« Aurélie, place la dernière guirlande devant, mais
fais-y très attention »
L'enfant sortit de son coffret en bois, avec la plus
grande précaution, la rangée de pères Noël en porcelaine, et s'avança
vers le sapin. La grand-mère ressentait tous les ans, à ce moment
précis, la même émotion. Elle se souvenait de la première fois que son
grand-père lui avait confié cette tâche, comme une grande marque de
confiance, et de la fierté ressentie.
Le grand-père était mort au front parmi des milliers d'autres du village
et des villages autour.
La guirlande ancienne n'en avait pris que plus d'importance. Enfin son
propre père mourut peu après son retour de captivité dans la guerre
suivante. Il eut toutefois le temps de passer un Noël en France et de
voir en famille le sapin et sa guirlande réunir la famille.
Bien peu de cadeaux, quelques chants de Noël, mais ce bonheur intense de
voir cet éclat dans les yeux des enfants que provoque un arbre illuminé.
La guirlande continuait, d'année en année à rappeler les
Noëls d'antan, les souffrances passées, les disparus de la famille, et à
illuminer les yeux et cœurs des enfants de cette famille française.
D'autres familles en France et dans le monde ressentaient au même
instant cette même impression de bonheur et de paix ; les époques
passaient, avec leur lot de peines et d'évènements, leurs améliorations
parfois aussi, mais Noël restait, même dans les années les plus dures.
Son père avait un jour évoqué un Noël lorsqu'il était prisonnier en
Allemagne, où malgré souffrances et privations, chacun s'était senti
meilleur, plus proche des autres.
Croyants ou pas, tous avaient vécu la magie de Noël, celle qui
transforme le cœur de chacun en cœur d'enfant.
Avait suivi une période de relative prospérité, et repas
et cadeaux avaient pris de l'ampleur.
On voyait maintenant des sapins décorés partout en ville.
Son mari travaillait dans une entreprise importante, et le comité
d'entreprise y organisait tous les ans un arbre de Noël, où les enfants
des salariés, après un spectacle, recevaient jouets et friandises des
mains d'un impressionnant père Noël. La première fois, Aurélie
terrorisée, avait pleuré à la vue de ce gigantesque personnage de rouge
vêtu et à la barbe blanche, si loin par la taille, des figurines en
porcelaine qui composaient la guirlande de son grand-père. Elle en avait
ri elle-même par la suite. Les Noëls d'entreprise des années suivantes
se succédèrent, jusqu'à la fermeture de l'usine.
L'école aussi dressait tous les ans un sapin, et les enfants
s'évertuaient pendant des heures à préparer eux-mêmes des ornements, à
découper des figurines, à peindre des étoiles.
Une nouvelle maîtresse, venue de la ville, décida que les heures de
travaux manuels ne devaient être consacrées à cette décoration. Chacun
apporterait de chez lui boules, guirlandes, clinquant que l'on trouvait
à bas prix dans toute grande surface. On consacrerait une heure ou deux
à l'orner, mais pas davantage. Les enfants furent déçus, mais leurs
parents comprirent que travail et apprentissage devaient primer sur la
fête, et ne s'émurent point de cette restriction. La maîtresse semblait
consciencieuse, il ne fallait pas diminuer son ardeur.
Pourtant, les travaux manuels continuaient à prendre une part importante
dans les horaires scolaires. Tous les artisanats du monde, et la
confection notamment d'objets et de dessins ayant pour thème l'Afrique
occupèrent une bonne partie du trimestre. Comme on l'expliqua aux
parents, toutes les cultures se valant, il fallait dès leur plus jeune
âge enrichir leur horizon par la découverte d'autres cultures. Devant
l'ambition de tels enjeux culturels, les familles furent plutôt
favorables à cette nouvelle méthode ; en outre, l'Inspection Académique
en vanta la qualité, et la presse locale se fit même élogieuse dans un
article consacré à l'exposition réalisée par les enfants, d'objets et de
dessins africains. Un conteur africain vint d'ailleurs clore l'évènement
et subjugua l'assistance par le charme des légendes anciennes, les
couleurs de son vêtement et la musique de sa voix.
Aurélie était émerveillée : plus personne, depuis la mort
de son grand-père, ne lui racontait d'histoires, et tout dans le récit
du personnage lui révélait les beautés du mode de vie africain, la
richesse de cette culture, et l'infini bonté des personnages.
Et l'intérêt de cette nouvelle méthode était double puisqu'elle
permettait aux enfants d'apprendre tout en réalisant. Chaque fabrication
de dessin ou d'objet donnait lieu à une explication de coutumes, à un
petit cours d'Histoire sur l'Afrique.
Et les notes du deuxième trimestre portèrent davantage sur cet aspect
culturel et historique. Ainsi, diverses questions sur les rites
religieux, leur compréhension furent abordées, ce qui tombait fort à
propos, puisque le Ramadan allait commencer.
La maîtresse expliqua la valeur et le mérite des enfants qui réalisaient
ce dur sacrifice ; ils étaient plusieurs dans la classe à s'y soumettre.
Elle rappela que le conteur y avait fait allusion dans un de ses récits.
Chacun des enfants fut invité à donner son opinion, et à raconter une
histoire sur le Ramadan. Certes, les notes des enfants plus familiarisés
avec cette culture, africains ou maghrébins, furent meilleures. Aurélie
n'en fut pas choquée ; elle était habituellement en tête de classe, et
n'avait, cette fois obtenu qu'une note moyenne. C'était normal, se
disait-elle, eux savaient des choses qu'elle ignorait et il était donc
bien naturel que les notes le traduisent. Et puis c'était d'autant plus
méritoire qu'ils souffraient du jeûne qu'impose le Ramadan dans la
journée. Quelques élèves, non musulmans, firent le Ramadan avec eux, par
solidarité, et la maîtresse les en félicita.
A la fin du Ramadan, les enfants musulmans apportèrent des gâteaux et en
distribuèrent à tous ; la maîtresse remercia et en organisa le partage.
Au troisième trimestre, Aurélie fit sa première communion ; bien que ses
parents ne soient pas vraiment pratiquants, ils y avaient tenu et elle
aussi. Le lendemain, elle vint à l'école, toute fière de la petite croix
en or que sa marraine lui avait offerte, et le cartable plein de petits
sachets de dragées. La maîtresse lui demanda d'attendre la récréation
pour en donner, car il y avait beaucoup de choses à faire ce jour-là.
Avant la sortie, la maîtresse prit Aurélie un peu à part.
« Cette croix en pendentif est très jolie, mais tu sais que certains ici
ont d'autres religions, et il ne faudrait pas les choquer par de tels
signes ostentatoires ; je comprends très bien que tu sois contente de la
montrer car on vient de te l'offrir, mais ce serait mieux de ne pas la
montrer. Tu es une bonne élève et je sais que tu me comprendras : ce
sera mieux, pour que tout le monde soit pareil. »
Un peu honteuse d'avoir pu, sans le vouloir, choquer d'autres personnes,
et surtout de n'avoir pas réfléchi au fait qu'elle avait pu nuire à
l'égalité que recommandait la maîtresse, Aurélie était un peu
contrariée. Aussitôt rentrée, elle demanda à sa mère ce que voulait dire
« signe ostentatoire » ; intriguée par cette question, cette dernière
finit par apprendre le contenu de l'entretien et la recommandation de la
maîtresse. « Ce n'est pas grave, tu la porteras sous ton pull, et toi
seule saura qu'elle est là, et c'est ce qui compte », dit la mère,
soucieuse d'éviter tout conflit.
Elle s'en entretint quand même avec son époux, dès
qu'Aurélie fut couchée.
- « C'est quand même étrange, de lui interdire une petite
croix » dit la mère. « On les a enlevés des murs de l'école, cela, je le
comprenais, mais qu'on lui fasse des réflexions pour une petite croix,
alors qu'elle leur a expliqué ce qu'était le Ramadan, qu'il n'y a plus
que des repas musulmans, sans porc, à la cantine, là je trouve qu'elle
pousse un peu. »
- « Oui, mais elle a un peu raison », dit le père. «
L'école doit être laïque, et il ne faut pas que les enfants soient
divisés par ces choses-là ; et puis demain d'autres pourraient bien en
profiter pour venir prêcher, ou exagérer par des tenues trop visibles.
Il parait qu'au collège déjà, des filles viennent avec un tchador, un
voile islamique disent-elles, et que ça a fait des tas d'histoires ; il
y avait des imams barbus à la sortie et les télévisions qui les
interviewaient. »
- « Mais là ce n'est pas pareil, une petite croix ! C'est
quand même dans nos traditions, non ? Nos morts sont bien enterrés avec
une croix, non ? »
- « Que veux-tu, le monde change, et il faut bien faire
avec. »
- « Quand même ! Eux viennent nous expliquer leurs
traditions, et les font même enseigner à l'école, et nous devons cacher
les nôtres ? »
Aurélie cacha sa croix ; on n'en reparla plus.
A la rentrée des classes, Aurélie retrouva la même
maîtresse, ses camarades et quelques nouveaux élèves arrivés récemment
en France. La maîtresse les présenta et expliqua à tous qu'il allait
falloir être très attentif à eux, car ils ne parlaient pas encore bien
le français. L'un d'eux fut installé à côté d'Aurélie, bonne élève, qui
pourrait ainsi mieux l'aider. Aurélie fit tout ce qu'elle put, au cours
des semaines, pour lui recopier certaines leçons, lui expliquer certains
mots.
Enfin, vint la période de Noël qu'Aurélie aimait tant.
Chez elle, un petit calendrier muni de fenêtres qu'elle ouvrait selon le
chiffre du jour, chaque matin en se levant, traduisait son impatience.
Vers le quinze décembre, on commença à décorer le sapin. Aurélie avait
le privilège de placer la guirlande ancienne du grand-père, son petit
frère s'occupant de placer boules et clinquants sur les branches
inférieures.
Aurélie eut soudain une idée : « Si je prêtais la guirlande pour le
sapin de l'école ? » Sa mère sembla un peu contrariée :
- « cette guirlande est très fragile, et j'y tiens
beaucoup, tu le sais. »
- « Oui mais je voudrais tant que les autres la voient ;
il faut savoir partager, nous a dit la maîtresse. Tu te souviens après
le Ramadan de tous les enfants qui avaient apporté des gâteaux de chez
eux ? Et puis le conteur qui était venu nous expliquer des traditions de
là-bas, et tous les objets que nous avions fabriqués pour connaître les
coutumes de tous ces pays. Oh maman, j'y ferai très attention ; tu sais
bien que je suis soigneuse. »
A contrecœur, la mère finit par céder. Après tout, le
grand-père serait sans doute content de voir sa descendance si généreuse
et ouverte.
Le lundi avant Noël, Aurélie toute fière, présenta à la maîtresse le
coffret de la précieuse guirlande.
La maîtresse fit un curieux sourire et lui demanda de s'asseoir et
d'écouter. « Les enfants, cette année, nous avons décidé de ne pas faire
d'arbre de Noël ; vous savez tous que Noël est une fête religieuse et
que certains enfants ne la fêtent pas. Afin qu'ils ne se sentent pas
exclus, nous avons donc décidé de ne plus privilégier nos fêtes. »
Aurélie se mit à pleurer sans le moindre bruit. Tout se mit à tourner
dans sa tête, les Noëls de son arrière-grand-père en captivité que lui
avait racontés sa grand-mère, les années où son père licencié avait fini
par trouver un sapin, on ne sait comment, le soir même du 24 décembre,
les Noëls du comité d'entreprise, le bonheur d'être ensemble et de
penser à tous, vivants ou disparus. Et on lui parlait aujourd'hui de
tout cela comme propre à exclure ?
Son chagrin était immense ; qui avait-elle exclu ? Quelle
tradition avait-elle refusé d'accepter dans celles qu'on lui avait fait
apprendre et même appliquer l'année dernière, en fabriquant tous les
objets africains que la maîtresse avait voulus ? Avait-elle refusé
d'écouter le conteur, de partager les gâteaux de fin de Ramadan,
d'écrire la leçon que la maîtresse avait faite sur cette coutume ?
Non, elle avait tout accepté, travaillé avec soin… et on
lui refusait d'offrir ce qui était le plus précieux à ses yeux d'enfants
: la guirlande de son grand-père, le sapin de Noël…
On venait de tuer une âme d'enfant, méthodiquement,
scientifiquement. Pas pour le plaisir, pour l'efficacité : toute trace
de tradition, d'identité devait être effacée afin de céder la place à
d'autres. Certains brûlent le drapeau, d'autres suppriment les sapins de
Noël mais tous ont un point commun : la naissance d'un enfant à
Bethléem, qui plaçait l'amour au-dessus de toute autre valeur, il y a
deux mille ans, et la civilisation qui en fut engendrée les dérangeaient
au plus haut point. Et cette haine, par méthodes, leçons, violences ou
interdits est le seul cadeau qu'ils donnent aux âmes d'enfants qui n'ont
que l'amour à offrir.
Pour détruire un pays, commencez par tuer les âmes
d'enfants, c'est beaucoup plus facile. Un sapin peut parfois y suffire.
Isaac de Barbanègre
Ce conte est tiré d'un fait divers malheureusement vrai.
Une institutrice française, en décembre 2002, a refusé à tous les élèves
de son établissement de fêter Noël pour « ne pas choquer les enfants
musulmans ».
Déjà, en novembre 2001, dans le petit village de Telgate
en Italie qui compte 15 % d'étrangers, le 25 décembre, jour de Noël, a
été rebaptisé « fête de la Joie interculturelle ».
En mars 2003, une école maternelle du nord de
l'Angleterre a interdit l'histoire des « Trois petits cochons », dont le
succès auprès des enfants pouvait offenser la communauté musulmane.
En octobre 2003, le juge Mario Montanaro ordonne le
retrait d'un crucifix dans une salle de classe d'une école primaire d'Ofena
en Italie, car « la présence du crucifix dans les salles de classe
véhicule l'adhésion implicite à des valeurs qui ne sont pas en réalité
l'héritage commun de tous les citoyens » L'homme à l'origine de la
plainte se nomme Adel Smith, un converti musulman et président de
l'Union des Musulmans d'Italie, connu pour avoir comparé le crucifix à «
un petit cadavre qu'il faut éliminer ».
En décembre 2004, le maire de Sydney en Australie a
réduit à un modeste sapin la décoration de Noël de l'hôtel de ville,
afin de ne pas heurter les communautés non chrétiennes.
Toujours en décembre 2004, une école primaire du nord de
l'Italie voulait retirer le mot « Jésus » d'un chant de Noël pour ne pas
froisser ses élèves musulmans et le remplacer par « vertu ». Elle a dû y
renoncer.