De toujours il est donné à l’homme d’avoir à assurer par
lui-même sa propre subsistance. La satisfaction de ses besoins primaires
lui semble devoir provenir complètement du milieu dont il dépend de même
que ses pulsions lui commandent la recherche de satisfaction dans
l’environnement. Cette double dépendance, intérieure et extérieure, le
place dans une insécurité majeure chaque fois que l’extérieur ne répond
pas à ses propensions instinctuelles. En outre, il n’est pas seul et les
autres sont à la fois dans le champ de ses satisfactions mais aussi ses
rivaux dans un environnement limité.
L’homme primaire (de tous temps) est pris dans ce conflit
entre le besoin des autres pour satisfaire ses pulsions et la rivalité
avec les autres, concurrents vis à vis des mêmes objets de satisfaction.
L’autre ne peut alors être que sien ou ennemi, possédé ou dangereux.
Se nouent ainsi des communautés de possession mutuelle où
pulsions et objets des pulsions sont à peine différenciés, où le groupe
est un grand corps et où ne se séparent pas clairement un et tous,
chacun et ses limites.
La manifestation des pulsions de l’autre est rivalité,
menace, sauf si elle tend à sa propre satisfaction comme dans la
relation nouvelle. La relation confusionnelle du groupe est prise dans
menace permanente intérieure comme extérieure.
Intérieure entre ses membres dont les pulsions sont à la
fois lien et danger. Il n’y a qu’un moyen de rassurer : la domination du
groupe qui réclame alors une force dominatrice, une violence même.
"L’homme fort" l’incarnera, rassurant ainsi la communauté. Le premier
régime politique est institué. La domination du groupe est enjeu des
rivalités, seul le dominateur "maître des pulsions" aura pleine
satisfaction des siennes. Elle est source de sécurité, maintenant sous
son joug tout ce qui n’est pas dans son humeur, favorisant ainsi la
cohésion et limitant les tensions internes. Cette pacification par la
domination n’est-elle pas toujours largement invoquée par nos modernes
dominateurs ? "Placez-vous sous ma loi, laissez-moi vous dominer et vous
vous en trouverez mieux". Ce n’est pas tout à fait faux si cela
s’adresse à l’homme primaire qui réside toujours en nous même et s’en
trouve rassuré. D’autant plus rassuré qu’il est lui-même traversé de
pulsions irascibles ; de là la demande d’un ordre fort dont la violence
est caution de la sécurité, gagnée par la canalisation des pulsions de
la communauté.
La communauté primitive ainsi fondée, pacifiée,
solidarisée se trouve néanmoins confrontée à la question de sa survie :
la horde bouillonnante est tenue sous le joug, se trouve rivale des
puissances environnantes, lieux de pulsions manifestes : les animaux, la
nature même et surtout les autres hommes.
De là émerge l’importance du territoire, cette tranche
d’environnement appropriée à la satisfaction des besoins mais soumise à
la convoitise des autres. Le territoire, globalement objet de
satisfaction et de menace, est aussi à dominer, à s’approprier, il
devient substanciellement confondu avec le groupe, sous sa domination.
Il est à posséder. Sa possession est rassurante mais prise dans le même
conflit du risque d’appropriation par d’autres. La frontière, la limite
est toujours lieu de menace et de danger. Elle doit être renforcée mais
toujours repoussée, l’emprise est toujours condamnée à s’étendre pour
incorporer de plus en plus de satisfaction, de moins en moins de menace.
Evidemment cette extension du territoire aggrave le
risque et le cercle vicieux de la possession est engagé, sans limites.
La guerre, le conflit, la violence sont sa loi, loi fondatrice et loi
dont il faut se défendre par la violence.
La possession, appropriation des biens et des gens, celle
de territoires, est vécue comme vitale à tel point que par la confusion
pulsion/objet de satisfaction elle est substance même de la vie du
groupe et de chacun. L’être est pris dans l’avoir, l’homme est possédé
par sa possession.
L’empire romain est, pour l’Occident, l’exemple archétype
du système politique évolué dont toute une part est fondée sur cette
logique de la domination. La colonisation de la terre paraît nécessaire.
L’idéal monopolistique est celui de la pax, pax romana, ainsi que celui
de la plus grande satisfaction. La violence est son instrument, violence
manifeste ou violence latente.
La lutte pour la vie impose la domination, la horde
devient empire, le territoire propriété privée, la possession chair de
l’homme, chair de la collectivité, une chair de pulsions et de passions.
2 - LA CIVILISATION RATIONNELLE
Sur ce terrain, naît à contre sens une autre voie. Au
lieu de la contrainte des pulsions sous le régime de la violence, des
règles, abstraites de leur substrat pulsionnel, établissent l’ordre de
la société. Le droit est né.
L’état des choses de la société primaire est ainsi
formalisé, rationalisé, normalisé et sont hiérarchisés, classés, les
modes de fonctionnement de la société. Elle se réfléchit et établit ses
normes en privilégiant celles qui sont favorables à son existence.
La loi, le droit, la règle morale prennent le pas sur la
violence. Par la raison, la conscience, l’homme se détache du fond
pulsionnel qui l’habite et, se vouant à la Raison, il s’éloigne de la
"loi de la jungle" de l’ordre primaire. Le pouvoir personnel dominateur
est remplacé par une règle commune, règle de raison, règle normative. La
démocratie est née, la res-publica prend le pas sur le pouvoir de
domination.
Cultiver la Raison est pour l’homme le moyen de
progresser dans l’abstraction de son fondement pulsionnel, dans la voie
d’un idéal formel de perfection.
C’est la naissance de l’homme. L’homme par sa Raison se
sépare et même s’oppose au monde de la violence des besoins primaires.
L’ordre rationnel se substitue à la domination, à la possession, au
territoire.
La catégorie Homme apparaît, à la fois homo sapiens et
habilis, dans sa conscience du moins. En outre, si la Raison est
première par rapport à l’homme : Raison du monde, des choses et de
l’existence de l’Homme, c’est par sa raison individuelle qu’il y accède.
C’est comme cela qu’il se distingue comme individu.
L’homme se définit alors par sa raison, son intelligence,
sa conscience et le développement de l’humanité est développement de ces
capacités et de leur exercice.
Sur le territoire de la possession naît l’Etat. L’ordre
collectif issu de la raison humaine collective, c’est "l’état des
choses". L’Etat politique est l’organisation souveraine de cet ordre
général. L’autre Etat n’est plus foncièrement une menace, mais il
participe d’un ordre universel dont il est partie prenante.
La civilisation est née, caractérisée par le progrès de
la raison, spéculative et opérative et ses incarnations dans l’ordre
social, Etat, Institutions, Organisations, etc.
La Grèce est l’archétype de cette Raison triomphante avec
ses philosophes, sa république platonicienne. Rome s’en inspire et
l’empire est aussi république, état, administration, organisation, ordre
Romain rationnel. La renaissance en retrouve les valeurs et les lumières
les exaltent jusqu’à la révolution qui déifie la Raison pendant qu’elle
élimine la royauté.
Les valeurs classiques de la civilisation occidentale
sont inscrites dans cette logique rationaliste dont l’efficacité
spéculative et opératoire n’est plus à prouver.
Cependant la possession ne se laisse pas défaire et toute
l’histoire de l’Occident est prise dans cette dualité logique. La
civilisation est à l’ oeuvre pendant que la possession poursuit son
entreprise de domination.
On le verra, des ambiguïtés majeures en naîtront. Si
l’homme de la possession s’abandonne au règne des pulsions, l’homme de
Raison, imbu d’idéal, veut ignorer cette autre réalité de lui-même.
C’est en chaque homme que la dualité subsiste.
La civilisation classique veut s’en abstraire et y
échoue. C’est la crise, l’ambivalence de la culture Occidentale.
3 - LES CONTRADICTIONS DE LA CULTURE OCCIDENTALE
a) Le christianisme
On ne peut l’évacuer de l’histoire de l’Occident dans
laquelle il s’inscrit et à laquelle il participe. En son sein le même
débat se joue dont l’opposition intégrisme / progressisme est l’une des
figures contemporaines. Les rapports théologie / philosophie ont été
traversés par le débat entre une foi irrépressible et une raison qui la
rendrait compréhensible.
Les institutions chrétiennes se sont associées avec
l’empire romain et s’en sont trouvé marquées, à tel point que la
chrétienté avec ses empires d’Orient et l’Occident, jamais réunis, a
voulu le reconstituer et le prolonger pour établir son règne. La
philosophie grecque, platonicienne d’abord avec St Augustin, puis
aristotélicienne avec St Thomas d’Aquin est devenue le langage de Raison
philosophique de la théologie. Les valeurs morales normatives du
christianisme se sont faites raison sociale, règle de vie, idéal
collectif. Les lumières et la révolution française ont été pour le
christianisme pierre d’achoppement, et il a fallu attendre pratiquement
le XX ème siècle pour qu’elles soient intégrées et considérées avec plus
de nuances.
Cependant ce sont bien les mêmes valeurs de civilisation
qui ont habité le christianisme comme ses opposants rationalistes, (ex
les droits de l’homme) de même que ce sont des valeurs de possession qui
l’ont habité dans ses visées impérialistes ou inquisitoriales Cela ne
suffit pas à définir le christianisme qui transcende ces oppositions
mais marque sa familiarité avec le débat de l’Occident et la
civilisation classique.
Ce rapide tableau doit être précisé et complété par
l’examen plus attentif des deux termes de ce débat et des conséquences
de ces deux tendances dont le jeu est toujours présent dans notre
actualité qui en voit l’impasse.
b) La société
Dans la première optique, la société est ce groupe
"d’appartenance" où l’individu appartient, est possédé, et,
singulièrement, par celui qui domine.
Le statut est celui de l’esclave, non pas en droit mais
en fait, esclave de ses pulsions, esclave de ce qui s’y oppose et le
maîtrise. La sortie du groupe est trahison de même que toute originalité
qui ne se déduit pas de l’originalité absolue du groupe. Les différentes
formes de nationalisme en sont l’illustration.
Il y a ceux qui appartiennent au groupe, soumis à la loi
du milieu, et les autres, étrangers. Le groupe se justifie dans la
négation des autres ; racisme, xénophobie, en sont les traductions.
L’autre est impropre (sale ! tant dans l’injure que dans le fantasme
hygiéniste). L’appartenance au groupe est privilège qui tient du bon
vouloir du prince. Celui-ci incarne l’unité collective non pas
symboliquement mais mythiquement en nouant les pulsions collectives dans
le creux des siennes par la possession.
A l’inverse, la société est un édifice où les raisons les
plus idéales surplombent les plus secondaires. Tout en haut, l’Etat
structure les grands chapitres de l’organisation sociale et en incarne
les lois et règles de vertu.
Cette société est à l’ oeuvre , oeuvre civilisatrice qui
construit une organisation sociale de plus en plus rationnelle et
développe l’exercice de la raison. Cette société hiérarchisée,
rationnelle, des utopies en ont dessiné les idéaux pendant que se
développaient ses pratiques.
L’état, comme Hegel le soutenait, est bien l’achèvement
de la société humaine en même temps qu’il l’y prépare.
c) Les régimes politiques
Dans le premier sens nous sommes en face de toutes les
formes de monarchie absolue. Depuis le chef de bande jusqu’à l’empereur
en passant par le roi monarque absolu et autres "pères des peuples" et
dictateurs.
C’est dans l’exercice personnel de son arbitraire, signe
d’une puissance qui réfère à la toute puissance (sans limite), que se
reconnaît et se prouve son pouvoir. Il y a tout un discours de type
théologique qui donne à Dieu le visage de ce monarque bien terrestre et
qui permet alors au dominateur de justifier son pouvoir.
Les discours politiques traditionnels et contemporains
nous montrent que cette "vie sauvage" n’a pas quitté le sol de notre
modernité. Il est en effet tout à fait possible de se réclamer d’une
puissance divine, personnelle, ou populaire pour justifier la nécessité
impérieuse de la domination par celui qui en est dépositaire.
A l’inverse, l’Etat de droit réclame une organisation du
pouvoir et une élection des gouvernements en fonction de leur
compétence, du degré de leur raison.
La république avec ses structures de représentation,
élus, parlements, etc. est une organisation fondée sur l’agencement
rationnel de toutes les parties de l’organisation sociale.
A partir des raisons particulières (individuelles) se
construit la Raison générale (la loi) et de la Raison générale se
déduisent les raisons partielles. Le régime politique est une
architecture qui élit ses architectes à l’image d’un Dieu "Grand
Architecte" qui peut aussi bien être remplacé par une Raison divinisée
de même usage.
Nos idéaux démocratiques ressortissent tous de cette
logique lorsqu’ils s’inscrivent encore dans la civilisation classique.
d) La cité
Dans le monde de la possession, la terre, le territoire
sont consubstantiels de l’identité collective et individuelle. Ainsi
chacun se détermine par ses propriétés, son territoire de survie, le
domaine qu’il possède et domine. Ce domaine peut intégrer toute une
population qui s’y amalgame.
On retrouve ainsi une structure d’habitat, soit dispersé,
soit concentré autour d’un centre de domination, comme d’un château par
exemple. Il s’agit alors d’agglomération, au sens d’amalgame, et pas
encore de cités.
Le territoire et l’agglomération confuse sont
caractéristiques d’un monde rural où la terre, la nature, sont le seul
espace et la seule source de subsistance.
L’agglomération urbaine autour des pôles de domination
est caractéristique d’une insécurité plus grande (refuge à proximité du
seigneur féodal, mégalopoles modernes).
C’est avec la civilisation qu’apparaît la cité à
proprement parler. Un ordre rationnel préside à son organisation où
lieux et bâtiments sont définis par leur fonction dans l’organisation
sociale. L’habitat individuel et collectif se justifie par son rôle dans
l’organisation de l’existence et par les fonctions spécifiques des
habitants.
L’espace de subsistance est celui de la conscience et de
la raison dans lequel la nature est intégrée petit à petit par la grande
oeuvre de rationalisation civilisatrice
La civilisation est à proprement parler l’édification de
la cité selon les règles idéales de la Raison , raison pratique et
raison morale, raison commune et raison supérieure. Les hommes
deviennent citoyens, c’est-à-dire partie prenante de la cité, identifiés
à leur fonction dans la cité.
e) Le droit
Il n’y a, dans la société de possession, que le droit du
plus fort. Le plus fort est celui qui domine. Pouvoir et possession sont
équivalents, l’un le principe, l’autre la manifestation mais aussi la
confirmation du principe.
Le droit est objet de possession pour le dominateur. Il a
le droit. Ainsi il dicte sa loi qui se confond avec l’expression de son
bon vouloir. L’expression de sa volonté, la loi, est ainsi la première
défense de son pouvoir. Le droit est au service du pouvoir.
Mais toute revendication d’un droit n’est-elle pas, au
fond, revendication d’un pouvoir, d’un privilège, réclamé auprès d’un
dispensateur qui aurait la puissance d’en donner ou plutôt de le laisser
s’exercer ? Ce pouvoir obtenu par "avoir le droit" n’est rien d’autre
qu’une possession supplémentaire, c’est-à-dire une potentialité de
satisfaction pulsionnelle plus large.
Un certain libéralisme est quelque fois compris ainsi
comme revendication d’un droit à la libre satisfaction des pulsions que
la possession justifie et réclame.
Le droit de l’ordre de la raison est différent. Il est
règle d’organisation, il est définition des limites, définition formelle
qui prévoit le dépassement et ses conséquences rationnelles.
Les droits de l’homme constituent ici le cadre idéal dont
le respect permet l’exercice de la citoyenneté et le progrès individuel
et collectif.
Il y a, cependant, à l’origine de la déclaration des
droits de l’homme quelque ambiguïté et on peut se demander s’il
s’agissait d’une règle de civilisation ou d’une redistribution générale
de privilèges. Les deux sont certainement vraies à la fois selon les
articles (ordre social ou acquisition d’un droit).
On retrouve dans le rapport et l’usage du droit ces deux
positions opposées. Celle du respect (rationaliste) et celle de
l’utilisation comme arme. Il n’y a pas que les honnêtes gens qui ont
recours au droit, à la loi.
f) La religion
Il y a une religion dont l’histoire s’appuie sur
l’exercice d’une toute puissance divine, arbitraire, qui se trouve en
conflit avec l’Autre, démoniaque, qui détruit tout ce qui oppose
résistance. La terre et l’humanité sont le théâtre de l’affrontement des
armées divines contre celles du démon.
L’autre religion est forcément démoniaque et les "grands
satans ou petits satans" sont toujours d’actualité. C’est cette
religion, où dogme signifie loi arbitraire avec ses inquisitions et ses
croisades, que "les lumières" dénoncent à juste titre. Religion où le
passionnel domine, où tous les moyens sont bons pour susciter et
canaliser cette passion. "Un seul Dieu, un seul roi, un seul territoire"
n’est-il pas le slogan qui alimente les mythes de notre histoire
politico-religieuse ? Elle a toujours ses nostalgiques, défenseurs de la
"chrétienté" d’Occident. Toute cette religion s’établit dans cette
logique d’un rapport aux puissances qui a pu s’installer sur le socle
ancien de même logique.
A l’inverse une religion de la construction de la cité
céleste sur terre, cité rationnelle régie par un Dieu de perfections
(abstractions idéalisées des qualités humaines), déploie ses règles de
droit et d’organisation. Elle dénonce volontiers l’archaïsme de la
religion primaire. Cette religion place dans la raison humaine l’idéal
des valeurs et le moteur de la civilisation. L’organisation de la cité
par l’église, déjà à l’ oeuvre dans l’empire romain chrétien, n’a cessé,
jusqu’à il y a peu, d’être un enjeu de l’activité religieuse.
Mais cet enjeu s’est trouvé en concurrence avec le même
enjeu poursuivi par l’idéologie rationaliste. Le Dieu, abstrait par la
Raison, plus n’ayant guère d’avantage sur la Raison divinisée.
g) La philosophie
Il n’est guère possible de parler d’une philosophie de la
possession sinon comme formulation mythique et mystificatrice d’une "loi
de nature" justificatrice du pouvoir de possession. Cette philosophie
"naturelle" est celle que tous les dictateurs utilisent pour justifier
leurs actes et barrer tout esprit critique.
Ce n’est pas une philosophie qui questionne mais qui
affirme d’évidence : "C’est comme ça" et réclame soumission et non
pensée.
La civilisation arrive avec la philosophie humaniste,
oeuvre de raison qui découvre par son labeur les raisons des choses.
Cette philosophie, aussi philosophie morale, développe les processus de
la raison et propose les voies et les règles d’une vie morale et civile.
h) La science
Dans le monde des puissances, la science est un "art de
la guerre", un art de la domination. Armes, stratégies défensives,
offensives, stratégies de possessions en sont les enjeux et les oeuvres.
Sa méthode est empirique. Ce qui s’impose d’évidence à l’expérience est
érigé en vérité et la vérité s’impose à tous, par le détenteur du
savoir. Mais le savoir n’est rien d’autre ici que le discours du
pouvoir, moyen de possession. Ce savoir est d’ailleurs à acquérir et il
fait partie de cet avoir qui fait la puissance. Qui nierait que cette
science est toujours à l’ oeuvre ? Ecoutons nos politiques dans leur
déclaration de vérité et comprenons comment il leur faut se parer de
certitudes incontournables justifiées par l’évidence ou par
l’expérience.
On peut aussi "posséder" des savants, "avoir" des
ressources de compétences pour prouver son pouvoir et l’enrichir. On
préfère ici le savoir acquis que la recherche qui suppose un manque de
savoir.
C’est dans la civilisation de la raison que la science
occidentale a vu son plus grand succès ; en particulier, lorsque la
raison seule et son exercice ont été érigés en critères de vérité. Le
développement de la raison s’est fait raison des choses.
Le développement de la science est corrélatif du libre
exercice de la raison. Son enjeu est ici la compréhension de l’ordre des
choses, des règles du monde, règles selon lesquelles il est ensuite
possible d’agir rationnellement. Les processus naturels dégagés par la
raison scientifique peuvent être reproduits par la raison technique.
L’expérience vaut ici, non par son vécu "empirique", mais comme matériau
d’une organisation logique qui peut s’en dégager (explications
rationnelles).
Cette science débouche sur l’utilité sociale, utilité du
développement de la connaissance et de l’intelligence humaine (progrès
de la connaissance), utilité opératoire dans l’organisation de la cité,
de la vie du citoyen et de toutes les organisations sociales.
i) La personne humaine
Deux conceptions de la personne humaine accompagnent le
monde de la possession et celui de la raison. On pourrait distinguer
l’homme sauvage et l’homme civilisé. L’homme sauvage est par définition
sous la domination de ses intérêts naturels. Il a besoin de les
satisfaire et ils doivent être maîtrisés et combattus pour assurer son
propre bien et celui des autres. C’est pour cela qu’il a besoin d’être
dominé.
Il est une sorte d’animal, plus dangereux que d’autres à
bien des égards, et régi par les mêmes m urs. Une certaine sociologie,
un certain zoomorphisme proposent, comme interprétation, les
comportements animaux pour expliquer et justifier les comportements
humains. La réactivité aux autres et aux choses est le caractère le plus
significatif de la nature humaine, son instinct de domination (ou de
soumission), son instinct de possession (les femmes, les richesses) sont
immédiatement justifiés. Seul les instincts des autres sont à combattre
et malfaisants, s’ils n’appartiennent pas au même corps social. La
justice et l’équité sont hors du champ de conscience et de la nature de
cet homme là. Par contre on lui reconnaîtra aussi de bons instincts dont
l’image animale renforcera la valeur (instinct maternel, paternel,
instinct familial, instinct grégaire, etc. ).
L’homme civilisé est, lui, une intelligence supportée par
un corps. L’homme de raison se caractérise par cette intelligence dont
le développement est oeuvre et agent de civilisation. Son corps est
l’instrument de cette raison par laquelle il est commandé.
Cet homme n’est pas engagé dans la lutte pour la vie,
mais dans la civilisation, progrès de l’humanité, marche victorieuse de
la raison et de l’intelligence humaine.
S’il constate quelque dérèglement, c’est par la raison
qu’il peut y mettre bon ordre. C’est ainsi, que même pour FREUD, l’idée
qu’une intelligence rationnelle des affects et des comportements était
curative, a pu subsister.
Il y a en l’homme civilisé un fond d’irrationnel mais
c’est ce qui est encore en chantier, en voie de rationalisation.
La personne ne se justifie que par ce travail, cette
participation à la civilisation qui en fait le citoyen de l’état comme
de la cité. L’homme citoyen ne peut que trouver dans la raison commune
les raisons de son propre progrès. L’ordre rationnel du monde le domine,
bien qu’il ait à le parachever, à le construire. Cet homme est un
individu social, mais pas tout à fait une personne. Il trouve son idéal
dans "l’honnête homme" du XVII ème siècle qui n’a cessé de prendre des
figures notables jusqu’à ces derniers temps.
j) Les valeurs
Passivité et virilité seraient les deux valeurs humaines
primordiales (féminines et masculines, dit-on). Etre le plus fort,
n’avoir peur de rien, savoir s’imposer, mettre sa vie (et celle des
autres) en jeu, traverser des épreuves violentes, accumuler possessions
et richesses, accomplir ses passions, sont les valeurs d’une forme de
virilité archaïque qui reste fort d’actualité. Rivalité, compétition,
concurrence, gloire, victoire, combats, trophées, parts de territoires à
conquérir restent des valeurs sûres.
La domination patriarcale, monarchique est archétype des
"valeurs traditionnelles de l’Occident" dont on voit bien maintenant les
ressorts intimes et les enjeux.
Parallèlement la soumission des faibles est vertu
lorsqu’il s’agit d’un abandon, confiant, surtout au bon vouloir des
forts. Soumission vertueuse à la loi du plus fort qui sauvegarde l’unité
du groupe et sa cohésion ! Soumission à ses desseins et sa volonté qui
fondent sa puissance et donc la sécurité qu’il représente !
Ce système de valeurs simples (et naturelles dirait-on
ici) se décline dans toutes les modalités de l’existance. L’animal en
est le référent favori (fort comme un lion, rusé comme un renard,
affectueux et soumis comme un chien...).
Les valeurs de la civilisation classique sont toutes
autres. Intelligence, compétence, utilité, progrès, ces valeurs se
réfèrent à des idéaux et à la progression vers eux. Idéaux de la cité et
de la démocratie, idéaux du beau, du bien et du bon, idéaux du type
liberté, égalité, fraternité et toute la cohorte des idéaux que l’homme
vertueux s’efforce d’atteindre.
Cultiver ses facultés dans cette voie et les mettre au
service de ces valeurs, voilà toute la morale de cette civilisation.
Cependant, remarquons qu’il s’agit de valeurs abstraites idéales,
valeurs de conformité même progressives. Bien que valeurs humaines,
elles ne sont pas des valeurs propres de la personne humaine singulière
mais des valeurs normatives extérieures.
L’homme de la possession se sent dépossédé par la
civilisation de la raison. Il lui faudra la posséder par quelque moyen.
L’homme de la raison se sent violenté par la possession.
Il lui faudra la rationaliser par quelque raison. Voilà une source
d’ambiguïté des valeurs.
k) L’entreprise
Elle est un champ d’affrontement de ce débat de la
culture occidentale. Nous en avons vu les deux types, le premier et le
troisième, en introduction avec l’entreprise de possession et
l’entreprise utilitaire. Il faut les situer dans leur contexte.
L’entreprise de possession appartient à cette société où dominent et où
sont dominées les pulsions, où le conflit, la rivalité et la concurrence
règnent, aussi bien que la soumission et l’allégeance.
L’entreprise de possession vise à établir une emprise
dispensatrice de pouvoir et d’avoir, preuves de puissance et de
virilité. C’est là son profit. Dans une telle société, elle s’active à
soumettre et à acquérir, à étendre son domaine et sa puissance et, ce
faisant, elle est en butte aux rivalités. L’entreprise de possession ne
peut être que le fait d’hommes forts, dominateurs, qui acquièrent les
moyens de leur puissance.
Elle se confond toujours avec le jeu des pouvoirs,
politique, social, etc. , en même temps qu’elle est en butte à ces mêmes
pouvoirs.
La guerre économique est son terrain d’élection qui lui
permet de justifier son emprise et ses méthodes. Ses affaires sont
toujours des coups de force avec plus ou moins de subtilité, de
machiavélisme même. C’est ce qui lui donne une grande puissance
d’acquisition et de domination. Mais, dans ce jeu, seuls les plus forts
triomphent, la masse est à soumettre en même temps qu’elle constitue
potentiellement une puissance rivale.
L’entreprise de possession est celle où règnent les plus
grands archaïsmes, même lorsqu’elle s’allie à des puissances de savoir
et de compétence dont elle se défie naturellement. L’université, dans sa
version classique civilisée, restera là toujours suspecte à moins d’être
réappropriée, dominée, possédée. Les fins de l’entreprise de possession
doivent être discrètes, secrètes afin d’éviter d’être déjouées. De ce
fait, c’est l’entreprise elle même qui est secrète et renonce alors à
être l’affaire de tous. Elle reste du privilège de quelques uns.
L’entreprise de la raison utilitaire, s’intègre, elle, à
l’organisation sociale.Elle est articulée à la structure sociale de la
cité et de l’état. Elle n’a pas d’autres raisons d’être que de
participer à l’organisation de la vie collective. De ce fait, l’homme
est subordonné aux buts de l’entreprise eux-mêmes parties prenantes des
buts de la société.
Ce n’est pas avant tout, une entreprise personnelle.
L’initiative individuelle ne se conçoit là que comme participation à un
ordre socio-économique établi et comme contribution au progrès. L’idéal
est la décision rationnelle et l’efficacité qui répondent au besoin de
l’édification d’une société encore plus civilisée.
L’entreprise, dans cette perspective, entre dans la
nature des choses, dans l’ordre de la cité, elle devient l’affaire de
tous et pas de quelques uns.
Cependant elle perd de son caractère d’engagement
personnel pour être surtout un appareil.
4 - DE CONTRADICTIONS EN CONTRADICTIONS
On voit bien là comment s’opposent ces deux types
d’entreprises dans leur rapport au monde, dans leurs justifications,
leurs finalités, leurs valeurs et leurs méthodes.
Il est difficile de classer, à priori, les systèmes
économiques ou politiques définitivement dans l’une ou l’autre de ces
positions, d’autant plus que la réalité occidentale est toujours lourde
de cette ambiguïté. On reconnaîtra cependant deux conceptions et deux
systèmes de valeurs dont le débat est toujours actuel et dont
l’incompréhension mutuelle reste toujours aussi grande. Les exigences de
la civilisation ont quelquefois du mal à être acceptées. La tentation de
les imposer renvoie à la logique de la possession. C’est comme cela que
l’empire romain impose sa civilisation alentour, que le christianisme se
fait par moment, impérialisme, que la raison triomphante de la
révolution se fait terreur. A l’inverse, la possession, se trouve
menacée par le développement de valeurs de connaissance et
d’intelligence, les oeuvres de la raison. Il faut les posséder, et pour
cela y mettre quelque intelligence.
La citoyenneté de privilèges fera les soubassements de la
bourgeoisie, défaisant le pouvoir royal pour établir le sien, cultivant
les valeurs classiques pour garder et développer son emprise.
Le monopole de la Raison, vice de l’idéologie
rationaliste que l’on retrouve dans certaines formes idéales du
socialisme, peut aller jusqu’à justifier son imposition par la lutte. La
lutte des classes, moyens et raisons, en est un produit. Le moralisme de
la culture classique, chrétienne comme républicaine souffre peu d’être
mis en question et va défendre son territoire.
Privilège ou compétence quelle est la source du pouvoir,
quelle est sa consistance et sa justification ? Voilà un débat dont nous
ne sortons pas.
Ces contradictions, l’Occident les porte jusqu’aux
confins de la terre. Conflit de possession encore récent entre l’Est et
l’Ouest au nom de la raison et de la civilisation ! Colonisation
"civilisatrice" négatrice de la raison des autres ! Nationalisme et
protectionnisme exacerbés au nom de la raison économique universelle !
Etat impérialiste, nations civilisées éprises de progrès !
Généralisation des droits de l’homme et commerce lucratif des armes !
Valorisation de la science et de la compétence et dégradation de
l’Université ! Intérêt supérieur de la cité et rivalité des affaires !
De ce débat permanent, largement exporté, l’Occident ne sort pas.
Confronté à d’autre valeurs, à d’autres cultures, il cherche d’autres
voies. La crise actuelle, crise de la civilisation occidentale, met le
monde à la croisée des chemins.
C’est cette confusion des valeurs, la multiplicité des
alternatives qui est en jeu. On y trouve toujours le débat classique,
celui de la possession et de la raison, mais d’autres voies se dégagent
pour en sortir. La logique de la puissance possessive n’est pas toujours
bien vue dans une société civilisée par la raison classique à laquelle
elle s’oppose.
A l’inverse l’idéal de la raison n’a pas produit tous les
fruits attendus et s’il a produit l’homme citoyen, celui-ci y a perdu de
son autonomie, de sa responsabilité, de son libre arbitre.
D’un côté, la responsabilité et l’initiative personnelle,
de l’autre les valeurs d’humanisme et de justice et l’exigence de la
raison. Comment se débarrasser de ce dilemme. Deux voies s’offrent. Soit
se débarrasser des deux termes et c’est le grand courant naturaliste et
mécaniste qui se développe comme modernisme avec la société de
consommation et ses avatars. Soit conjuguer les deux et c’est la
civilisation de l’entreprise qui est en vue, nouvelle civilisation dont
les prémisses sont anciennes mais dont l’émergence est d’actualité.
S’absenter du débat occidental classique, couper avec ses
racines, voilà la tentation moderniste. Elle conjugue, on le verra,
l’absence d’exigence morale et l’absence de responsabilité personnelle.
Le système fait loi, l’homme n’y est pour rien, c’est naturel !
Assumer sa responsabilité personnelle, l’engager dans des
fins humaines de valeur est la définition que nous avons donné pour
entreprendre, lorsque l’entreprise est oeuvre de civilisation mais d’une
civilisation moderne, (du post-moderne) bien différente de la
civilisation classique.
L’Occident peut s’abandonner à la première voie
irresponsable. Les réussites du Pacifique Sud et de l’Asie du Sud-Est
l’y encouragent. L’orientalisme est prêt à fournir ses valeurs qu’on
s’efforce de concilier hâtivement avec une certaine scienticité
occidentale.
L’Occident peut aussi se réveiller et prendre sa
responsabilité, sa part de l’entreprise civilisatrice moderne en
trouvant appui et sur son humanisme et sur sa capacité d’engagement,
c’est-à-dire aux franges les plus favorables de ses deux courants
traditionnellement opposés. C’est là l’enjeu de la crise.
LA TENTATION MODERNISTE
Le modernisme est un mot d’ordre, il est impératif de s’y
adapter, on ne peut y échapper. La façon dont les choses tendent à se
présenter dans l’actualité est un nouveau "mode" de leur manifestation.
Lorsqu’il est différent de l’antérieur, une évolution s’amorce, la
modernité est en marche. Cependant, lorsque cette modernité apparaît
comme un phénomène inéluctable auquel nous sommes livrés, comme malgré
nous alors le modernisme est à l’ oeuvre.
Ce qu’annonce le modernisme comme mode de vie, comme
organisation collective est la nouvelle condition qui nous sera faite.
Il n’y aurait pas d’autre attitude à choisir que l’adaptation. Face au
modernisme, et selon cette optique bien sûr, l’homme n’est évidemment
pas responsable de ce que l’histoire, la nature, l’économie lui offrent
comme mode d’existence. Il n’a certainement pas à rechercher quelque
valeur morale qui lui soit propre. La seule chose qui lui soit demandé :
ne pas faire obstacle au système actuel, s’y laisser aller, ce qui
revient à le favoriser.
Le modernisme apparaît à toutes les époques lorsque la
tradition est rejetée et que ses racines sont dévalorisées. Le
modernisme a, semble-t-il, ses racines dans le futur, c’est un culte du
futur mais d’un futur présent, en train d’arriver.
Aujourd’hui, le modernisme se caractérise par quelques
traits spécifiques :
- La communication universelle.
- Un ordre économique mondial.
- Une plus grande conscience de la nature.
- Une accélération des échanges de tous ordres.
- La disparition des grandes pensées monolithiques et
l’équivalence morale de toutes les opinions.
- L’interdépendance de plus en plus grande des individus.
Bien sûr, le modernisme ne prétend pas que tout est déjà
arrivé mais la société nouvelle est en marche, société médiatique,
société informatique, société économique mondiale.
La tentation moderniste se justifie de rompre avec
l’archaïsme de la possession d’une part, et d’autre part de renoncer à
l’idéalisme de la Raison morale. Elle se présente comme un réalisme
raisonnable, rationnel même, mais d’une raison "qui se rend à
l’évidence" comme abdication, qui reconnaît les liens et les
interactions et ne se réfère à aucun idéal, à aucune perfection, à aucun
humanisme.
Devant la modernité, il n’y a pas d’autre alternative que
de se rendre à la raison, sa raison, ou d’être éliminé. Adapté, intégré
ou marginalisé, éjecté, tel est le sort normal de l’homme au même titre
que tous les composants du système : technologies, organisations,
valeurs, idées, entreprises, modes de vie. Ils ne valent que s’ils
participent au fonctionnement du système et sont naturellement rejetés
(les exclus) lorsqu’ils ne le sont plus ou lorsqu’ils sont usés. C’est
la société de l’éphémère, d’un monde qui, dit-on, va de plus en plus
vite.
Il y a dans tout cela une certaine logique qu’il faut
bien comprendre, logique de la nature, logique du système, logique
mécaniste. Elle répond à certains postulats, certains principes, à une
certaine vision que l’on trouve à l’ oeuvre dans différentes
manifestations, apparemment éloignées quelquefois, de la même tendance.
LA LOGIQUE DU SYSTEME
Le monde est un chaos régi par des lois qui établissent
et régulent son organisation. Les lois de la nature font que la nature
vit selon les cycles qu’on lui connaît :
- Cycle des saisons.
- Cycle de la vie et de la mort.
- Cycle écologique.
La vision naturaliste, mécaniste et systémiste (il faut
différencier systémisme idéologique et théorie des systèmes dont
Bertalanfy n’a jamais voulu un tel usage), considère la réalité :
- Soit comme un ensemble de flux en circulation et en
interaction.
- Soit comme un réseau d’intoraction entre des éléments.
- Soit comme un ensemble de corps, d’objets, en mouvement
selon des trajectoires, lieux d’équilibres de leurs interactions.
- Soit comme des jeux de force dont l’équilibre donne, ou
le mouvement ou la stabilité - cas particulier du mouvement.
Dans tous ces tableaux logiques il y a un certain nombre
de caractéristiques :
- L’élément, l’objet, le corps est à la fois isolé et en
même temps défini d’une façon extrinsèque comme lieu carrefour
d’interactions.
- Dans le système des intoractions tout réagit sur tout.
Il y a dans le monde interdépendance universelle.
Chaque système peut être pris comme élément d’un système
plus large (il n’y a pas de système parfaitement clos dans la réalité).
- Les systèmes sont auto-constitués et autorégulés par
les lois naturelles qui les régissent. Le principe d’homéostasie assure
leur conservation.
- Les états des systèmes, des situations, s’expliquent
par l’équilibre des interactions "entre" les éléments.
- Les forces sont extérieures aux objets du système,
entre eux, dans l’espace intermédiaire.
Dans cette perspective l’homme est objet du système
(système lui-même). Le paradoxe du modernisme c’est, dans ces
conditions, de prôner l’indépendance individuelle comme valeur suprême,
indépendance affublée du nom de liberté (cf. Certaines conceptions du
libéralisme) alors qu’est dans le même temps affirmée l’interdépendance
universelle et l’impossibilité de l’autarcie.
Un exemple en est le phénomène de la mode qui réclame un
conformisme au goût du jour tout en étant pris par ses tenants comme un
moyen de se distinguer. L’originalité n’est pas recherchée en soi-même,
mais dans la mode, dans le mode extérieur à soi qui régit l’actualité,
autrement dit le système.
Voyons quelques conséquences de cette logique :
a) Les valeurs
Les valeurs sont les états du système qui nous
conditionnent. Régies par la loi de l’équilibre des forces ou des
interactions. La notion d’équilibre est particulièrement fondamentale.
En toute chose, il est bon de trouver le meilleur
équilibre, une vie équilibrée, l’équilibre des comptes de la nation,
l’équilibre des échanges, l’équilibre entre les opinions, les idées
équilibrées (le déséquilibré est le fou). La recherche de l’équilibre
dans sa vie, avec son environnement est valable pour l’homme comme pour
les entreprises et les pays.
Peu importe la valeur propre des facteurs en interaction.
Peu importe la valeur de l’homme, ce qui compte c’est son adaptation,
c’est l’équilibre auquel il participe.
Nous sommes sous le régime de l’amoralisme. Tout vaut
tout dans la mesure où seul l’équilibre général compte.
Le modernisme est tolérant mais par indifférence et
complaisance. Il s’adapte à toute les vertus comme à tous les vices dans
la mesure où ils s’équilibrent.
L’établissement de l’équilibre est considérée comme la
loi du mouvement mais l’atteinte de l’équilibre est son achèvement.
C’est au fond la mort qui est la visée inconsciente de la quête de
l’équilibre, le cadavre comme idéal humain latent.
b) La question spirituelle et religieuse
Ce dernier terme a une éthymologie qui renvoie au verbe
relier. La religion peut alors être définie dans cette logique comme le
culte des liens avec la nature, avec l’environnement. On assiste au
développement d’un nouvel esprit religieux, fait d’une révérence de
l’individu par rapport au Tout et à ses lois qui le conditionnent. Le
Tout peut prendre d’ailleurs toutes sortes de figures dont celles de la
nature ou bien le déesse mère GAIA ou bien une conscience cosmique
universelle etc...
c) La nature
Grande matrice générale, source d’une religion dont les
cycles "naturels" sont supports des rites, cycles des saisons, cycles de
fécondité, cycles biologiques. Le digestif avec ses régimes alimentaires
naturels (végétariens, biologiques, etc. ) ; le respiratoire avec son
cycle inspiration, expiration ; le circulatoire avec ses flux dont seule
la circulation importe, sont, parmi d’autres, objets de la plus grande
vigilance. Enjeu : l’adaptation à la nature, se défaire des pollutions
de la culture ... humaine, et retrouver le juste exercice des fonctions
"naturelles". Celles-ci constituent le système interne de l’homme en
totale inter-relation avec le système environnant. Tout cela fait
l’objet d’un véritable culte, culte de l’égo focalisé sur ses fonctions
biologiques, culte des "phénomènes naturels", condition vitale d’un
fonctionnement équilibré.
d) Le syncrétisme
Ce terme désigne habituellement l’amalgame de plusieurs
croyances. Il devient dans notre modernisme le mode d’une approche
néo-religieuse et spirituelle. En effet, le rassemblement des croyances
est une figure du Tout.
En outre, il s’agit principalement de croyances choisies
pour culte d’un tout. Elles se caractérisent par l’idée que le monde
naturel constitué de réalités distinctes, d’individus isolés, est
l’émanation d’un Grand Tout immanent qui en constitue la source et
l’unité intrinsèque.
Notons comment, encore une fois, les éléments
individualisés du monde n’existent qu’en fonction d’un tout qui les
articule et en constitue le jeu des rapports.
Ici on ira de la conscience cosmique, Dieu du panthéisme,
"l’ouvert" des orientaux, ou transpersonnel, l’ordre impliqué
sous-jacent à l’ordre expliqué de la nature.
En particulier, l’engouement pour l’Orient et ses cultes,
pensées et religions est fortement significatif de cette religiosité.
L’abandon au grand Tout en est la loi essentielle.
(Notons cependant que parmi les conceptions évoquées, il
y a toujours en filigrane la possibilité d’un dépassement de ces visions
dualistes ou duellement antidualistes dans une transcendance qui renoue
avec la verticalité pour rejoindre la civilisation moderne dont on
aperçoit déjà l’émergence. L’horizontalité "pure" est plutôt
caractéristique de la vision moderniste et de ses multiples avatars).
e) L’idéologie
Parmi les figures du grand Tout, plaçons l’idéologie. Il
s’agit alors de diverses croyances jouant idéalement le rôle de système
qui décrit la "nature des choses", à laquelle donc, un culte est à
rendre, culte d’adaptation. Il est vrai que la religion traditionnelle a
établi ses fêtes en corrélation avec d’anciens cultes de la nature
(d’anciens modernismes sans doute). Les idéologies modernes rêvent
d’établir des cultes profanes, cultes de "participation" au système
idéologique, culte d’allégeance. Parmi ces croyances idéologiques,
citons le matérialisme scientifique et historique, le libéralisme
économique philosophique, le systèmisme, le psychologisme, l’écologisme,
le holisme...
f) La science
La science autre culte moderniste n’est conçue ici que
comme le dévoilement progressif des lois de la nature.
C’est la même science, en principe, qui vaut pour les
choses physiques, biologiques, pour l’homme et la matière, la société et
le cosmos.
Cette science est dévoilement du Grand Tout et indique
donc les moyens "naturels" d’y participer. Il s’agit là d’un scientisme
qui n’en finit pas de se renouveler, objectivant sans cesse son objet ;
il en élimine soigneusement le sujet (l’homme en tant qu’auteur de la
science). La science ici tend à être critère de Vérité. Vérité
scientifique veut dire vérité avérée. Ainsi s’établit l’équation :
Science = Vérité = Réalité = Nature des choses, dites
alors scientifiques.
La science tisse donc peu à peu le tableau du système de
la Nature avec lequel elle se confond. La technologie comme mise en
oeuvre des "mécanismes naturels" prolonge la science, à la fois pour
contribuer à l’établir (développement de la science) et pour contribuer
à l’intégration de l’homme au système de la modernité : nature, réalité
du monde pour le modernisme.
Le progrès scientifique n’a ici plus rien à voir avec une
progression dans les valeurs humaines, une plus grande vertu de l’homme.
Il est plutôt une évolution, un auto-développement de la science avec le
concours de l’homme, élément du système qu’elle constitue.
g) La communication
Elle joue un rôle majeur dans la religiosité moderniste.
Le monde des media est celui des médiations qui sont inter-relations,
inter-connections, inter-actions. C’est "entre" (inter) que tout se
passe. Les canaux de communication sont comme la concrétisation des
liens entre les facteurs, entre les éléments. Les réseaux de
communications sont l’incarnation du système. Il est clair que
communiquer est avant tout participer au réseau, lui rendre un culte.
Etre comme on dit, branché, est une nécessité vitale, une
norme de valeur. Qui n’est pas dans le coup est hors circuit,
court-circuité, éliminé. L’identité même de l’individu est liée à sa
participation au grand jeu de la communication. Rares sont ceux qui
aperçoivent que cette identification est dépersonnalisation.
L’informatique par le culte qui lui est rendu appartient à cette
religiosité.
Il ne s’agit pas ici de dénoncer l’informatique comme
moyen mais comme fin (le moyen est sa propre fin, auto-générateur).
La caractéristique de ce culte est le développement
technologique qui ne se justifie pas par l’utilité mais par la
participation nécessaire à une modernité inéluctable. C’est comme cela
que l’on apprend aux jeunes des langages dépassés ou sans
correspondances avec des usages réels de l’outil informatique. C’est
comme cela que des établissements scolaires, des associations, érigent
des temples à l’ordinateur. Salles gardées, matériel "visité" mais
inemployé faute de compétence ou d’utilité. L’informatique est un
domaine où on enseigne principalement des savoirs dépassés au nom de
l’inéluctabilité de sa généralisation. Aussi ne s’agit-il pas de
formation ou d’apprentissage mais de culte et de catéchisation.
Seulement si nous nous rendons à l’informatique comme
nous devons nous rendre à l’évidence, nous n’en sommes plus maître,
maître d’en tirer le meilleur parti pour nos propres entreprises.
Que deviennent nos entreprises dans tous ces systèmes ?
Ce sont plutôt ces systèmes, visages du grand Tout qui nous
entreprennent (entreprises-système) et nous engagent à les suivre, à
nous y adapter sous peine d’exclusion ou de maladie.
h) La santé
Il n’est pas possible de passer sous silence l’importance
majeure de la santé dans cette orientation moderniste. Nous constatons
généralement l’accroissement régulier des dépenses de santé,
significatives d’un intérêt de plus en plus important pour la
préservation de celle-ci et, à une inquiétude toujours plus grande pour
la maladie.
C’est que la maladie est de plus en plus comprise comme
dysfonctionnement et le dysfonctionnement est ce qui s’accompagne de
rejet, d’éviction, d’élimination. Le système de la nature élimine ses
déchets et tout ce qui , usé ou a-normal, n’est plus adapté.
L’isolement de l’anormal en est une caractéristique,
jusqu’à celle des personnes âgées, des chômeurs, de ceux qui, par
quelque handicap, ne trouvent plus leur place dans le fonctionnement
normal du système.
La maladie c’est l’anomalie et l’anomalie c’est la non
conformité à la norme du système. Elle fait perdre identité et
considération. Ne déclare-t-on pas fous ceux qui ne suivent pas les
mêmes voies, les voies de la nature des choses et ceux qui remettent en
cause le système (idéologique par exemple).
La santé, au contraire est conçue là comme faculté
d’adaptation, capacité d’établir et de maintenir l’équilibre, intérieur
comme extérieur. La "forme" n’est-elle pas la preuve de la capacité de
circuler, d’être dans le courant, de participer au mouvement du milieu
(toujours naturel). Le développement de moyens de santé naturels est
caractéristique de cette tendance et rejoint le culte lorsque, sacrifier
à ces moyens de santé est preuve de santé (on assiste au développement
des pratiques de santé de toutes sortes ou le syncrétisme est, là aussi,
fréquent).
i) L’économisme
C’est un phénomène majeur de ce courant auquel l’Occident
se laisse tenter depuis il est vrai pas mal de temps. Le temps de
l’époque moderne éprise de modernisme.
Pour comprendre l’économie, il faut repenser le terme
d’économie. La définition courante de l’économisme est celle-ci : "la
production et l’échange de biens matériels, de services (ex. conseils,
gardiennage, entretiens, écoute psychologique, distraction, éducation,
etc..)
La généralisation de cette définition est dans la logique
de l’économisme à tel point que rien n’y échappe, tout peut être analysé
en termes de production et d’échange duel. L’économie devient un grand
Tout.
Envisageons une autre définition de l’économie laissant
de côté l’expression "faire des économies" et en extrapolant l’idée
d’économie ménagère. L’éthymologie du terme économie renvoie à la
gestion des affaires de la maison, la "tenue du ménage" qui a donné le
terme anglo-saxon d’origine française de "management".
Le management , c’est le "ménagement" et l’aménagement
des affaires de la maison. Par extension nous appellerons "économie",
"l’aménagement des rapports entre tous les facteurs et les acteurs de la
vie sociale".
L’économie de la société est donc aussi l’ensemble des
modalités selon lesquelles s’établissent ses usages et ses rapports. On
voit alors que cette définition est plus générale que celle de
l’économie marchande réduite aux biens matériels et qu’elle pourrait
rejoindre celle généralisée de l’économisme.
En fait, on pourrait, dans notre définition, parler de
système économique comme étant l’état des rapports et inter-relations
entre les membres d’une société. C’est là que se noue la divergence
d’avec l’économisme. Pour celui-ci, c’est le système économique qui
régit la vie de la société et son fonctionnement alors que dans la
civilisation moderne, nous le verrons, ce sont les rapports humains,
relations entre les personnes, qui s’expriment selon les modalités
Occident les du système économique.
Pour l’économisme, les lois de l’économie sont des lois
naturelles. Le système économique ne peut que répondre à ces lois. A
moins que l’homme (paradoxalement) ne s’y oppose (comment l’homme
produit de la nature pourrait-t-il s’opposer à la nature des choses,
sinon pour raison d’inadaptation, de maladie donc, cause d’élimination ;
la santé est obligatoire sous peine de condamnation à l’exclusion !...).
Les lois, le système économique, régissent donc nos échanges, malheur à
qui ne consent à s’y adapter.
L’homme est alors agent économique, élément du système
auquel il participe, mais par lequel il est régi. Posté au carrefour des
flux économiques, l’homme est établi sur le circuit de production, le
circuit de consommation, le circuit monétaire, etc.
De là se dessinent deux rôles qui peuvent globalement
s’équilibrer. Celui qui consiste à faire tourner le système économique
et celui qui consiste à en profiter.
Faire tourner le système économique, pour l’agent
économique de l’économisme, c’est consentir à en être un rouage, un
"acteur" mais un acteur asservi qui n’est d’aucune manière auteur
puisque seule la nature par ses lois (économiques) est auteur selon
cette logique. L’homme instrument du système économique, et ainsi de la
nature qui le produit et au développement de laquelle il participe est,
idéalement, cet automate que le robot accomplit dans le modernisme.
En effet, l’homme, toujours naturellement imparfait,
trouve sa justification dans un asservissement d’automate au système
économique et à ses lois.
Ses imperfections conduisent à lui préférer le robot,
travailleur programmable dont le respect des lois qui le conditionnent
est largement plus probable. (il y a bien sûr une autre logique pour
laquelle les robots ont un autre sens, non pas de substitut de l’homme,
de remplaçant ou de prothèse, mais de moyen de ses entreprises).
Lorsque le système économique asservit l’homme, ce qui
est dans sa nature dans cette logique, alors c’est un système
totalitaire ; ce qui est imparable lorsque le système, l’économie, est
le Tout agissant, doué de lois propres qui s’imposent à l’homme.
L’autre disposition vis à vis du système est celle du
parasite. Le principe du parasitage consiste à s’ancrer sur un circuit
pour, au passage, en prélever la substance, en détourner une partie des
flux à son profit. L’agent économique, à la croisée des flux, est bien
placé pour les parasiter. Il peut avoir pour entreprise ce parasitage.
Dans ce cas, il importe pour lui que le système soit le plus riche
possible pour pouvoir prélever son profit au passage. A notre époque
beaucoup "d’intermédiaires" ont compris cela, bien placés au passage,
ils peuvent détourner une partie du courant des échanges à leur profit.
Les fonctions d’intermédiaire sont des plus lucratives.
L’entreprise-système est une entreprise qui, à la fois,
s’intègre dans le système économique et en constitue elle-même un
sous-système. Elle peut, de ce fait, être asservie à l’économie, sous
son entière dépendance ou être parasite du système économique pour en
extraire son profit. De même, elle peut asservir des hommes, aliénés au
fonctionnement de son système propre et être parasitée par différentes
personnes qui en profitent.
Pour l’homme, comme pour l’entreprise, tout est une
question de bilan. C’est aussi une question de compte d’exploitation.
- Décompte de l’exploitation pour le système (charges)
- Décompte de l’exploitation du système (produits)
Charges et produits en termes comptables, il s’entend.
Au bilan, cela se traduira en déficit ou bénéfice pour en
finir en pertes ou profits. Il s’agit bien, toujours là, de la mesure
d’un équilibre des échanges dans un système qui les commande.
Cette comptabilité est le fin mot de la situation de
l’homme ou de l’entreprise dans le système de l’économisme. En tant que
signe, elle est objet de culte. La monnaie est l’Esprit matérialisé de
l’économisme et la comptabilité le rituel identificatoire et le jugement
dernier de cette croyance. Les chiffres parlent, les hommes se taisent.
Le primat de l’économie caractéristique du modernisme et
de sa logique repose donc sur ce principe que les modalités, l’économie
des rapports, conditionnent la société humaine et les relations entre
les hommes.
Ce primat de l’économie se traduit notamment en économie
politique, conception de la société, de son organisation, de son
gouvernement.
On peut distinguer en particulier deux conceptions, de la
même famille, selon que l’on accorde la priorité au système économique
ou à son parasitage (le profit) comme activité essentielle de l’homme.
Etonnamment, chacune de ces conceptions assigne soit à
l’homme soit au système un rôle prééminement inverse de l’activité
prioritaire. C’est un système économique peu fiable qui réclame
l’assistance nécessaire de l’homme, un asservissement volontaire en
quelque sorte.
C’est un système économiquement fort qui, tournant tout
seul, peut supporter le parasitisme des intérêts particuliers.
D’un côté, ce que l’on appelle l’économie planifiée veut
que l’homme maîtrise l’économie en s’asservissant à ses besoins (logique
contradictoire habituelle dans la perspective moderniste).
De l’autre, dans le libéralisme économique, le marché
fait la loi, l’homme "libre" n’a pas à le soutenir, impuissant devant
les lois économiques fatales. Il n’a rien d’autre à faire qu’à tirer son
épingle du jeu, à en profiter, à parasiter le système.
Il est bien évident que des deux côtés existent
parasitage et asservissement selon des modalités différentes. On
comprend aussi combien un "juste équilibre" entre les deux économies est
utile mécaniquement à l’une et l’autre bien qu’insupportable
intellectuellement. Toujours dans cette même optique le libéralisme
économique a besoin d’hommes asservis au système pour le soutenir et
permettre son parasitage. L’économie planifiée a besoin de profits pour
justifier la nécessité "provisoire" de l’asservissement (à
l’entreprise,au système, à la conjoncture).
C’est comme cela que des chantres du libéralisme se
retrouvent demandeurs de subventions, de protection, de soutien des
marchés (l’agriculture de façon criante), pendant que les tenants de
l’économie planifiée veillent à leurs "avantages acquis", pris sur le
système, qui les asservit bien sûr.
Le contrat de travail, dans cette logique, dans ces deux
conceptions mêmes est l’échange d’un asservissement et d’un profit,
contrat de subordination rémunérée.
Le primat de l’économique, selon les deux versions, donne
à la société et à l’état un rôle différent. Dans l’un la société est le
système lui-même que l’état établit et que l’économie régit par son
concours.
Dans l’autre, la société est aussi le système, système de
marché, système économique qui n’a pas besoin d’Etat pour être régi,
alors qu’il régule, comme par une "main invisible", les intérêts
individuels selon ses lois, lois du marché, lois de l’économie, lois des
échanges et donc des interactions économiques.
Au fond, entre ces deux versions d’un même modernisme, la
question est de savoir si l’homme a à prendre en charge la régulation et
le soutien du système économique ou s’il a simplement à n’y pas faire
obstacle et à en profiter. L’Etat d’un côté a un rôle directif, de
l’autre un rôle secondaire. Mais, dans les deux cas, l’Etat est asservi
aux lois de l’économie, qu’il ait à les soutenir contre les parasitages
ou à n’y pas faire obstacle (état libéral). L’entreprise système est la
même dans les deux cas, dans sa nature. Elle est cependant dans un cas
surtout vouée au service du système économique et dans l’autre destinée
à en tirer parti , à en profiter. Cependant, par sa nature, elle tend à
se dissoudre en élément du système économique où sa raison d’être se
trouve entièrement prédéterminée.
Nous assistons, en effet, au développement d’un nouvel
idéal de l’entreprise système où elle se définit par le jeu de ses
interactions avec son environnement clients-fournisseurs et comme lieu
de circulation et de transformation de flux (flux tendus).
Ces transformations doivent devenir de plus en plus
automatiques pour éliminer de plus en plus les paramètres non définis
par le système des besoins et des échanges (élimination de la
subjectivité et des défaillances humaines ; les défauts). Lorsqu’on
arrive à définir un poste de travail comme un lieu d’échange
d’information, n ud d’un réseau maillé de circuits d’information,
l’autorité de l’homme n’est plus qu’une propriété, utile ou non au
système de l’entreprise. Le sujet humain disparaît et, qu’ils y prennent
garde, les dirigeants eux-mêmes, pour tout ce qui n’est pas de leur rôle
(théoriquement automatisable) de traitement de l’information (les
systèmes experts sont là pour ça).
En outre, lorsqu’on prône la plus grande fluidité dans
les circuits de production, de distribution, d’information, alors
l’entreprise devient transparente en tant qu’entité autonome. Elle n’est
plus qu’un maillon d’un système. Les notions de clients, fournisseurs,
producteurs disparaissent derrière le statut général d’agents de
l’économie (seul le bilan asservissement / profit pourra les
distinguer).
La dépersonnalisation de l’entreprise humaine est engagée
et l’entreprise totalitaire n’est pas loin.
Voilà ce que l’entreprise-système du modernisme est
appelée à devenir : un agent économique, dissous dans le système, servi
par des agents économiques de la catégorie humanoïde.
j) La société de consommation
Nous ne pouvons évoquer l’économisme de la tentation
moderniste de notre culture sans évoquer la société de consommation.
Elle est dans la logique de tout ce qui précède. Consommer, c’est
s’incorporer la substance. Lorsque cette consommation n’a d’autre fin
que la subsistance humaine en vue de l’accomplissement de son existence,
alors la consommation reste réduite à peu de chose par rapport à la
société de consommation. Celle-ci exprime une tendance généralisée à
"profiter" de tout ce que peut intégrer, ingérer, l’individu : biens
matériels, affectifs, imaginaires, etc. que peut lui fournir le système
économique.
La consommation est le moteur du système. Elle doit être
suscitée. La publicité y joue un grand rôle lorsque ses pratiques sont
orientées vers des provocations régressives plutôt que vers la
connaissance.
La soif de consommer devient le vecteur de l’activité
humaine, injonction du système socio-économique à laquelle il s’agit de
s’abandonner. La consommation devient ainsi un asservissement autant
qu’une tentative de récupération à son profit dans le compromis
habituel. Les décennies d’après la deuxième guerre mondiale ont été, en
Occident, largement dominées par cette tendance mobilisatrice de l’élan
moderniste, avide de consommer de nouveaux modes de vie, c’est-à-dire de
s’y identifier.
Se dévoile ici un mécanisme du système moderniste :
l’identification. Il ne s’agit pas comme dans la possession
d’identification avec l’avoir mais avec le consommé. L’achat ne vise pas
forcément la jouissance d’un bien matériel, mais la participation au
mode standard d’existence, même lorsqu’il s’agit d’un standard
particulier.
Ainsi les cadres mercenaires de la société de
consommation en ont-ils eu comme bénéfice principal l’identification à
une norme, tendant à s’ériger en modèle général.
On retrouve ainsi ce principe que l’élément du système se
définit (trouve son identité) par le jeu des interactions dont il est
l’objet et qui le détermine de façon extrinsèque. Ainsi "être dans le
coup", "jouer le jeu", "en être" sont-ils autant de justifications pour
répondre aux sollicitations du système économique moderniste. Le
sentiment d’exister ne résulte pas d’une valeur personnelle intrinsèque
mais d’une adaptation à un système de conditionnement extrinsèque.
Consommer, c’est s’intégrer au système pour y trouver
identité, c’est en même temps s’en nourrir (sous tous les plans) comme
le parasite vit sur son support et c’est en même temps le nourrir,
c’est-à-dire faire vivre le système.La question de l’équilibre se pose à
nouveau pour démarquer profiteurs et asservis tous profitant, tous
asservis en quelque mesure. La consommation, comme tout processus
digestif, suppose élimination.
La société de consommation est bien celle de la
pollution, de l’accumulation des déchets. Elle est aussi celle du
gaspillage dans la mesure où c’est la valeur circulatoire qui compte
plus que la valeur intrinsèque des choses. Celle-ci étant négligée, elle
peut être gaspillée à loisir. Il en est des ressources matérielles comme
des hommes. Ainsi le "marché du travail" ne fait-il pas appel à la
valeur des personnes mais à la valeur d’échange de leur activité à
laquelle ils sont réduits par subordination. L’homme est réduit à son
acte et lorsque mécaniquement ou logiquement celui-ci peut
s’automatiser, l’homme robotisé est facilement remplacé par le robot.
Tout le reste de l’humain est déchet pour le système
économique. Le chômage en est le symptôme et ne s’y trompent pas ceux
qui le vivent ainsi. La société de consommation, de l’économisme
moderniste, se nourrit d’hommes et en rejette l’humanité. La
civilisation moderne au contraire est oeuvre de l’homme génératrice
d’humanité.
k) La barbarie
Le modernisme, avec son primat de l’économisme de plus en
plus généralisé, débouche malheureusement mais logiquement sur la
barbarie. Barbarie dont on connaît déjà des échantillons. Barbarie
qu’analyse avec une grande profondeur le philosophe Michel HENRY ("la
barbarie", éditions du Seuil). L’auteur montre comment le modernisme,
expression d’une culture, en nie les racines et absolutise la
manifestation, le système au détriment de ce qui est la source : la vie,
l’homme comme sujet.
Le nazisme est un autre exemple de cette barbarie. Un
système parfaitement organisé, justifié par lui-même, servi par de bons
fonctionnaires, a procédé à l’élimination systématique et méthodique de
millions de personnes, juifs principalement, mais aussi tziganes et
autres inadaptés au système et qui n’y avaient pas leur place.
Méditons sur les "raisons du système" qui, lorsqu’elles
ne sont pas soumises au discernement et à la responsabilité personnelle
de l’homme, vont dans le sens de sa négation dont l’élimination physique
est l’extrémum spectaculaire à la suite de réductions progressives
discrètes et complices. Le libéralisme normatif, et l’étatisme
totalitaire appliquent la même logique selon deux faces opposées d’un
même mouvement.
Cette tendance moderniste est une tentation . Comme on
l’a vu, elle veut nous soulager de la responsabilité personnelle et de
l’exigence morale. Elle nous soulage en même temps de notre liberté et
de notre humanité en en faisant des sous-produits de nos
conditionnements.
Cela ne l’empêche pas d’usurper les termes d’une logique
du primat de l’homme. C’est pour mieux lui promettre l’indépendance sous
condition de son asservissement aux lois de la nature (économique,
scientifique ou autres).
Il est clair, sauf pour ceux qui s’y laissent prendre ou
en profitent, que ce
double langage est pathogène. Il coupe l’homme de ses
racines historiques et ontologiques. Il sépare l’homme de son Etre pour
l’inviter à se laisser gouverner par ses propres manifestations,
individuelles et collectives, ses intérêts, sa science, son économie, sa
réalité, son monde, en les érigeant en systèmes absolus autogénérés.
L’homme réduit au système n’a d’autre issue que de s’y
asservir ou d’en profiter ; comme si l’image du miroir venait à
gouverner le sujet qui s’y mire. Narcissisme suicidaire dont la
tentation ne peut conduire l’homme qu’à fuir sa propre image devenue
toute puissante ou à la séduire dans un renversement où toutes les
entreprises humaines sont mortelles.
C’est pour cela qu’il faut alors oublier qu’il s’agit
d’entreprises humaines pour en faire des nécessités économiques,
réponses aux besoins du marché ou de la société, ce qui revient
strictement au même.
La barbarie moderniste est toute entière dans ce rêve fou
qu’Aldous HUXLEY a stigmatisé dans le "meilleur des mondes". C’est bien
ce meilleur des mondes qu’elle nous promet, celui où l’eugénisme n’est
plus tout à fait la fiction du roman de HUXLEY. La production d’hommes
en fonction des besoins de l’économie, production in vitro avec
dégradation des embryons destinés aux fonctions d’asservissement est
tout à fait équivalente à celle de la production d’embryons destinés à
être surdoués par leur paternité génétique sélectionnée chez des prix
Nobel. C’est déjà à l’ oeuvre. Il est difficile de différencier ce qui
est réel progrès de l’humanité dans la propre maîtrise de son existence
et ce qui est propension à la logique moderniste dont la fiction
machinique est la préfiguration. L’homme servant les mécanismes du
mégasystème par lequel il est lui-même machiné, honorable fonctionnaire
de la déshumanisation. Quelques uns chez nos biologistes pressentent la
direction engagée et ont le courage de s’y refuser.
ORWELL, avec son roman 1984 nous a montré l’une des
figures possibles du système gouverné par le grand ordinateur "Big
Brother". Quand des professionnels de l’informatique se mettront-ils à
discerner la logique de ce qui se prépare, y compris dans le miroir
inversé de l’indépendance individuelle intégrée dans le réseau des
télécommunications grâce à la micro informatique ? Bruno LUSSATO est de
ceux qui pressentent ce qui est à l’ oeuvre ("Bouillon de culture" 1987,
éditions Robert Laffont).
Le modernisme, comme alternative de l’Occident est une
entreprise de déshumanisation. Elle est cependant une entreprise
narcissique et séduisante dans laquelle l’homme occidental peut se mirer
et s’admirer, n’expliquant que par son imitation le succès du Japon ou
d’autres pays orientaux.
Il présente cependant un avantage, c’est sa vision
globale de la réalité. Il se trompe radicalement sur le sens de cette
réalité. Si le sens de cette réalité de l’homme est le conditionnement
de l’homme alors le sens de la vie humaine se perd en pur métabolisme
fonctionnel de participation au jeu du système, au jeu des lois
naturelles. L’enjeu en est l’annihilation de la personnalité humaine ;
l’égo instrument de destruction de soi et d’élimination de l’égo. Par
contre si la réalité et ses systèmes sont compris, dans un autre sens,
comme manifestation de l’humanité de l’homme, alors tous ces systèmes le
servent, non pas comme des opérateurs mais comme des témoignages de son
humanité.
L’édification du système du monde, d’une économie, ne
valent que comme expression symbolique de l’engagement mutuel des
personnes humaines, engagement de l’accomplissement universel de
l’humanité. Tel est le rôle de l’entreprise humaine dans la civilisation
moderne dont nous allons maintenant repérer la perspective à contre sens
de la tentation moderniste.