La volonté d'instaurer des autorités mondiales, chargées
de juger et de punir, répond à la monstruosité et à la perversion
extrême de certains Etats. Les idéologies avaient confié à la politique
le soin de régénérer l'humanité et, au lieu de cela, la politique l'a
terrorisée et détruite. Des Etats, chargés de veiller sur le bien
commun, ont utilisé leur puissance pour écraser les populations laissées
à leur soin. Devant la perversion des politiques, c'est la morale qui
prend le dessus et veut s'attribuer le gouvernement des hommes. La
morale vise à prendre la place de l'État, à s'attribuer son autorité et
sa légitimité à juger et à punir. La justice internationale efface la
limite entre le droit et la morale. Elle instaure un ordre moral
mondial.
Dans l'effondrement des espoirs terrestres et des
visions du monde, la morale devient le substitut des idéologies et des
Etats coupables. Elle exige le statut du politique, qu'elle prétend
surplomber parce qu'elle s'établit sur sa perversion. Elle emprunte
la forme caractéristique des idéologies qu'elle remplace, et dont elle
représente le prolongement. Pour le combat des droits de l'homme comme
pour celui des idéologies défuntes, l'adversaire est coupable, non plus
ici en raison de son appartenance à une race ou à une classe, mais en
raison de son immoralité. Aussi la guerre accomplie au nom des
droits de l'homme n'a-t-elle rien à voir avec les anciennes guerres de
territoires ou de puissance : elle s'apparente plutôt aux guerres de
religion et aux guerres idéologiques, qui traquaient des coupables
davantage que des ennemis de clan.
D'où sa volonté non seulement de juger les criminels, mais de leur
arracher une repentance, de les contraindre à l'aveu, phénomènes
observables historiquement dans les guerres inquisitoriales comme dans
les combats idéologiques. (...)
La justice internationale, pour cette raison, peine à
organiser des procès véritablement démocratiques. Le procès démocratique
met en jeu la difficulté à établir la culpabilité, c'est pourquoi il
exprime un débat entre les parties adverses, et l'on ne peut jamais
savoir, au début, si l'accusé sera déclaré ou non coupable. C'est dans
les procès inquisitoriaux et totalitaires que l'accusé se trouve
coupable avant le jugement : «Non, non, dit la Reine dans le procès du
valet de coeur chez Lewis Carroll : la sentence d'abord, la
délibération après !» – ou encore, chez Kafka, dans La Colonie
pénitentiaire : «Le principe en vertu duquel je prononce est que la
faute est toujours hors de doute. Les autres tribunaux ne peuvent
appliquer ce principe, car ils jugent à plusieurs et ont toujours
d'autres cours plus importantes au-dessus d'eux. Ici ce n'est pas le
cas.» (...)
Si la justice internationale a tant de mal à entrer dans
le cadre démocratique, c'est parce qu'elle est le tribunal de la morale
davantage que du droit. Quoique le droit soit inspiré par la morale,
il représente cependant une médiation entre la morale et le pouvoir, et
il atténue par ses nuances et ses débats la grande violence du pouvoir
qui veut juger directement au nom de la morale. Seul le droit jette
le doute et tergiverse, laissant voir que le monde est gris plutôt que
blanc et noir. La conquête démocratique répond à la volonté
d'instaurer le droit entre la morale et le gouvernant.
Il est assez paradoxal de la part des Européens
d'ironiser comme ils le font sur le manichéisme des Etats-Unis. Les
discours vengeurs de George Bush contre l'«axe du Mal» peuvent faire
sourire ou jeter l'alarme devant un simplisme provocateur et mal placé.
Cependant nous faisons preuve du simplisme lorsque nous identifions
Milosevic, Hitler et Berlusconi à Mussolini.
Ici aussi, les Etats sont en cours de répartition entre
«Etats voyous» et «Etats vertueux», ainsi que les différents programmes
de gouvernements, comme l'indique Alain Lipietz (1) : «Si l'on essaie de
réaliser ce programme vertueux de manière isolée, est-ce que le «vice» –
c'est-à-dire l'ensemble des acteurs qui refusent cet impératif – ne va
pas triompher, dans un monde globalisé et sans règle du jeu, par le
biais de la libre concurrence ? Comment, dans ce contexte, essayer de
protéger la vertu et de contenir le vice ?» Le programme vertueux de
l'auteur se traduit ainsi : «augmentation du niveau de vie et du temps
libre pour tous.» Cette version morale des choses, caractéristique des
âges prémodernes, s'affiche aujourd'hui comme si les Lumières n'avaient
jamais existé : c'est une régression en termes de civilisation. Dans ce
cadre, en Europe, la Serbie, l'Autriche et l'Italie sont des Etats
voyous. Une mise en garde a été adressée à la Hongrie au moment des
élections d'avril 2002 : elle serait devenue un Etat immoral si le parti
d'extrême droite avait fait l'appoint pour l'élection de Victor Orban.
Et ainsi de suite.
Cette impassible certitude avec laquelle nous distribuons
les bons et les mauvais points marque à quel degré le pluralisme des
jugements et des attitudes, le sens de la nuance, l'hésitation civilisée
devant le difficile verdict de la morale pratique, sont en train de nous
quitter. Comme autrefois les jacobins, nous avons commencé à
instrumentaliser la morale pour en faire un outil politique. Ce qui est
la plus grave des erreurs. Nul n'a jamais le droit de faire la
morale à d'autres, à moins qu'il ne soit éducateur ou directeur de
conscience. (...)
En d'autres époques de l'histoire les Européens ont
décrété que comptait seule la puissance, et aujourd'hui, la morale.
(...) Le désir de monopoliser le jugement est une tendance naturelle
aux peuples anciens, un réflexe tribal d'avant la connaissance des
autres. (...) Le désir d'instaurer un tribunal mondial et plus loin
un gouvernement mondial répond à la nécessité de briser la puissance des
gouvernements particuliers, en cas de crimes d'Etat. Il s'agit là
d'inventer une instance de pouvoir capable de remettre en cause des
pouvoirs souverains, en principe indépendants. Et, donc, de remettre en
question le caractère souverain du pouvoir politique, de lui indiquer
qu'il n'est pas seul au monde, qu'il a des comptes à rendre. Qui
récuserait le bien-fondé de ce projet ? Et pourtant, c'est un projet
contradictoire. Pour briser des souverainetés, il instaure un
monopole qui équivaut à une souveraineté surplombante. Qui viendra
au secours de ceux que les instances mondiales pourraient persécuter ?
Imagine-t-on que ces instances seront «toujours bonnes» à l'instar du
gouvernant de Platon ?
Les mêmes, d'ailleurs, qui réclament des instances
pénales mondiales s'inquiètent de l'ampleur de la puissance américaine,
dorénavant capable de régenter le monde. Leur inquiétude est légitime :
il n'est pas bon que toute la puissance gise dans une seule main, car
cette main tremble toujours, et si le pouvoir corrompt, comme on sait,
le pouvoir absolu corrompt absolument. C'est bien parce que tout
monopole est voué, dans le monde humain, à la perversion, que les
Européens se sont toujours acharnés à diviser le pouvoir sur lui-même et
seule la diversité a permis, non pas d'éviter les catastrophes, mais au
moins d'en entraver la marche autant que possible. Si un monde libre
n'avait pas existé en face d'eux, le nazisme et le communisme seraient
probablement toujours là, à moins que l'un n'ait mangé l'autre, ce qui
ne serait pas une consolation.
L'aspiration à la justice internationale indique un déni
de la modernité au sens où celle-ci doute et relativise ses propres
certitudes. Peut-être rend-elle compte d'une sorte de retour à la case
départ. Comment cela, puisqu'il s'agit de l'idée considérée comme la
plus innovante, la plus progressiste, un aboutissement des rêves
historiques (...) La justice internationale juge des crimes hors la
politique et la loi positive, hors la culture et la coutume. Elle juge
les crimes en soi, dans l'indifférence de l'histoire et de la
géographie. Par sa vision de la racine des normes, elle n'a rien à
envier à une Eglise. Elle prétend pouvoir imposer ses normes parce que,
précisément, ce ne sont pas les siennes : elle les a découvertes dans le
sol profond d'une nature considérée comme un état. Elle ne les impose
pas. Ces normes s'imposent d'elles-mêmes. Dit-elle.
L'aspiration à la justice internationale raconte la
naissance d'une nouvelle religion dogmatique, sa naissance, son
implantation et sa montée en puissance. (...) La justice
internationale en appelle à un consensus de la répugnance, et c'est
bien pourquoi elle ne parvient pas à désigner nettement les excès
haïssables qu'elle se donne pour but de punir : la monstruosité des
crimes dépend de la force d'indignation des spectateurs historiques. Si
la désignation des crimes intolérables n'était pas tant liée à la
subjectivité, comment pourrions-nous expliquer l'indulgence vis-à-vis
des crimes communistes ?
(voilà le système René Girard qui apparaît
nettement...boucs émissaires pour retrouver l'unité... Naissance d'une
religion...)
Mais le contenu des normes dogmatiques a été également
transformé. La différence entre l'ancien essentialisme religieux et
celui des droits de l'homme se trouve dans le contenu et la propriété du
naturel. Ce qui est «évident de soi» n'a plus la même définition. Les
normes dont aucune raison ne saurait se défaire ne possèdent plus le
même contenu. Il s'est produit à cet égard ce que Robert Spaemann
appelait une «inversion de la téléologie», au sens où les valeurs
autrefois distanciées de l'individu ont été intériorisées. Spaemann
trouvait chez Campanella, notamment, la racine précurseur non pas d'une
abolition des finalités mais de leur renversement de l'extérieur vers
l'intérieur. Cette nouvelle ontologie, qu'il qualifie d'«ontologie
bourgeoise», correspond à ce qu'on nomme aujourd'hui la perte du sens de
la vie. La vie de l'homme a perdu son sens parce qu'elle est
devenue elle-même le sens. Il n'existe plus de visée ni d'élan en dehors
d'elle. Dans la modernité tardive, la vie biologique de l'individu a
acquis le statut de valeur suprême, à laquelle tout idéal, valeur ou
idée, doit être sacrifié.
Cette inversion trouve déjà des titres de noblesse chez
Rousseau, pour ne citer que lui. On la voit apparaître, influente et
massive, dans les textes de l'après-Seconde Guerre mondiale : «Sauvons
les corps !», s'exclame Camus dans Ni victimes ni bourreaux, en novembre
1946. Devant le terrorisme des grandes idées, les massacres opérés par
des héros nantis d'élans suprêmes, «ma conviction est que nous ne
pouvons plus avoir raisonnablement l'espoir de tout sauver, mais que
nous pouvons nous proposer au moins de sauver les corps, pour que
l'avenir demeure possible». (2)
Le caractère dogmatique de la justice internationale,
quels que soient ses fondements et ses contenus, s'exprime encore à
travers la diversité de ceux auxquels elle prétend s'imposer, négligeant
les critères de ce que l'on entend par justice, en tout cas, en tant
qu'elle est humaine.
(1) Morale et relations internationales, Iris, Paris,
2000, p. 141 et ss.
(2) Gallimard, 1965, Essais, p. 335.