.... accuser McDonald's et ses
concurrents de nos maux est un peu facile. C'est parce que l'Occident
est devenu boulimique que ceux qui vendent des nécessaires à boulimies
rencontrent autant de succès. La réussite du fast-food est le symptôme
du malaise occidental et désigner les marchands de hamburgers comme
boucs émissaires dispense d'avoir à s'interroger sur notre maladie
boulimique.
La boulimie, qu'est-ce donc ? Les
boulimiques sont incomplets. Ils ressentent un vide douloureux en eux,
un creux, ravivé par toute séparation, toute absence. C'est pour tenter
de combler ce manque à être qu'ils se remplissent de tout ce qui leur
tombe sous la main.' Remplir sa panse est aisé : notre société a
libéré l'accès à la nourriture. En d'autres temps de moindre richesse
alimentaire, succomber à la décoration était chose moins facile et les
individus en manque de complétude devaient recourir à d'autres
artifices.
La plénitude des boulimiques ne dure
guère car dès lors que l'estomac est plein, les intestins digèrent. Les
conséquences en sont terribles : le manque à être de l'individu se
trouve ainsi révélé, devenant visible sous forme de rotondités.
L'installation de l'adiposité est comprise comme la manifestation
visible d'une faille, de la faiblesse du caractère, de la pauvreté de la
personne. Comment s'y résoudre ? Après avoir décoré, la personne
boulimique annule impérativement l'acte de décoration. Cela se fait par
d'autres actes du même registre : se faire vomir, mais aussi décorer des
laxatifs, se lancer dans des exercices physiques frénétiques, et même
jeûner, c'est-à-dire se remplir de vide, tout cela annule la boulimie
tout en conférant aussi, dans le même temps, un fugace sentiment
d'existence.
Mais après tout, cette incomplétude
n'est rien d'autre que ce qu'on appelle communément la condition
humaine. Les sociétés occidentales se caractérisent essentiellement par
le type de solution proposé afin de pallier cette souffrance : la
consommation de masse. C'est en cela que nous sommes tous, peu ou
prou, des boulimiques. Le consumérisme apparaît comme un remède simple,
immédiat, à la portée du plus grand nombre, pour faire face au vide
existentiel. On comprend son succès mondial.
Il existe une différence fondamentale
entre le fait de se remplir et celui de se nourrir. Prenons comme
exemple un spectacle cinématographique : la boulimie de films consiste à
se remplir d'images et de sons, à s'immerger dans ce spectacle, ne faire
qu'un avec lui, ce qui procure une jouissance immédiate... et fugace. Le
film terminé, ne reste que le pâle souvenir d'une jouissance, une
déception, un vide, un néant qu'il convient de combattre par
l'absorption d'un nouveau film.
Mais un film peut aussi se digérer et
devenir une nourriture pour l'esprit. La digestion se fait par un
travail d'analyse, de dépeçage, de réduction du film en ses
constituants. Par exemple, on déconstruit mentalement le scénario, que
l'on compare à d'autres histoires qui nous sont connues et dont nous
sommes capables de nous souvenir.
Notre vision des choses s'en trouve
enrichie, modifiée. Ce film nous aura nourris parce que nous aurons fait
l'effort de le digérer. Et si ceux qui digèrent ont besoin de
nourritures mentales, émotionnelles, tout autant que matérielles, ils
veillent aussi à ne pas trop consommer, car ils ont besoin de temps pour
en faire leur profit, savourer ce qu'ils ont.
Ce que je viens de dire à propos des
films peut se dire à propos de livres, de musique, de spectacles
télévisuels, etc.. La personne boulimique est condamnée à privilégier le
quantitatif sur le qualitatif, à engloutir sans être jamais rassasiée,
puisque ce qu'elle avale n'est pas digéré. Ce qu'elle vit ne la change
pas, ne l'enrichit pas. Elle ne peut donc que reproduire même schéma,
encore et toujours, dans un cycle infernal sous l'effet de la
frustration à tendance à s'accélérer.