Mini-traité ou 
          maxi-faute ? La légitimité de l’UE toujours en défaut
          Roland Hureaux 
          
          Pourquoi Nicolas Sarkozy s’est-il engagé, et cela dès 
          la campagne électorale, à la différence de ses deux rivaux Royal et 
          Bayrou, non moins européens mais partisans du référendum, à négocier 
          et faire voter par le Parlement seul un « mini-traité » européen 
          tenant lieu de constitution ? Est-ce par conviction européenne ? On ne 
          savait pas le nouveau président si attaché aux principes. D’autant que 
          ce traité, s’il est voté, diminuera singulièrement sa marge de 
          manœuvre comme chef de l’État. 
          
          Croit-il nécessaire de relever l’“honneur” de la France, supposé terni 
          le “non” du peuple français et, espère-t-il, après ce beau coup, 
          trouver l’autorité nécessaire pour jouer un rôle en Europe ? Ce serait 
          adopter de manière unilatérale le point de vue de cette partie des 
          élites européennes pour lesquelles le non français et néerlandais fut 
          une incongruité, qui tiennent l’échec de la Constitution pour 
          impensable, qui considèrent que c’est la honte de la France. Ce point 
          de vue n’est pas, est-il nécessaire de le dire ? celui des peuples 
          d’Europe que l’on n’a pas daigné consulter : ce n’est pas par exemple 
          le point de vue de Lech Walesa pour qui le non français fait au 
          contraire honneur au peuple français, démontrant au monde qu’il est 
          toujours épris de liberté. 
          
          Nicolas Sarkozy aurait-il été contraint à cette prise de position ? 
          C’est le plus probable. Il n’a négligé aucune carte pour devenir 
          président. Il n’a ainsi pas négligé de donner des gages clairs à des 
          forces internationales que l’imbrication entre les pays rend, de 
          manière plus ou moins occulte, influents en France. S’il a pris, dans 
          les faveurs de l’establishment le pas sur Bayrou, pourtant 
          europhile lui aussi, c’est en partie pour cela. 
          
          D’autres gages ont été donnés : le choix de Jean-Pierre Jouyet, 
          socialiste et disciple de Jaques Delors aux affaires européennes en 
          est un. Un choix qui a tout pour rassurer Bruxelles
          
          [1]. 
          
          « Toute la Constitution est là » 
          
          De fait, le texte sur lequel les chefs d’État européens 
          se sont mis d’accord à Berlin est beaucoup plus qu’un “mini-traité” : 
          sous une forme plus ramassée il reprend l’essentiel des dispositions 
          du traité constitutionnel rejeté par les Français : présidence stable, 
          visibilité du responsable de la politique étrangère européenne (que 
          pour donner le change on n’appelle plus ministre mais haut-commissaire 
          !), extension du droit de vote à la majorité qualifiée y compris à des 
          secteurs extrêmement sensibles comme l’immigration, la police ou le 
          commerce international, maintien d’une référence à la charte des 
          droits fondamentaux (cf. ci-dessous le commentaire de G. Leclerc). 
          
          Les seules concessions sont cosmétiques : plus de mention du drapeau, 
          de l’hymne, de la devise européens ou même du principe de la « 
          concurrence pure et non faussée » – mais tout cela demeure en dehors 
          de la Constitution. Européen engagé, Jean-Louis Bourlanges 
          s’émerveille du « traité modificatif » adopté le 23 juin : « 
          Toute la Constitution est là ! Il n’y manque rien ! » ; et le 
          Monde (24 juin) peut titrer : « Les symboles disparaissent, le 
          fond reste. » D’ailleurs Berlin, Rome, Madrid eussent-ils accepté 
          le nouveau texte sans cela ? 
          
          Quelle légitimité ?
          
          La stratégie des élites européennes, Commission en tête, est claire : 
          les référendums de la France et des Pays-Bas furent des accidents de 
          parcours malheureux, des ratés imputables à l’imprudent recours de 
          Chirac à une procédure référendaire tenue pour archaïque. Il faut 
          surmonter la crise qui en est résultée en remettant l’Europe sur les 
          rails de la supranationalité avec plus de fermeté et pour cela 
          renoncer aux scrupules démocratiques. Puisque tous les parlements sont 
          sous contrôle, on leur fera avaliser le nouveau texte au pas de 
          charge, avant que les opinions ne se réveillent et le tour sera joué.
          
          
          Le Royaume-Uni ne saurait être un obstacle dans la mesure où on 
          escompte qu’il se verra une nouvelle fois neutralisé par 
          d’avantageuses dérogations.
          
          Plus que jamais l’Europe apparaît ainsi comme la “prison des peuples”, 
          la maison de redressement dans lequel on veut enfermer de gré ou de 
          force les populations qui la composent. Sous des manières policées, 
          les bureaucraties ont toujours été impitoyables. Rien ne les arrête 
          sur la voie qu’elles jugent bonnes. 
          
          Pour Nicolas Sarkozy, le risque est beaucoup plus grand qu’il ne 
          l’imagine. Sans doute n’aura-t-il pas de mal à faire avaliser le 
          nouveau traité par une chambre des députés à sa dévotion. Mais comment 
          ne pas voir qu’un tel escamotage du débat, aboutissant à la dénégation 
          pure et simple du vote pourtant clair du 29 mai 2005, laissera un 
          immense malaise ? Ce vote avait une forte légitimité : par la clarté 
          du résultat, par la profondeur des débats qui l’avaient précédé, par 
          le fait qu’il allait à l’encontre de tous les conditionnements, 
          notamment médiatiques que l’on avait essayé d’imposer au peuple 
          français. Venant après, la ratification d’un traité simplifié par le 
          parlement n’en aura aucune. Elle apparaîtra très vite pour ce qu’elle 
          est : une escroquerie. 
          
          Contrairement à ce que croient encore certains idéologues 
          réactionnaires, la démocratie n’est pas un système contingent lié à la 
          modernité. Elle n’est que la mise en forme moderne d’une condition 
          ancestrale de l’exercice de l’autorité : le consentement, au moins sur 
          les matières essentielles, consentement sans lequel il n’est à aucune 
          époque aucune autorité qui tienne.
          
          En imposant ainsi un ersatz de Constitution européenne aux 
          Français qui n’ont pas voulu du produit original, Nicolas Sarkozy ne 
          délégitimera pas seulement un peu plus l’Europe : il se délégitimera 
          lui-même. 
          
          On ne réforme pas la France de l’extérieur
          
          Il semble, en promouvant ce texte, qu’il fasse sien un projet déjà 
          ancien dans les élites françaises : s’appuyer sur l’Europe pour 
          réformer la France. Davantage d’Europe, donc davantage de réformes. Or 
          c’est précisément cette méthode qui a échoué au cours des vingt 
          dernières années, réussissant à discréditer tant l’Europe que les 
          réformes : échec dont témoignent non seulement par le vote du 29 mai 
          2005 mais encore l’enlisement du processus réformateur tout au long de 
          ces années. La reprendre en la renforçant, c’est agir comme ces 
          idéologues soviétiques d’antan qui, confrontés à l’échec de 
          l’industrie d’État, se proposaient de la relancer par un surcroît de 
          centralisme et de discipline. On connaît le résultat. « Là où Jacques 
          Chirac a échoué parce qu’il n’avait pas la main assez ferme, je 
          réussirai parce je suis plus dynamique et plus résolu » semble dire le 
          nouveau président. Grave illusion. 
          
          Il n’est pas de processus réformateur qui tienne sans légitimité 
          populaire : les grands réformateurs anglo-saxons, Reagan, Mme 
          Thatcher, furent d’abord des patriotes : leurs propositions ne furent 
          acceptées que parce qu’ils n’avaient pas transigé dans la défense des 
          intérêts nationaux et de la souveraineté de leur pays (confrontation 
          des blocs, guerre des Malouines). Le peuple perd le respect de ceux 
          qui ne respectent pas sa volonté. En se délégitimant par le projet de 
          traité simplifié, Sarkozy se condamne à l’échec.
          
          Pire : ceux qui s’estimeront grugés par la procédure — ils devraient 
          être au moins 55 % du corps électoral — n’auront aucun état d’âme à 
          soutenir tout ce qui, face aux différents projets en cours, ne 
          manquera pas de résister, protester, bloquer au cours des mois qui 
          viennent : étudiants contre la réforme des universités, syndicats 
          contre le service minimum, groupes de pression divers contre les 
          inévitables économies budgétaires qu’imposera la contrainte 
          européenne.
          
          Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le vote du 29 mais 2005 est 
          désormais une donnée majeure l’histoire de la France et de l’Europe. 
          Chercher à revenir dessus par des astuces à quatre sous serait non 
          seulement une erreur mais une faute. 
          
          
 
          
          Et la Charte des droits fondamentaux ?
          
          par Gérard Leclerc*
          
          Est-ce une Europe simplifiée qui émergera de ce traité 
          simplifié, négocié dans la douleur à Bruxelles, sous les auspices de 
          la chancelière Angela Merkel, puissamment secondée par le nouveau et 
          dynamique président français ? Oui et non. Oui, parce que le compromis 
          obtenu permet de sortir de la confusion engendrée par les refus 
          français et néerlandais au projet du traité constitutionnel. Non, car 
          l’Europe qui s’est ainsi retrouvée n’a nullement éliminé ses propres 
          contradictions, laissant les fédéralistes amers, la Grande-Bretagne 
          toujours aussi sceptique et les pays de l’Est très réservés sur le 
          sens du projet commun. Peut-être pourra-t-on avancer vers des 
          politiques communes sur des objectifs concrets à propos de 
          l’immigration, de l’énergie et du développement durable, et être plus 
          présent à propos de quelques crises aiguës sur la scène 
          internationale. Mais la question posée par Jacques Delors à l’enseigne 
          d’une fédération d’États-nations demeure problématique, tant que le 
          problème des frontières communes et de l’élargissement n’est pas 
          résolu, avec en plus le casse-tête d’une éventuelle entrée de la 
          Turquie.
          De surcroît, comment prétendre fonder la construction européenne sur 
          l’absence de consentement populaire, sous prétexte qu’un nouveau 
          désaveu du peuple français serait suicidaire ? Sans doute la 
          perspective ambitieuse d’une “Constitution” a-t-elle été abandonnée au 
          profit de quelques règles de fonctionnement. Mais il demeure quand 
          même un malaise qui s’alourdit lorsque l’on perçoit les désaccords qui 
          demeurent sur le sens véritable de l’Union. Est-elle faite pour 
          protéger les pays des violences de la mondialisation ou est-elle au 
          service d’un processus accéléré de libéralisme économique ? Par 
          ailleurs, même si on s’inquiète de certains aspects de la résistance 
          de Varsovie à Bruxelles, une conscience catholique ne peut qu’adhérer 
          aux réserves émises par le président Kaczinski sur la charte des 
          droits fondamentaux.
          Celle-ci, demandent les Polonais, ne devrait porter atteinte en aucune 
          manière “au droit des États de légiférer dans le domaine de la 
          moralité publique, du droit de la famille, de la protection de la 
          dignité humaine, de l’intégrité humaine, physique et morale”. De 
          telles réserves sont significatives de l’ambiguïté d’une Europe qui 
          refuse de reconnaître son lien avec ses origines chrétiennes et 
          surtout ce qu’il implique anthropologiquement. L’idée d’une 
          réconciliation des peuples d’un même continent était magnifique dans 
          le contexte de l’après-guerre, elle devait être au principe d’une 
          construction ambitieuse. Il ne faudrait pas que les ambiguïtés et les 
          dérives en fassent un objet de division, au risque de la désunion 
          morale et civile des peuples.
          
          
          * © À paraître dans
          France 
          catholique n°3078