le darwinisme social
aussi bien que dans le réalisme; dans la lutte pour la survie et la
suprématie, la victoire appartient à la civilisation la plus unifiée
culturellement, la plus déterminée, et la mieux adaptée à la poursuite de
la Puissance mondiale. Par conséquent, Huntington voit le
multiculturalisme - "la désoccidentalisation" - comme une sérieuse menace
pour les intérêts occidentaux. Le théoricien insiste sur le fait que les
politiques favorisant le multiculturalisme menacent "les principes
sous-jacents qui ont été les bases de l'unité politique américaine".
Huntington nous offre-t-il à nouveau le plat réchauffé
de la théorie de la Guerre Froide? La réponse semble malheureusement
claire et évidente. La menace prétendue et les réponses conseillées sont
toutes les deux assurément familières. La menace soviétique s'est
peut-être évanouie, mais de nouveaux ennemis - en particulier, la
"connexion islamique-confucéenne" - tant redoutée met en danger maintenant
les intérêts occidentaux. Deux réponses sont par conséquent exigées: un
mouvement d'unification et de revitalisation culturelle, et un engagement
renouvelé envers la sécurité collective militaire, politique et
culturelle. Tout d'abord, selon lui, nous devons nous occuper de l'ennemi
de l'intérieur, défini comme des "groupes d'immigrants non intégrés et non
blancs". Deuxièmement, puisque "l'Occident est contre le reste du monde",
les occidentaux n'auront aucun choix si ce n'est celui de contracter des
alliances défensives avec des civilisations plus sympathiques et dociles
contre les puissances les plus "autres" et ambitieuses. Huntington
conseille à l'Occident "d'incorporer" les cultures d'Europe de l'Est et
d'Amérique latine, de maintenir des "relations coopératives" avec la
Russie et le Japon, et de "renforcer les institutions internationales qui
reflètent et légitiment les intérêts et les valeurs occidentales. Il ne
nous offre aucune raison de penser que son système civilisationnel demeure
multipolaire. La vieille Guerre Froide est morte, tonitrue-t-il, puis -
sotto voce - Bienvenue à la nouvelle Guerre Froide.
En réponse à la vision d'Huntington, nous ne soutenons
pas que les différences culturelles sont politiquement sans signification.
Les similarités ou différences culturelles peuvent devenir des bases pour
une massive mobilisation politique, mais seulement comme réaction à des
facteurs exogènes que le théoricien n'a pas pris en considération. Ce
serait une erreur de rejeter sa vision d'une guerre civilisationnelle
totale. Sa réalisation n'est que trop envisageable. Mais il est essentiel
de fournir une meilleure explication aux conditions qui pourraient générer
un tel violent conflit des civilisations.
Finalement, la revendication d'Huntington d'avoir
produit un nouveau paradigme dépend de sa capacité à défendre la
distinction entre idéologie politique - base de l'ancien ordre mondial -
et les valeurs culturelles, fondation de sa notion de "civilisation". Le
théoricien le pose clairement dans une réponse adressée à ces critiques,
en maintenant que: "Ce qui compte finalement pour les gens ce n'est pas
une idéologie politique ou un intérêt économique. Foi et famille, sang et
croyance, c'est ce à quoi les gens s'identifient et ce pour quoi ils se
battront et mourront. Et c'est pourquoi la Guerre des Civilisations est en
train de remplacer la Guerre Froide comme le phénomène central de la
politique mondiale".
Les cultures distinctes, de son point de vue, créent des
différences de valeur qui sont de loin plus difficiles à réconcilier que
de simples conflits d'intérêt ou d'idéologie. Huntington semble considérer
que de tels engagements culturels sont primordiaux. Il nous ferait croire,
par exemple, que même si les chinois décident d'emprunter la voie
capitaliste, leurs valeurs "confucéennes" demeureront pour toujours
étrangères à celles de l'Occident. De plus, en associant "foi" à "famille"
et "croyance" à "sang", il laisse entendre que les valeurs culturelles
sont inextricablement liées à l'identité ethnique. Enfin, il confond
ethnicité et civilisation, en assurant que tous les musulmans, par
exemple, font parti d'un vaste groupe ethnique dont les valeurs
primordiales les conduit à persécuter inévitablement les hérétiques, à
voiler les femmes et à établir des régimes théocratiques.
Chaque lien dans cette chaîne d'hypothèses soulève des
questions qu'Huntington ne semble pas avoir prises en considération.
Est-ce que ses huit civilisations sont des groupes ethniques juridiquement
constitués, ou sont-elles des formations multi-éthniques, instables,
unifiées (ou pas) par coercition d'élites, intérêt économique et idéologie
plutôt que par une culture commune? Les "valeurs" dont il discute
sont-elles anciennes et résistantes au changement, ou sont-elles plutôt
des constructions idéologiques d'un cru relativement récent, des synthèses
capables de transformation devant des évènements changeant?
Il semble qu'Huntington ait mal compris le processus du
changement culturel et de la formation des valeurs. Il paraît tout à fait
ignorer que, comme l'anthropologue Nigel Harris l'énonce, "la culture
n'est pas quelque camisole de force mais plutôt de nombreux costumes, que
nous pouvons endosser ou mettre de côté parce qu'ils gênent nos
mouvements". Il ne reconnaît pas non plus jusqu'à quel point les théorie
de l'anthropologie moderne ont miné la distinction entre tradition
culturelle et idéologie. Comme l'anthropologue K. Avruche le relève dans
un article de la Revue d'Etudes Ethniques et Raciales d'octobre
1992: "Traditions" et "Nations" sont des concepts récents et modernes
parce qu'ils sont continuellement impliqués dans le processus de
construction sociale et culturelle. Elles sont inventées et réinventées,
produites et reproduites, selon des contingences complexes, interactives
et changeantes, suivant les conditions matérielles et les pratiques
historiques. Elles sont des produits de lutte et de conflit, d'intérêts
matériels et de conceptions concurrentes d'authenticité et d'identité.
Elles sont enracinées dans des structures d'inégalité. La patine
d'antiquité apparemment requise est liée d'une façon ou d'une autre au
besoin d'identité authentique".
Il est clair que les civilisations selon Huntington sont
des constructions idéologiques aussi "récentes et modernes" que les
nations, et également enracinées dans des "structures d'inégalité". Les
matériaux culturels disponibles pour définir une "civilisation" politisée
sont si riches, variés, et contradictoires que toute définition politique
contemporaine reflète choix faits par des dirigeants modernes en réponse à
des problèmes modernes. Par exemple, la tendance à caractériser la culture
indienne comme exclusivement Hindou ne réussit pas à donner un reflet réel
des problèmes actuels des castes supérieures assiégées par les
revendications des castes inférieures.
Similairement, l'Islamisme moderne est pour beaucoup un
produit du vingtième siècle. Sans doute, certains des matériaux bruts
utilisés dans sa construction remonte au temps du Prophète. D'autres
matériaux, depuis les revenus du pétrole et les communications
électroniques jusqu'aux théories économiques de l'Ayatollah Khomeini, sont
totalement nouveaux. Mais même les plus vieilles traditions ne
représentent pas des valeurs impérissables autant que des attitudes et des
coutumes qui sont elles-mêmes les produits d'un changement antérieur. La
survie des ces coutumes reflète leur plasticité , leur capacité à
participer dans la création d'une culture nouvelle. Et l Les coutumes qui
sont choisies pour la continuation ou le renouveau par les islamistes du
20ème siècle dépend de leur conception de "pertinence", non des diktats
d'une tradition immuable.a femme musulmane voilée qui regarde la
télévision à la maison, fait les courses en public, assiste à des
rassemblements politiques ou travaille dans un bureau, n'est ni la femme
"émancipée" de l'Occident ni la femme mise à l'écart de la tradition
islamique. En effet, jusqu'où les rôles et les attitudes sexuels anciens
peuvent être ou devraient être préservés, est une question débattue, même
dans les cercles fondamentalistes.
Les matières premières de la tradition peuvent être
utilisées pour créer une gamme extrêmement large de "civilisations"
alternatives. Ce qui conditionne principalement la procédure créatrice
n'est pas la tradition autant que les environnements locaux et mondiaux
dans lesquels la culture se développe. Mais Huntington nous ferait croire
que la gamme des choix civilisationnels est strictement limité par des
"valeurs" traditionnelles données.
L'effet de ce déterminisme culturel est de raviver cette
tension particulière de la pensée occidentale qui a vu la Guerre Froide
elle-même comme une Kulturkampf, un choc de civilisations. Dans
l'anticommunisme américain, il y avait toujours une scission, traversant
et coupant la division séparant les conservateurs des libéraux, entre les
interprétations rationnelle/ volontariste et irrationnelles/ déterministes
du comportement communiste. Cette dernière interprétation mit l'accent sur
la force du déterminisme culturel - ce "quelque chose" ineffable et
immuable dans la culture Russe, Chinoise, ou Vietnamienne qui rendait ces
peuples enclins à un totalitarisme agressif.
L'implication logique, à l'époque et encore maintenant,
n'était pas simplement que l'autre était différent, mais qu'il était
inférieur. Si chaque civilisation est le produit (et le prisonnier) de ses
traditions uniques, il n'existe pas de base pour un jugement ou une action supra-culturelle. Presque à la fin de son essai, Huntington peint "un
monde de différentes civilisations, chacune d'elles devant apprendre à
coexister avec les autres". Mais son propre relativisme extrême mine ce
pieux espoir. Si "l'Occident contre le reste du monde" décrit
véritablement un avenir de conflit international, quel autre choix nous
reste-t-il , si ce n'est de défendre "Nos" valeurs héritées contre les
"Leurs"?
(© 1996)
10.02.03
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Résonances .....rs.
La vision du monde de Huntington est celle du "cycle
circulaire des civilisations" ...Celle-ci s'oppose fondamentalement à la vision
"linéaire", des "évolutionnistes" et "universalistes".
Cette approche très "organique"..."charnelle"
...des civilisations est très proche de celle de
Marcel de Corte, docteur en philosophie ... auteur d'un Essais
sur la fin d'une civilisation 1949 . ... qui parle de la fin
de la Civilisation Occidentale à la sortie de la deuxième guerre
mondiale/ Une
"famille de documents" sont consultables via le lien
ci-dessus.
10.02.03
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