Je vois une foule d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos
sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils
emplissent leur âme (...). Un pouvoir immense et tutélaire se charge seul
d'assurer leur jouissance, il aime que les citoyens se réjouissent pourvu
qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Que ne peut-il leur ôter entièrement le
trouble de penser ? C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et
plus rare l'emploi du libre arbitre, qu'il renferme l'action de la volonté
dans un plus petit espace et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à
l'usage de lui-même.
Le pouvoir couvre la société d'un réseau de petites règles compliquées,
minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus
originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour
dépasser la foule. II ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les
plie et les dirige. Il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse
à ce qu'on agisse. Il ne détruit point, il empêche de naître. Il ne
tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il réduit
enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et
industrieux dont le gouvernement est le « berger ».