Le premier amour peut-il devenir un
dernier amour ?, s'interroge Gérard Depardieu dans le dernier film
d'André Téchiné. Sous un titre révélateur - Les temps qui changent -
le film symbolise magnifiquement la résurgence du sentiment amoureux
par une génération qui croyait avoir appris à le soumettre ou même à
l'éradiquer au profit du désir roi. Dans cette période charnière de
quatre décennies qu'évoque en filigrane le réalisateur, il y a eu la
révolution des années 60, le nomadisme charnel, suivi des années
Houellebecq-Breillat-Millet. C'est-à-dire une disqualification
croissante par les milieux intellectuels du lien amoureux soupçonné de
brider la conquête de nouveaux champs d'expérimentation sexuelle.
Or, par un curieux retour des
choses, jamais le sentiment amoureux n'a paru avoir autant le vent en
poupe. Au cinéma, après Jean-Pierre Jeunet ou François Ozon, Claude
Berri explore l'amour quinqua (L'un reste, l'autre part ), Ziad
Doueiri celui des adolescents beurs (Lila dit ça) tandis qu'Eugène
Green prend des accents lamartiniens dans son très romantique Pont des
Arts. Le filon éditorial, qui nourrit la presse féminine, ne cesse lui
aussi de grossir. «L'éditeur vit d'amours tarifés», souligne avec
amusement l'un des grands éditeurs de la place. C'est par centaines de
milliers d'exemplaires que se vendent, en vrac, les romans de gare
type Harlequin, les ouvrages sentimentalo-savants, ou les drames
passionnels de la jet-set. Sans oublier les cogitations solos à la
Bridget Jones destinées à nos quatorze millions de célibataires en
quête du grand amour...
Tout cela fait-il une tendance de
fond ? Oui si l'on en croit une mosaïque de sondages qui placent la
réussite sentimentale au premier rang des aspirations de nos
concitoyens. Certaines enquêtes apportent même une touche ironiquement
décalée dans notre période de simplification du divorce : selon une
étude BVA publiée ce mois, 79% de nos compatriotes entre 18 et 35 ans
jugent que le mariage «n'est pas dépassé», et 83% en font un
engagement «pour la vie» dont la première motivation est... l'amour.
Toujours.
Ce qui a priori devrait faire
ricaner les plus jeunes, élevés dans un bain médiatique où l'on
s'amuse de la création récente au Québec d'une très sérieuse
PornAcademy destinée à de jeunes postulants «harders» pour films X. Or
c'est précisément l'inverse. Une étude menée en décembre dernier par
l'Inserm confirme que les jeunes adultes ont pour principale
aspiration la «création d'un couple monogame lié par une forte
relation amoureuse». Traduction : sans l'âme soeur, la vie sera ratée
! Ce discours étonnant des plus jeunes rencontre celui des 40-60 ans,
revenus du nomadisme sexuel des dernières décennies, et celui, moins
connu, des seniors, dont l'espérance de vie accrue se combine avec une
vie amoureuse prolongée. Tout cela aboutit à un résultat véritablement
étonnant : jamais la quête d'un amour, non plus opposé mais réconcilié
avec le désir - ce qui est la grande nouveauté -, n'a paru aussi
puissante dans les aspirations de nos concitoyens, toutes classes
d'âges confondues.
«L'amour sentimental marque
indubitablement un retour en force», confirme l'historien Jean Claude
Bologne, auteur d'une remarquée Histoire du célibat et des
célibataires (Fayard) qui complète son Histoire du sentiment amoureux
parue chez Flammarion. Ce qui - paradoxe - aurait tendance à rendre
les relations entre amants toujours plus instables. «Autrefois,
poursuit Jean Claude Bologne, l'amour passion avec la maîtresse,
l'amour sexuel avec la prostituée et l'amour conjugal avec l'épouse,
étaient dissociés. Aujourd'hui le couple marié - pacs ou concubinage
non officiel - doit assumer les trois fonctions. Résultat : dès que le
sentiment s'affadit, le duo se trouve condamné faute de savoir
transformer un amour passionné en un lien conjugal, plus apaisé.»
Si les couples se désagrègent, ce
n'est donc pas que l'amour est en crise. Mais que l'on en attend
beaucoup trop. Et le phénomène social est d'autant moins maîtrisé
qu'il est récent. Pendant longtemps, l'Eglise a en effet tenu la
passion amoureuse pour suspecte : trop fragile. Au XIIe siècle, après
d'âpres débats, on l'a finalement acceptée, du bout des lèvres, comme
«la moins honnête des raisons de se marier» (sic). Ce n'est qu'à
l'époque romantique, sur le thème de la passion inatteignable (je
t'aime, c'est impossible, je me suicide) qu'elle se trouve
réhabilitée. Avec un renfort inattendu du politique : «Après la
débâcle de 1870, certains milieux revanchards français voulaient plus
de sentiments dans le mariage, espérant que les enfants, nés de
passions torrides, seraient plus tard de meilleurs combattants»,
raconte Jean Claude Bologne. L'amour devant préparer la guerre, il fut
même question de l'inscrire dans les devoirs du code conjugal !
A chaque période, l'amour social a
donc ses raisons que le coeur ignore. «Le renouveau sentimental actuel
est indissociable du retour du religieux», analyse ainsi Nathalie
Brion, présidente de Tendances Institut, spécialiste des
socio-tendances des Français. Dans des sociétés où Dieu est mort, seul
le sentimentalisme amoureux donnerait à chacun un semblant
d'immortalité. «En s'opposant à notre individualisme exacerbé,
poursuit Nathalie Brion, l'amour se transforme en idéologie. Et il
peut prendre des formes très diverses, du couple monogame au besoin
irrésistible d'être aimé socialement, ou de se dépenser dans une ONG.
C'est en ce sens qu'il faut aussi analyser le formidable élan de
solidarité créé par le tsunami.»
L'amour, nouvelle valeur refuge
d'une société déboussolée par la solitude et la perte du sacré ? Tout
cela ne rend en tout cas pas la rencontre de l'âme soeur plus aisée. A
l'heure du speed-dating et de l'amour internet, des SMS passionnés et
des grandes foires de la Saint-Valentin, jamais la recherche du grand
amour et la construction d'une vie à deux n'ont paru aussi simples
dans leur objet et complexes dans leur réalisation. «La révolution
sexuelle a pulvérisé les tabous, ironise Anne-Sophie, une jolie
trentenaire divorcée. Mais le paysage sentimental est aujourd'hui un
champ de ruines. Pour associer amour et désir, passion et longévité,
il faut tout réinventer.»
Dans cette grande période de
«désordre amoureux» - le mot de Bruckner garde toute son actualité -
cette recréation du couple s'inspire tantôt d'un «cocooning»
sentimental et fusionnel - d'où le retour à la fidélité, nouvelle
valeur en vogue -, tantôt du libertinage des célibataires - d'où
l'autre mode, concomitante et contradictoire de l'échangisme -, tantôt
enfin d'expérimentations singulières. Dans A trois (Editions JC
Lattès, 2004) par exemple, un homme et deux femmes, tous trois sous le
même toit, racontent la saga de leur famille triangulaire, toujours
unie depuis vingt ans. Pas graveleux pour un sou, le livre amène
surtout à une conclusion : l'amour, aujourd'hui, est un laboratoire.
Par Marc Durin-Valois