François Cheng, de l'Académie
française
Y a-t-il des valeurs
universelles?
«Comme certains prétendent que
les valeurs démocratiques occidentales ne sont pas applicables à la
Chine, je me sens en droit de démontrer leur erreur»
2 janvier 2003 - n°1991 - Les
débats de l'Obs
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Le destin humain implique un
certain nombre de faits et gestes communs à tous: naître, mourir,
procréer, affronter souffrances et maux, assumer rêves et désirs, tenter
de vivre en harmonie avec autrui, de transcender le temps par une forme
de création. D’où l’idée de l’universalité qui se vérifie, du moins à ce
premier degré.
Force nous est de constater que la
manière de nommer et d’envisager ces faits varie selon les langues et
les cultures. Qu’en réalité on ne peut atteindre le général que par le
particulier. Cette constatation nous rappelle un point plus essentiel
encore, à savoir que tout être humain est unique. Il ne peut aborder
l’existence terrestre qu’à partir de cette unicité. Cela affirmé, il
convient d’ajouter aussitôt qu’en cet univers créé il n’y a point
d’unicité isolée, à part. On est unique dans la mesure où d’autres sont
uniques. Sinon, on n’est qu’une bizarrerie bonne à être mise dans la
vitrine d’un musée. Pour qu’une unicité puisse se constituer et se
révéler, il est indispensable qu’elle soit en constant échange avec
d’autres unicités; plus l’échange est plénier, plus elle a la chance de
rendre fécond et fécondant ce qui fait sa qualité intrinsèque. En
élargissant cette vérité, il est permis de dire que le particulier n’est
nullement en contradiction avec le général; au contraire, la vraie
valeur d’un particulier se mesure à sa capacité à s’ouvrir à
l’universel. Cela à l’instar d’un arbre qui, certes, est tenu de
s’enraciner profondément dans un sol particulier, de pousser à partir de
ce terreau originel, mais qui, une fois qu’il a gagné l’air libre, ne
met aucune entrave à se nourrir et à jouir de ce que la Création peut
apporter à sa croissance: le soleil, le vent, la pluie, la rosée. Il est
d’autant plus proche de son épanouissement qu’il demeure à ciel ouvert,
dans un état de réceptivité et d’échange, sans qu’en rien il perde de sa
particularité. C’est là, nous semble-t-il, une évidence. Pour nous
convaincre davantage de cette évidence, on pourrait observer encore
l’exemple de grands créateurs humains. Citons, du côté de l’Occident, le
cas d’un Vinci, d’un Rembrandt, d’un Bach, d’un Mozart, d’un
Shakespeare, d’un Cervantès ou d’un Hugo. Il n’y a pas d’êtres plus
particuliers qu’eux, enracinés qu’ils sont dans une époque, dans un
pays, dans une culture. Pourtant tous, ils ont atteint la dimension
universelle et sont capables de toucher les personnes de l’autre bout du
monde, car à partir d’un terroir natif ils ont posé les questions
fondamentales et cherché à y répondre avec toute la profondeur des
aspirations humaines qu’ils portaient en eux.
Compte tenu de ce qui vient d’être
dit, nous pensons pouvoir, concernant le problème des valeurs, avancer
ceci: sont valables les principes qui permettent aux hommes en société
de s’ouvrir vers la plus grande potentialité de Vie. Et puisque nous
parlions de l’Occident, pourquoi ne pas indiquer sans tarder certains de
ses acquis qui sont en accord avec ces principes, notamment ceux qui
sont au fondement de la démocratie: l’inaliénable statut de la personne,
les droits fondamentaux qui la protègent, une liberté de pensée et
d’action dans le respect du bien commun, autant d’éléments – qui,
toujours fragiles, demandent à être sans cesse consolidés – pour
empêcher l’arbitraire et la corruption, pour contrer le risque de la
tyrannie et garantir le légitime développement individuel. Ces valeurs
sont-elles universelles? Elles le sont si manifestement que la question
semble superflue. Pourtant, d’aucuns prétendent qu’elles ne sont pas
exportables, que certains peuples d’autres contrées, pour des raisons
historiques, géographiques ou démographiques, n’en auraient pas
forcément besoin.
Comme certains de ces théoriciens
appliquent ce point de vue à la Chine, mon pays d’origine que je connais
bien, je me sens en droit de démontrer leur erreur. Considérons les deux
courants de la pensée chinoise, le taoïsme et le confucianisme. Le
taoïsme est la doctrine qui a exalté l’idée de la liberté humaine:
celle-ci, selon elle, ne devait obéir qu’à la loi naturelle de la Voie
régie par le Souffle-Esprit. Le confucianisme a surtout mis l’accent sur
la responsabilité humaine au sein de la société. Aussi bien Confucius
que Mencius, son continuateur, ont péché par trop de confiance en la
nature humaine. Ils ont misé sur le souverain éclairé et sur la bonté
innée des gens du commun, et une réflexion conséquente sur le problème
du droit leur a fait cruellement défaut. Mais tous deux ont exalté la
dignité de l’homme, lequel doit participer en troisième à l’œuvre du
Ciel et de la Terre. Leur exigence éthique est proche de celle d’un
Kant. Je ne vois pas ce qui peut empêcher ces deux courants de pensée
d’épouser les valeurs énoncées plus haut.
Comment nier que les principes de
la personne, du droit et de la liberté font partie de ce que l’on peut
qualifier de valeurs universelles? Toutefois, si l’on observe l’état du
monde par rapport à ces valeurs de base, on se rend à l’évidence que le
chemin sera long, un chemin semé encore d’embûches. Même dans les pays
où ces principes sont affirmés, pratiqués, il n’est pas rare, hélas,
qu’ils ne soient pas respectés lorsque ces pays agissent à l’extérieur.
On peut constater en outre qu’ils sont assaillis par d’autres types de
crises qui, devenues aiguës, sont toujours susceptibles d’ouvrir des
brèches par où le monstrueux peut resurgir. C’est dire qu’immense est
notre tâche commune.
Les crises en question ont des
causes profondes d’ordre social et économique, dont il importe de tenir
compte. A un niveau peut-être plus fondamental, je ne résiste pas au
désir, pour ma gouverne, de poser une ou deux questions à cette société
occidentale – qui est, ne l’oublions pas, à l’avant-garde du monde – à
ce moment de son développement historique; car je ne doute pas que ces
questions concerneront l’humanité entière.
Comment, par exemple, endiguer
l’individualisme à outrance qui naît certes de l’exaltation du sujet –
un thème central de la philosophie occidentale –, mais qui finit par
oublier quelquefois qu’un sujet ne devient sujet et ne le reste que
grâce aux autres sujets. Que partant toujours de soi et ramenant
toujours à soi sa mesure de vie et son autoanalyse, laquelle rend ses
complexes toujours plus complexes, l’individu ne peut aboutir qu’à une
impasse. Que l’accomplissement de toute personne n’est pas en soi mais
en avant de soi, tant il est vrai, n’est-ce pas, qu’on ne peut se
transformer en présence qu’en interaction avec une autre ou d’autres
présences. Si j’élargis mon interrogation, j’aimerais demander ceci:
comment rompre la logique duelle fondée sur l’identité du Même et
l’exclusion du tiers? Cette logique a fait la grandeur de l’Occident,
mais, poussée à l’extrême, elle isole l’homme du reste de l’univers
créé, l’installe dans la posture de l’éternel conquérant. Cet homme,
ivre de sa puissance narcissique, «superbe» peut-être, est de fait un
«déraciné», en ce sens que, perdue la chance d’un rapport de confiance
ou de connivence avec les vivants, obsédé par son propre avoir, il n’est
plus tout à fait enraciné dans l’Etre. C’est une erreur d’affirmer que
«l’homme est la mesure de toute chose», car ce serait terrible pour
l’univers quand on sait ce dont l’homme sans frein et sans repentance
est capable. Au contraire, devenu un être de langage, il a pour mission
d’être l’interlocuteur; il sera d’autant plus grand qu’il entre en
relation avec quelque chose de plus vaste et qui cherche à s’élever.
Oui, l’humain est un pari, un devenir. C’est une aventure qui n’a pu et
ne pourra prendre corps et sens qu’au sein d’une aventure plus
prometteuse, plus exigeante, celle de la Vie en devenir. A partir de
cette considération, je me permets d’avancer le point de vue suivant.
Si, dans l’ordre de la Matière, on peut formuler des théorèmes par
lesquels des faits objectifs se vérifient invariablement, dans l’ordre
de la Vie en revanche tout ce qui a lieu résulte toujours d’une
rencontre, chaque fois singulière, entre un sujet et un autre sujet,
entre le sujet et le réel. Prenons les trois Excellences
platoniciennes. La bonté implique toujours une relation réelle et
personnalisée, laquelle revêt un contenu et un devenir chaque fois
spécifiques. Il en va de même pour la vérité de vie. De même aussi
pour la beauté, car il n’y a d’authentique beauté que révélée. Celle
révélée par un tableau de Cézanne, par exemple, résulte de la rencontre
décisive entre le peintre et la montagne Sainte-Victoire. Cette
rencontre se fait d’ailleurs à de multiples niveaux. Du côté de la
montagne, d’abord, entre divers éléments qui la composent: poussée
géologique interne, concaténation des rochers stratifiés, houle des
végétaux sous l’effet du vent, lumière changeante selon les heures, etc.
Du côté du peintre, entre son état présent et toutes les expériences
vécues et assumées, entre son regard personnel et ceux d’autres
créateurs valables qu’il a pu croiser au cours de son cheminement. C’est
alors que, le moment étant enfin mûr, l’interaction entre l’homme et la
montagne est à même de se produire. Et, comme le pensait déjà Schelling,
une vraie œuvre ne se réalise qu’au prix de cet échange en profondeur.
Ce qui se réalise est un Trois qui, né du Deux, dépasse le Deux. Ce
Trois, que les Anciens chinois désignaient par le Souffle du Vide, ne
serait pas sans le Deux. Mais une fois là, drainant la meilleure part du
Deux, il devient une présence en devenir marquée par le dépassement et
la transformation. Incarnant la dimension de l’infini du Deux, il est à
proprement parler la véritable transcendance devant laquelle le Deux
s’incline volontiers. C’est ainsi qu’on peut dire que
l’accomplissement de Cézanne, comme toute personne, n’est pas en
lui-même, mais en avant de lui, quand il consent à tendre vers une autre
présence capable de le révéler, et par là le transfigurer. Tel est
sans doute le miracle humain: de deux finitudes naît l’infini. A
condition, bien entendu, qu’il y ait vrai échange, selon l’absolue
exigence de la Vie ouverte où les trois Excellences observées plus haut
relèvent, en réalité, de la même essence.
C’est ici que, pour revenir à
notre thème des valeurs universelles, nous tentons de mettre en avant un
vocable passablement galvaudé: le dialogue. Ce thème qui d’ordinaire
suggère un moyen passager, un effort supplémentaire ou alors une
complaisance à laquelle on cède, nous l’élevons ici à une dignité
plénière en lui accordant une valeur en soi, proprement universelle.
Nous l’avons dit, l’homme étant devenu un être de langage, sa mission
même est d’être l’interlocuteur, de dialoguer, avec ses semblables
certes, mais sur une plus large échelle, avec la Création entière,
depuis ses éléments constitutifs jusqu’à sa part la plus sublime, la
plus sacrée. Un dialogue généralisé fondé sur la conviction que
l’univers créé forme un tout unitaire et organique où tout se relie et
se tient, où ce qui se passe entre les entités vivantes est aussi
important que les entités mêmes. Le Souffle vital qui les anime toutes
assurant en permanence cette possible communication. Quelle personne,
quelle culture peut réellement respirer l’ouverture et jouir de la
métamorphose sans s’engager dans le plus vaste chemin de Vie qu’est la
Voie où, selon «le Livre des mutations», tout change ne peut provenir
que de l’échange? F. C.
François Cheng, né en Chine en
1929, a été élu à l’Académie française en juin 2002. Il est notamment
l’auteur de «l’Ecriture poétique chinoise» et «Vide et Plein» (Seuil),
«D’où jaillit le chant» (Phébus, 2000), «le Dit de Tianyi» et
«L’éternité n’est pas de trop» (Albin Michel), et «le Dialogue. Une
passion pour la langue française» (Desclée de Brouwer, 2002).