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Présentation : Extrait du
livre "La question Suisse" ... "Manifeste de l'euroscepticisme
rationnel" de François Schaller,
consultable, dans sa totalité sous
http://www.question-suisse.com/
que j'ai trouvé via
http://www.polemia.com/index.php
Extraits : le désintérêt
pour les Etats nationaux en Europe occidentale
n’était pas, comme on le croit souvent, la conséquence de la
mondialisation, mais bien l’une de ses causes premières.
en
relation
.... démocratie totalitaire ... racines culturelles
...racines chrétienne de l'Europe ...rendez à César ce qui à César et à
Dieu ce qui est à Dieu ...Nul ne peut avoir deux maîtres ... Le veau
d'or ...Capitalisme ... mondialisation ...démocratie et droits de
l'homme ... l'Occident rationaliste dualiste face à la Vérité
relationniste trinitaire .. multiples Uns en UN ...
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Auteur:
François Schaller
Source:
http://www.question-suisse.com/
Date :
avril 2005
François Schaller
LA QUESTION SUISSE
Manifeste de l’euroscepticisme
rationnel
Copyright: Falstaf Prod,
avril 2005.
PREFACE
La Suisse n’a pas voulu, et
ne veut toujours pas adhérer à l’Union Européenne. Dixième puissance
économique du monde, avec à peine sept millions d’habitants, le pays
se trouve pourtant au centre géographique du continent. Cette
anomalie génère un malaise permanent, en Suisse comme en Europe. Les
Suisses sont encore nombreux à se demander pourquoi, et surtout
comment leur pays pourrait résister à la vague de fond qui incite
les Européens à multiplier les institutions communes. De son côté,
l’UE peut-elle avoir le sentiment de réussir dans ses ambitions de
grande puissance intégrante et fédéraliste avec cette petite
Confédération helvétique plantée comme une tache au milieu du
continent?
Que dire, que faire pour
que les Suisses adhèrent? Quand vont-ils se décider? Faut-il les y
contraindre? Vaut-il seulement la peine de tenter de les convaincre?
L’Union Européenne doit-elle tout simplement les ignorer? A
contrario, est-ce vraiment nécessaire que la Suisse fasse comme les
autres? Est-ce même souhaitable pour les Européens? Ses pratiques
politiques, ses exigences démocratiques si tatillonnes ne
poseraient-elles pas davantage de problèmes à l’intérieur de l’Union
qu’à l’extérieur? Enfin, est-il vrai que le modèle Suisse, comme on
ne cesse de le suggérer, peut inspirer l'Europe dans ses tentatives
fédéralistes et démocratiques? Il y a de toute évidence une
«question suisse» en Europe.
Cet ouvrage donne des
réponses en général peu compatibles avec les éternels clichés sur la
Suisse et les Suisses isolationnistes, bornés et profiteurs. Des
solutions de pensée qui ne correspondent guère à l’image usée d’une
Union Européenne bonne par essence, allant naturellement «dans le
sens de l’histoire, pour faire avancer le monde dans la bonne
direction, la Suisse restant seule à quai». La méthode se réclame
d’une philosophie politique et analytique imprégnée d’euroscepticisme
rationnel (par opposition aux points de vue identitaires
malheureusement trop répandus parmi les anti-européens de l’ensemble
du continent). Elle part de cinq grands lieux communs sur la Suisse:
démocratie directe, fédéralisme, neutralité, protectionnisme, secret
bancaire.
L’introduction et les deux
premiers chapitres ont été rédigés en automne 1999. J’avais
interrompu à l’époque mes activités de journaliste pour me consacrer
à ce qui devait d’abord être un ouvrage d’actualité. J’envisageais
de le publier en 2002, dix ans après le mémorable vote populaire du
6 décembre 1992 (qui avait placé la Suisse à l’écart de l’Union
Européenne, de manière beaucoup plus durable que prévu).
Ce projet a pris une toute
autre tournure quand l’hebdomadaire zurichois HandelsZeitung,
filiale suisse du groupe de presse européen Axel Springer, m’a
proposé de reprendre en janvier 2000 la direction de ses deux
magazines francophones édités à Genève. L’achèvement du livre, avec
des exigences continuelles d’actualisation, devint dès lors
laborieux. Plus tard, la recherche d’un éditeur, suisse ou français,
s’est avérée encore plus difficile. La combinaison des approches
philosophiques et d’actualité ne rendait guère aisé l’abord d’un
manuscrit sans doute trop ambitieux. Les refus succédèrent aux
refus, pour des raisons diverses qu’il
est toujours difficile d’interpréter avec sérénité sur le moment.
Découragé, j’ai finalement renoncé.
Plus
tard, l’envie de développer d’autres thèmes s’est heurtée au
souvenir encombrant de ce texte inabouti. En janvier 2005, une
relecture m’a convaincu que le fond du propos ne vieillissait guère.
Il devait être débarrassé de nombreux éléments contingents. J’ai
décidé de le retravailler en vue d’une diffusion sur Internet. J’ai
surtout remis en forme les trois derniers chapitres, supprimé une
conclusion devenue quelque peu banale, et un appareil de notes trop
précis. J’ai fait en sorte de me replacer avant septembre 2001, de
ne pas tenir compte de ce qui s’était passé dans le monde, en Europe
et en Suisse depuis lors (sauf à la fin du chapitre sur la
neutralité). Je ne suis pas sûr d’y être complètement parvenu, mais
je ne crois pas que d’éventuels anachronismes pourraient nuire à la
lecture.
Introduction
L’EUROSCEPTICISME EST UN DEVOIR CIVIQUE
En 1992, l’Europe fut entraînée dans un débat
politique d'une rare solennité. Il s’agissait pour chaque pays de la
Communauté de ratifier le Traité sur l’Union Européenne, appelé
aussi Traité de Maastricht. Etape décisive dans l’unification
économique, mais surtout politique du continent, dont la vocation
fédéraliste se voyait clairement confirmée, et qui allait donner
l’euro sept ans plus tard. Au début du mois de juin, les Danois
commencèrent par refuser les termes de l’accord par référendum,
laissant aussitôt apparaître la fragilité des bases politiques sur
lesquelles l’Europe se construisait. Quelques jours plus tard, les
Irlandais acceptaient le Traité dans une proportion de plus des deux
tiers des votants. Les autres Etats-membres se contentaient
prudemment d’une ratification par leurs Parlements.
Trop risquée, l’idée d’organiser un vaste référendum
à l’échelle européenne, surtout défendue dans les milieux
économiques, avait été écartée par les chefs d’Etat. Dans les grands
pays, seul François Mitterrand, principal artisan de Maastricht, eut
le courage de soumettre directement le traité aux citoyens français.
L’importance de la France dans le processus d’intégration allait
évidemment donner à cette consultation nationale une dimension
continentale. En cas de rejet, l’unification politique de l’Europe
eût à coup sûr été reportée, peut-être même enterrée. Comment
l’Union européenne aurait-elle pu exister sans la France?
Rétrospectivement, il est assez troublant de penser que l’avenir de
l’Europe fut ainsi remis au seul jugement des citoyens français. Le
succès du référendum, il est vrai, semblait acquis. Au début de
l’été, les sondages d’opinion donnaient seulement 32% d’opposants à
Maastricht.
La date du vote fut fixée en hâte au 20 septembre.
Pendant des semaines, la classe politique française, largement
favorable au traité, ne changea guère son rythme de travail estival.
Mal lui en pris, car la saison se prêtait particulièrement bien à
la communication horizontale: cafés du commerce, commentaires et
joutes politiques sur les terrasses, entre vacanciers. A la fin du
mois d’août, à trois semaines du scrutin, les sondages indiquaient
que le non à Maastricht avait gagné un point de pourcentage par
jour. 53% des Français s’y déclaraient opposés. Il fallut une
mobilisation en catastrophe des partis politiques pour renverser la
vapeur. Les maastrichtiens l’emportèrent finalement avec une
majorité de 51.05% seulement (les six précédents référendums
positifs mis sur pied sous la Ve République avaient triomphé à plus
de 60% des voix). Ce résultat étriqué, commenté dans toute l’Europe
avec une certaine gêne, fut accepté par les uns comme une
demi-victoire, par les autres comme un véritable échec. Personne
n’eut le mauvais goût de demander une nouvelle consultation en
France, sur des bases plus réfléchies, pour un résultat plus parlant
qui aurait donné à l’Union Européenne une meilleure légitimité
populaire. En démocratie, les majorités sont des majorités, même
quand elles ne tiennent qu'à 2% des voix.
Comme dans d’autres pays d’Europe, le débat politique
sur Maastricht avait très vite intégré en France un argument
particulièrement cher aux partisans du Traité: «Regardez la Suisse,
disaient-ils. L’Union Européenne ne peut être qu’une bonne chose,
puisque même les Suisses veulent y
adhérer!» Le gouvernement helvétique venait en effet de déposer une
demande d’adhésion à la Communauté européenne. François Mitterrand
lui-même eut recours à cette redoutable rhétorique. L’argument
suisse était fort bien compris sans qu’on eût à l’expliquer ou à le
préciser. Diverses études d’opinion montraient que la Suisse,
volontiers décriée dans les milieux politiques français, bénéficiait
d’une sympathie très marquée auprès du public. Pour son esprit
d’indépendance apparemment, son degré élevé d’ouverture sur le
monde, sa stabilité légendaire, ou encore sa prospérité.
En assurant
ainsi la courte victoire de Maastricht en France, l’argument suisse
a peut-être sauvé l’Union européenne in extremis. Le problème
fut toutefois que ce joker improvisé s'est avéré complètement erroné
quelques semaines plus tard. Appelés le 6 décembre 1992 à ratifier
l’adhésion de leur pays à l’Espace économique européen (EEE), le
peuple et les cantons suisses refusèrent de faire ce premier pas
vers l’Europe institutionnelle (l’EEE était une transition vers
l’Union européenne proposée aux pays non membres). Bien entendu, il
était trop tard, et de toute manière impensable que cette
déconvenue, qui contredisait cruellement l’ «argument suisse», remît
en cause le résultat du référendum en France, et tout le processus
d’intégration politique du continent.
Aujourd’hui, la
Suisse est le seul pays d’Europe occidentale avec la Norvège,
l'Islande, le Liechtenstein, à n’avoir pas adhéré aux institutions
de l’UE (la Norvège et le Liechtenstein sont finalement restés dans
l’EEE, sans aller plus loin). Cette non-inclusion de la Suisse dans
le territoire de l’Union entretient en Europe un malaise dû en bonne
partie à la force des symboles: un îlot au milieu du grand
ensemble européen fraîchement unifié rappelle évidemment les plus
sombres années du XXe siècle, quand la Suisse se trouvait entourée
par les forces de l’Axe germano-italien. L'inévitable
réminiscence agit comme une épine dans le pied des prosélytes de
l’Europe politique. Comment l’Union pourrait-elle avoir le
sentiment de réussir dans ses ambitions démocratiques, pacifiques,
avec cette Confédération helvétique revêche au milieu de sa
géographie? Cette tache reconnue de surcroît comme un modèle de
fédéralisme multilingue? La Suisse ne devait-elle pas être au
contaire le premier pays à entrer dans le grand projet européen?
Dans ces
conditions, l’attitude des Suisses ne peut susciter
qu’interrogations et impatience. Que dire, que faire pour qu’ils
adhérent aux institutions européennes? Quand vont-ils se décider?
Quand daigneront-ils offrir aux Européens cette ultime crédibilité ?
Faut-il les y contraindre? Faut-il seulement tenter de les
convaincre? Faut-il tout simplement les ignorer ?
D’autres
courants de pensée se demandent s’il est vraiment nécessaire que la
Suisse adhère. Est-ce même souhaitable pour les Européens? Ses
pratiques politiques, ses exigences démocratiques si tatillonnes ne
poseraient-elles pas davantage de problèmes à l’intérieur de l’Union
qu’à l’extérieur? Enfin et surtout, dans quelle mesure le modèle
fédéral et multilingue des Suisses peut-il réellement inspirer
l'Europe dans sa tentative d'unification politique?
On le voit, il y
a une véritable question suisse en Europe. Souvent plus diffuse
qu’explicite, elle renvoie à l’ensemble de la problématique
européenne. Depuis 1992, les citoyens suisses ont voté deux fois
contre l'adhésion de leur pays à l'Union Européenne. Ils voteront
probablement encore. En attendant, il s’agit de faire ressortir
clairement le sens de cette attitude de refus, ou d'attentisme, tant
pour les Européens que pour les Suisses eux-mêmes. Contrairement à
ce qui se dit si souvent, elle ne se réduit ni au hasard, ni à
l’égoïsme, encore moins à la bêtise.
La question
suisse trouvera peut-être un jour sa réponse dans une adhésion
tardive à une Union Européenne progressivement redéfinie à la
baisse, comme elle l’est sans cesse depuis les années 1990,
débarrassée de ses ambitions fédéralistes, réduite à une simple
confédération d’Etats nations, à un grand marché commun, ou à un
système d’intégrations partielles, réversible et à géométrie
variable (coopérations renforcées, etc). Si le fédéralisme
européen, conçu à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, inspiré des
deux grands vainqueurs, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, finit
malgré tout par se réaliser sur ces deux modèles, il est assez
probable que la Suisse reste à l’écart. Ou qu’elle adhère à son
corps défendant, sous la contrainte, ou par pur conformisme, avec
tous les risques que cela comporterait pour elle-même et pour
l’Union.
Heureusement,
depuis dix ans, les conceptions fédéralistes de l’Europe perdent
leur pouvoir de séduction. Elles sont de plus en plus considérées
comme un avatar des idéaux et des errances de la pensée politique
des XIXe et XXe siècles. Les sommets européens, celui de Nice en
particulier, dix ans après Maastricht, ou les débats sur la
Constitution européenne, ont clairement montré que le fédéralisme
n’était adapté ni à l’Union à quinze, ni à l’Europe élargie aux pays
de l’Est. Le modèle fédéral génère des conflits interminables de
représentativité et de leadership entre la France et l’Allemagne
d’une part, entre les grands et les petits pays d’autre part.
Cette situation
chroniquement confuse va peut-être s’éclaircir et se stabiliser dans
les années ou les décennies à venir. Les fédéralistes vieillissants
perdant progressivement leur influence, l’imagination et le
pragmatisme politiques offriront certainement de nouvelles
perspectives. Tout semble converger aujourd’hui déjà vers une Union
Européenne à coquille officiellement fédérale, pour sauver la face,
mais avec un contenu institutionnel réduit à des coopérations
variables selon les Etats et les domaines d’activité.
En attendant, il
est à coup sûr utile et sain que la Suisse continue de jouer son
rôle de témoin décalé, de miroir déformant: ce que les fédéralistes
européens ne désespèrent pas de réaliser à grande échelle, la Suisse
le vit en plus petit, plus ou moins bien, depuis plus d’un siècle.
Sa position, qui n’a rien de confortable, doit être précisée et
expliquée sans relâche. «La question suisse» veut apporter une
modeste contribution à cette tâche importante, sous forme d'essai de
philosophie politique visant la pensée et les arguments généraux qui
sous-tendent le fédéralisme européen. Analyser la Suisse face à
l'Europe est une manière souvent fructueuse d'alimenter la réflexion
sur l'Europe elle-même.
Les clichés les
plus éculés sur la Suisse doivent être dénoncés et dépassés. Les
raisons pour lesquelles la Suisse n’a pas adhéré à l’Union ne
peuvent être ramenées à des considérations matérielles et égoïstes,
avec une perception de l’économie suisse souvent réduite en Europe à
de l’activité bancaire. En réalité, le secteur financier (banques,
assurances et divers) représente 15% seulement du revenu national, à
peine 200.000 emplois sur un total de 2,5 millions de personnes
actives. La Suisse, quinzième puissance économique du monde (dixième
si l’UE compte pour une), est avant tout un centre industriel et de
services. En matière de solidarité internationale et d’aide au
développement, elle n’est en général pas moins coopérative que
l’ensemble des pays développés. Indépendamment
des considérations économiques et financières, importantes certes,
mais rarement déterminantes dans la politique étrangère, la réserve
des Suisses à l’égard de l’Union vient surtout d’une méfiance quasi
instinctive envers les grands ensembles politiques. En ce sens, la
Suisse est devenue par la force des choses une sorte de centre de
gravité de l’euroscepticisme. Les Suisses sont en général
eurosceptiques dans l’acception la plus littérale du terme, très
répandue également aux Etats-Unis: douter qu’une Europe fédérale
conçue sur les modèles américain, allemand, helvétique, mais
regroupant plus de vingt-cinq langues différentes, soit nécessaire,
utile ou simplement viable, ne veut pas dire que l’on s’oppose à une
certaine intégration économique et politique du continent.
L’eurosceptique
se contente en général de douter que l’avenir de l’Europe doive, ou
puisse se réaliser par mimétisme sous la forme d’un nouvel Etat
fédéral, comme l’ont rêvé les pères fondateurs, puis le tandem
Kohl-Mitterrand. Un projet de cette envergure ne devrait-il pas
comporter au moins quelques scénarios de rechange? A l'opposé,
l’européiste, adepte de fédéralisme européen, s’interdit le plus
souvent de penser qu’une quelconque alternative puisse exister en
Europe, sauf la guerre et le chaos. C’est cette monoculture de la
pensée, cet enfermement intellectuel que critique en premier lieu l’euroscepticisme.
En réponse aux
nombreuses contradictions et incertitudes de l’intégration à
finalité fédéraliste, réalisée sur des fondements démocratiques
quasi-inexistants, l’euroscepticisme s’impose aujourd’hui comme un
élémentaire devoir civique. Cette attitude passe d’abord par des
vérifications portant sur le sens des mots, le degré de validité des
raisonnements qui sous-tendent la construction politique de
l’Europe. L’histoire européenne a trop souffert de ces entreprises
politiques mégalomaniaques, prétendument rationnelles et
inéluctables (« parce qu’elles vont dans le sens de l’histoire »),
parfois comiques, souvent tragiques, dont le fiasco était pourtant
prévisible, et dont les historiens ne comprennent toujours pas
pourquoi elles furent si peu dénoncées, si mollement combattues par
les intellectuels de l’époque.
* * *
Les sondages
d’opinion, les rares référendums nationaux des années 1990, les
élections européennes montrent qu’on trouve des eurosceptiques à
gauche comme à droite dans tous les pays, dans des proportions
évidemment variables. La droite libérale européiste est convaincue
que l’Union européenne finira par réussir en adoptant résolument le
libéralisme qui s’est imposé aux Etats-Unis, modèle socio-économique
indépassable, «toujours en avance d’une décennie au moins sur
l’Europe». L’Amérique étant fédéraliste, l’Europe ne doit-elle pas
l’être aussi?
A gauche, les
européistes trouvent l’Union insuffisamment sociale. Mais ils
espèrent en faire un jour un véritable modèle de solidarité d’Etat,
«grâce à l’union des forces de progrès», comme l'on dit en France.
Au centre, parmi les démocrates-chrétiens en particulier, une idée
bien ancrée depuis le XIXe siècle reste intacte: la droite et la
gauche sont vouées à se dissoudre un jour dans un compromis
fructueux. L'Europe ne représente-t-elle pas une avancée importante
dans cette direction? Dans tous les cas, l’objectif est celui de
toutes les grandes idéologies, qui tablent sur l’avènement d’un âge
d’or, une situation finale susceptible de résoudre les problèmes de
production, de redistribution, d'éthique, mais qui requiert en
attendant la patience et l’esprit de sacrifice des peuples.
Cet honorable et
très classique pari sur l’avenir néglige pourtant un élément qui
pourrait finalement s’avérer décisif: ce qui était possible en
matière d’abnégation populaire aux premiers temps de
l'industrialisation, encore relativement obscurs, ne l’est plus à
l’ère de la communication, avec un citoyen-consommateur plus
individualiste, mieux doté en responsabilité politique, en esprit de
calcul. Dans un monde de plus en plus interdépendant et mature, le
goût du risque à grande échelle a cessé d’apparaître comme une
vertu. Et personne ne sait au juste ce qui se produirait si la
déception, la rancune, le dépit, prenaient le dessus dans cette
Europe hâtivement unie selon des schémas fédéralistes archaïques.
C’est contre
cette mystique politique millénariste et euphorisante que se bat l’euroscepticisme,
à droite et à gauche. Avec, reconnaissons-le, des succès encore
modestes. Figés dans l’officialité, satisfaits d’eux-mêmes, assis
sur leur montagne de certitudes - parmi lesquelles celle de détenir
le monopole de la rationalité – les fidèles de l’Europe ignorent
encore trop souvent les critiques fondamentales qui leur sont
adressées. Il est vrai que la littérature eurosceptique n’est guère
abondante, et d’une qualité d’ensemble aussi médiocre que les
avalanches de propos creux sur les bienfaits à venir d'une Europe
ressemblant aux Etats-Unis. On relèvera cependant deux oeuvres
particulièrement marquantes. L’une, «The Tainted Source», émane d’un
théoricien du libéralisme économique britannique, John Laughland (The
Tainted Source. The Undemocratic Origins of the
European Idea. Little, Brown & Co,
1997 ; Warner Book, 1998). L’autre, «L’Illusion économique»,
d’un démographe et anthropologue français de gauche, Emmanuel Todd
(Gallimard, 1998). Tous deux ont analysé avec une lucidité parfois
glaçante les racines et les effets pervers de l’idéologie
post-nationale en Europe.
The Tainted
Source a fait scandale en Grande-Bretagne
en heurtant de front l’un des tabous les mieux protégés de
l’histoire européenne récente: l’Allemagne. Après la réunification,
le chancelier Kohl, les chrétiens-démocrates, les milieux
industriels allemands se sont accrochés à la monnaie et au
fédéralisme européens dans un but à la fois très clair et
difficilement avouable: maintenir le niveau des exportations sur
l’ensemble du continent sans avoir à restructurer complètement leur
économie nationale et leur système social (comme l’exigeait pourtant
la pression globale de la concurrence anglo-saxonne et asiatique).
Il s’agit dans les faits d’une réhabilitation tardive, adoptée
d’ailleurs sur l’ensemble du continent, souvent explicite dans les
propos des dirigeants économiques, de la doctrine du Lebensraum,
«l’espace vital» de sinistre mémoire, aire d’échanges privilégié
perçu à l’origine comme nécessaire au peuple allemand (et justifiant
les tentatives d’élargissement de l’ère post-nationale bismarkienne).
John Laughland a
ressorti de nombreux documents des années 1930 et 1940 dans lesquels
on retrouve mots pour mots, venant de dignitaires nazis et de
collaborateurs des pays occupés, le coeur de la rhétorique
européiste des années 1990: l’accélération du progrès technique, le
développement exponentiel des communications ne permettent plus à
des pays de taille moyenne de survivre par leurs propres moyens. La
souveraineté nationale a perdu son sens. Si elle veut résister à
l’hégémonie des Anglo-Saxons et des Asiatiques, l’Europe doit se
fédérer rapidement. Grâce à sa position centrale et prépondérante,
c'est évidemment à l'Allemagne que revient le rôle naturel de
leader. Après la Seconde Guerre mondiale, les pères fondateurs de
l’Europe communautaire étaient encore tout imprégnés de cette
doctrine très banale à l’époque, dont on peut d’ailleurs admettre
que la valeur de vérité n’a pas grand-chose à voir avec les ignobles
théories racistes et la sauvagerie du national-socialisme.
Contrairement à
ce que ses détracteurs ont aussitôt affirmé, John Laughland ne veut
en aucun cas présenter l’européisme contemporain comme un avatar du
nazisme, ce qui serait évidemment grotesque. Les Allemands sont
devenus les pacifistes les plus sincères, les plus intransigeants du
monde. Et la géo-économie pratiquée en Europe dans les règles du
droit international n’est plus à considérer comme une atteinte à la
souveraineté. Il ne s’agit pas au fond de politique, mais
d’économie. L’ouvrage montre que la politique allemande actuelle est
le prolongement de la stratégie de consolidation d’un certain
rayonnement économique, grâce au resserrement systématique de la
coopération avec le voisinage direct ou plus lointain. Mise en
oeuvre par Bismarck, qui n’était certainement pas le va-t-en guerre
que l’Europe a gardé en mémoire, cette politique pragmatique, si
attendue de la part d'un grand pays aux multiples frontières, a été
détournée puis contrariée par ses successeurs, jusqu'à Hitler (y
compris). Mais, selon John Laughland, elle est redevenue possible et
très actuelle après la réunification de l’Allemagne. D’autant plus,
peut-on ajouter, que cette volonté est aussi devenue celle d’autres
pays membres de l’Union à tradition expansionniste – on pense à la
France - qui rêvent également d’élargir leur espace vital.
Ce qui est à la
fois étonnant et suspect, c'est qu'une thèse aussi étayée, par
conséquent éminemment discutable, ait été si peu discutée en Europe.
On ne peut s'empêcher de penser que ce demi-silence en dit long sur
l'existence et l'importance de zones interdites et peu rassurantes
dans le débat sur la construction européenne. Heureusement, The
Tainted Source a quand même fait comprendre à de nombreux
Britanniques que les ambitions fédéralistes de l'Europe relevaient
davantage d'une évolution usée, en bout de course, que d'une
véritable projection vers l'avenir.
L'édification
progressive d'une Europe fédérale que l’Allemagne contrôlerait pour
l'essentiel, grâce à son poids démographique, n’a d’ailleurs rien de
scandaleux. La légitimité de cette politique repose aujourd’hui sur
une alliance singulière avec la France, dont l’image, si différente
de son partenaire, rassure les autres membres de l'Union. Dans son
édition du 14 mai 2001, commentant l’agacement de l’Allemagne face
au poids de sa contribution financière à l’Union, Le Monde
écrivait sous le titre "L'Allemagne égoïste de M. Schröder": "Pour
l'Allemagne, l'objectif est de reconquérir un pouvoir qu'elle a
perdu en 1945. Vu son passé, pour ne pas effrayer ses partenaires,
elle ne peut le faire que via l'Europe. (…). La réforme des
institutions proposée par M. Schröder doit rendre l'Europe plus
démocratique. Mais plus démocratique, dans le projet, passe par
Strasbourg où l'Allemagne, pays le plus peuplé, envoie le plus de
représentants et autour duquel vont se nouer les majorités. En
clair, cela revient à un accroissement des pouvoirs allemands. Cette
aspiration n'est pas illégitime, il est normal de tenir compte dans
une fédération du poids démographique d'un pays. Là où le bât
blesse, c'est que l'Allemagne, première puissance en Europe, veut
une fédération où elle aurait plus de pouvoir, mais refuse la
responsabilité, d'abord financière, qui incombe au plus gros dans
une communauté hétérogène." La question des petits pays, de leur
alignement nécessaire sur la politique allemande (ou
franco-allemande), est en revanche rarement abordée clairement. Elle
va pourtant de pair avec la question de la légitimité et de
l'utilité des sacrifices demandés aux Etats secondaires, qui doivent
en général se contenter de discuter pour se soumettre finalement à
un suivisme frustrant.
Ce qu’il faut
certainement retenir de John Laughland, c’est que le double argument
de la menace américano-asiatique, et de l’urgence absolue de s’en
protéger en faisant front commun dans une grande fédération, a déjà
fait l’objet d’exagérations délirantes dans le passé. Voilà qui
relativise utilement ce que les européistes considèrent comme des
évidences rationnelles correspondant à une réalité radicalement
nouvelle, qui rendent désuet le simple
bon sens. Par la
même occasion, la brèche ouverte dans le blocage intellectuel qui
interdit toujours, cinquante ans après le procès de Nuremberg, de
parler ouvertement et sereinement de l’importance de l’Allemagne en
Europe, de ses intérêts vitaux ou simplement bien compris, de la
manière de les refouler, de les détourner, ou simplement de les
défendre, a permis de mesurer à quel point la peur de réveiller des
sentiments antigermaniques et revanchards reléguait toujours les
citoyens européens au rang d’indécrottables benêts qu’il s’agit de
protéger contre eux-mêmes. La dynamique européenne donne trop
souvent l’impression d’être marquée par cette inertie mentale.
Pour faire bonne
mesure, John Laughland a aussi exhumé des textes édifiants de Henri
Comte de Saint-Simon. Libéral au début de sa vie, Saint-Simon est
devenu un précoce et influent précurseur du socialisme planificateur
et rationnellement administré par ce que John Galbraith nommera cent
cinquante ans plus tard les technostructures (et qu’on appelle plus
communément la technocratie). Aux yeux de ce monument de la pensée
française du début du XIXe siècle, dont l’influence sur l’Allemagne
ne sera pas négligeable, la politique, le parlementarisme, la
démocratie, les nations ne pouvaient produire que du désordre. En
1830, les disciples de Saint-Simon rêvaient d’une société basée sur
l’économie politique au lieu du droit civil, sur le rôle rationnel
et directeur des banques, dirigées d’en haut par une banque
centrale (le terme apparaissait pour la première fois). On sait
le succès que rencontre aujourd’hui encore, parmi les élites
européennes, cette ancienne conception fort peu démocratique du
pouvoir. Elle considère et respecte effectivement les gouverneurs de
banques centrales comme des personnalités aussi importantes que les
chefs d’Etat.
A l'opposé, la
mentalité anglo-saxonne accorde une importance fondatrice à la
nation, lieu d’adéquation entre l’intérêt général est les intérêts
particuliers : «L’idée nationale établit une loyauté sociale liée à
une juridiction territoriale, écrit John Laughland. Sans juridiction
territoriale, il n’y a pas d’Etat libéral possible. C’est la raison
pour laquelle l’histoire de l’état de droit et de l’idée nationale
sont inséparables. La nationalité et la juridiction sont intimement
imbriquées. La nation n’est pas une menace pour le libéralisme.
C’est elle qui le rend possible.» Cette tradition nationale ne
génère en soi aucune attirance pour l’isolement ou l’autarcie. «Seul
le communisme a considéré les frontières comme des barrières
fermées. De même, dans l’esprit des Européens du continent, une
frontière nationale est autant économique que politique. Au
contraire, la conception britannique de la souveraineté depuis
Hobbes contient l’idée que les frontières sont ouvertes au
commerce.»
Aux yeux de John
Laughland, dont le succès en librairie a montré qu’il représentait
quelque chose de profond en Grande-Bretagne, les conceptions
politiques dirigistes, antilibérales, peu démocratiques, qu'on
trouve solidement ancrées en France et en Allemagne, ont trouvé à
Bruxelles un nouveau terrain d’épanouissement. Bien entendu, ces
démonstrations historiques et philosophiques paraissent
insuffisantes pour rejeter l’Union Européenne en bloc. Les réactions
passionnelles que The Tainted Source a déchaînées au
Royaume-Uni, de même que le peu d’intérêt que cet ouvrage a suscité
sur le continent, laissent toutefois penser qu’il a touché un point
très sensible. Au-delà du propos et de ses circonstances, il faut
bien reconnaître que l’Europe, dominée par l’ancienne génération de
la contestation - elle contestait déjà la démocratie des années 1960
et 1970, trop peu rationnelle à son goût par rapport aux idéaux
révolutionnaires - est aujourd’hui sujette à de regrettables dérives
technocratiques.
Il faut bien
comprendre ce que représente aujourd’hui la technocratie. Le terme
ne se rapporte pas seulement au pouvoir des fonctionnaires. Parler
des technocrates n’est pas une injure à la fonction
publique, aux magistrats, aux employés de l’Etat, dont l’utilité et
les mérites ne sont pas en cause a priori. Le vrai problème
se trouve plutôt dans la tendance de plus en plus générale,
particulièrement répandue parmi les européistes, à considérer que le
peuple est incapable de discernement sur de grandes questions
politiques. Que les individus ordinaires qui le composent ne voient
que leur intérêt immédiat et particulier, qu’ils sont conservateurs
et rétrogrades, allergiques au changement et au risque, à la
modernité, à la solidarité. Autant d’obstacles au rationalisme, à la
gestion raisonnée et planifiée de la complexité du monde, aux grands
projets d’avenir, qui demandent en premier lieu des compétences, et
une maîtrise beaucoup plus technique des problèmes.
Dans l’esprit
des européistes, l’union fédérale pleine et réelle aurait déjà vu le
jour si le peuple ne freinait continuellement le processus avec des
craintes, des réserves, des objections qu’ils jugent irrationnelles.
A les entendre, les populations donnent en général l’impression
d’accepter l’idée d’une fédération européenne, mais elles replongent
dans leurs passions obscurantistes dès qu’il s’agit de passer à
l’acte. C’est pour cette raison que les européistes jugent en
général préférable de consulter les citoyens le moins possible, le
plus tard possible, de les mettre discrètement devant des faits
accomplis, devant une réalité imposée en grande partie d’en haut,
«par ceux qui savent», et dont il mesureront beaucoup plus tard,
petit à petit, les bienfaits réels et indiscutables.
C’est en ce
sens, qui ne se réduit nullement aux milliers de fonctionnaires
européens produisant des directives, que l’unification de l’Europe
apparaît comme une entreprise dangereusement technocratique.
L’esprit qui la sous-tend oscille entre le platonisme politique et
le machiavélisme. Platon n’aimait pas la démocratie parce qu’il
jugeait le peuple incapable d’identifier par lui-même le réel, le
vrai, le juste, le beau. Quant à Machiavel, malgré tout ce qui a été
fait au XXe siècle pour le réhabiliter, on ne peut guère ignorer
l’essentiel: dans son système, c’est bien par calcul que le Prince
consulte ses sujets, les convainc, les associe aux décisions
politiques. Parce qu’il est impossible pour un souverain de réaliser
de grandes choses sans un appui minimal du peuple. Machiavel ne fut
pas un démocrate, mais le grand théoricien cynique de la dictature
éclairée, ce qui est tout de même fort différent.
A force
d’entendre les mêmes réserves sur les compétences du peuple, on ne
se rend plus bien compte aujourd’hui à quel point les élites
politiques, et plus encore économiques ou artistiques, sont en très
grande partie acquises à l’idée que la démocratie est un frein au
progrès. Un mal sans doute nécessaire, mais un mal tout de même.
Avec lequel il faut certes composer, mais pas trop, pour ne pas
maintenir le monde dans l’incohérence. Un demi-siècle après la
disparition de Hitler et de Staline, on considère toujours le
fascisme et le communisme comme les vrais et seuls dangers pour la
démocratie. On s’émeut, on se mobilise devant le spectacle
affligeant mais si marginal de quelques skinheads bardés de croix
gammées, sans discerner la menace que représente la technocratie. La
démocratie et la république sont de plus en plus perçues comme un
ensemble de procédures purement formelles, compliquées,
interminables, aléatoires, tendant aux compromis et aux
demi-mesures, entravant l’avènement d’un ordre planétaire ambitieux,
bien pensé et méthodiquement réalisé.
Les débats des
années 1990 sur la construction européenne ont été imprégnés de
cette vision de la politique opposant les élites européistes,
cultivées et visionnaires aux eurosceptiques conservateurs, frileux,
obscurs, si nombreux dans les milieux ruraux, populaires, peu
instruits. La Suisse n’a pas été épargnée par cette sale guerre
socio-culturelle. Elle s’est déchirée à deux reprises lors de
référendums sur une éventuelle adhésion aux institutions
européennes. Et ce n’est sans doute
pas un hasard si le pays, qui passe pour l’une des démocraties les
plus anciennes, les plus entières et les plus pointilleuses du
monde, a dit deux fois non.
Les conditions
de ratification des traités fondamentaux de Maastricht et
d’Amsterdam par des parlements nationaux, élus par rapport à des
enjeux très éloignées des questions européennes, renforcent
l’impression que l’Union européenne est en fait comparable aux
régimes les moins fréquentables. Les européistes, quand ils ne nient
pas cette pénible réalité, la revendiquent. A leurs yeux, il est
tout à fait normal, et même vital que l’Europe mette certaines
pratiques démocratiques entre parenthèses, le temps de se
constituer, de se consolider. Si l’on avait multiplié les
référendums et les consultations parlementaires, ni les accords de
Schengen ni l’euro n’auraient vu le jour, entend-on souvent. Ou
alors, il aurait fallu cent ans pour trouver le consensus
nécessaire. Pour la démocratie, on verra donc plus tard! Cette
conception de l’action politique d’exception en temps de paix est
totalement contraire aux habitudes helvétiques. En Suisse, le
citoyen est directement impliqué depuis plus d’un siècle, plusieurs
fois par an, à l’échelle nationale, dans les questions politiques
les plus importantes.
Comment faire
admettre à ces citoyens suisses gavés de démocratie qu’on pourrait,
en cas d’adhésion de la Suisse à l’Union, se passer d’eux lors des
grandes occasions, et les consulter seulement quand tout serait
réglé, quand il n’y aurait plus d’enjeu véritable, ou sur des
détails? Le problème, avec les européistes, c’est qu’ils ont
tendance à considérer les exigences démocratiques de base comme un
luxe, une surcharge procédurière d’ordre purement esthétique. Or,
l’appropriation des grands projets politiques par les élites
européennes, qui instaurent une sorte d’état d’urgence permanent,
légitimant toutes les raisons d’Etat, est précisément ce que la
démocratie a voulu bannir. Il faut être cohérent jusqu’au bout: ou
bien la démocratie est susceptible de produire quelque chose comme
un grand Etat continental européen, même si elle doit y mettre
beaucoup de temps. Ou bien elle en est incapable, et il faut tout
simplement renoncer à l’Union européenne fédérale plutôt que de
renoncer à la démocratie, même temporairement.
* * *
Depuis qu’il
écrit sur l’Europe, Emmanuel Todd a toujours eu le souci fort
louable de ne pas accabler l’Allemagne. Dans L’Illusion
économique, l’auteur de L’Invention de la France et de
L’Invention de l’Europe laisse penser que ce sont plutôt les
Français qui ont joué ces dernières années le premier rôle dans les
formidables erreurs de perspective sur lesquelles repose
l’unification politique de l’Europe. «On ne peut qu’être frappé,
écrit-il, par le sentiment d’impuissance qui caractérise la période
actuelle, s’exprimant à travers cent variantes d’une même idéologie
de l’inéluctabilité des processus économiques. Impuissance des
Etats, des nations, des classes dirigeantes. Cet accablement
spirituel est paradoxal dans une phase de progrès technique
spectaculaire, durant laquelle l’homme manifeste, une fois de plus,
sa vocation à maîtriser la nature, à transformer, par ses
inventions, le monde tel qu’il le trouve. (…) La dépression des
classes dirigeantes françaises est particulièrement surprenante.
Elle intervient au moment exact où la France a enfin cessé d’être, à
l’intérieur du monde développé, un pays en retard. (…). Les
justifications les plus fréquentes de cette perte de confiance en
soi invoquent la petite taille de la France, sa population dérisoire
à l’échelle de la planète. Cette explication ne peut en être une.
Aux Etats-Unis, pays d’échelle continentale, le thème de la
pulvérisation des nations s’épanouit avec une égale violence. Et
l’Amérique, naguère si volontaire, accepte encore plus vite et plus
facilement que la France la montée des inégalités, la chute du
niveau de vie de catégories de plus en plus vastes de sa
population.» Emmanuel Todd a clairement établi que le désintérêt
pour les Etats nationaux en Europe occidentale
n’était pas, comme on le croit souvent, la conséquence de la
mondialisation, mais bien l’une de ses causes premières. Cette
petite révolution copernicienne permet de surmonter l’ «horreur
économique» dénoncée à la même époque, avec un immense succès, par
la journaliste parisienne Viviane Forrester: «Selon la vulgate
actuelle, écrit Emmanuel Todd, la cause du dépassement des nations
doit être recherchée dans l’action des forces économiques, dans
cette globalisation dont la logique invincible ferait exploser les
frontières. Une autre interprétation est possible, qui met à
l’origine du déclin de la croyance collective nationale, non pas
l’économie, mais une évolution autonome des mentalités: la
dissociation et la stagnation culturelles qui caractérisent la
période ont mis à mal l’idéal d’égalité et la croyance en l’unité du
groupe. (…). La chute de la valeur d’égalité entraîne celle de la
croyance collective nationale qui détermine à son tour le mouvement
économique de globalisation. La causalité part des mentalités pour
atteindre l’économie: l’explosion des nations produit la
mondialisation, et non l’inverse. En France comme aux Etats-Unis ou
en Angleterre, c’est l’antinationisme des élites, pour
reprendre le terme efficace de Pierre André Taguieff, qui mène à la
toute puissance du capitalisme mondialisé. (…) Nous vivons
aujourd’hui l’aboutissement logique de l’absurdité ultralibérale,
qui, voulant «libérer l’individu» de tout carcan collectif, n’a
réussi qu’à fabriquer un nain apeuré et transi. (…) En l’absence de
groupes actifs, définis par des croyances collectives fortes –
ouvrières, catholiques, nationales - les hommes politiques du monde
occidental sont réduits à leur taille sociale réelle, par nature
insignifiante. (…) Le retour d’une conscience collective centrée sur
la nation suffirait à transformer le tigre de la mondialisation en
chat domestique tout à fait acceptable» (p.23).
Qu’est-ce au
juste que ce nationisme socio-économique, minimal et si inoffensif
par rapport au nationalisme, vibrant, boursouflé, parfois xénophobe
ou belliqueux? Comme le dit encore Emmanuel Todd, «au-delà des
problèmes créés par la libération du capital, l’affaissement de la
croyance collective nationale est à l’origine de multiples erreurs
de perception et de gestion économique, tout simplement parce que la
nation est la réalité humaine qui se cache sous les notions
abstraites de société ou d’économie. La Sécurité
sociale est en pratique un système de redistribution nationale. La
demande globale de l’analyse keynésienne ne peut, en
pratique, être gérée qu’à l’échelle nationale. Ou pas du tout». En
d’autres termes, la nation, espace clairement défini, est un support
spatial pour les réseaux de solidarité économiques et sociaux
(contrairement au monde, trop large, presque infini à l'échelle
humaine, dans lequel ces réseaux se diluent et perdent leur sens
communautaire). Au dogme inviolable du libre échange et de ses
bienfaits, Todd a l’audace d’opposer un protectionnisme ponctuel,
transitoire, pragmatique. Une régulation des flux telle que des pays
réputés libéraux, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, l’ont
abondamment pratiquée, et l’exercent encore pour optimiser leur
développement socio-économique. La Suisse offre d’ailleurs un bel
exemple de dosage pragmatique de libre-échange militant et de
protectionnisme plus ou moins naturel. Alors que l’Union européenne
est un programme beaucoup plus protectionniste par rapport au reste
du monde, ce qui embarrasserait beaucoup les Suisses s'ils y
adhéraient.
La lecture
d’Emmanuel Todd aide à comprendre qu’une génération entière,
apparemment attachée aux valeurs républicaines, ait cru pouvoir se
passer tout d’un coup de référence nationale en transférant
simplement ce cadre bien circonscrit à l’échelon supérieur d’une
Europe sans frontières clairement établies, ou à l’échelon encore
plus vague du monde. Un euroscepticisme complet et sérieux ne peut
guère se passer de ce genre d’analyse, qui explique l’incroyable
succès de l’européisme à la fin du XXe siècle. Comment a-t-on pu
croire que la formation des grandes nations européennes, ou la
création des Etats-Unis, plus d’un siècle auparavant, furent de
simples changements d’échelle, reproductibles plus tard aux
dimensions de l’Europe, dans un environnement historique pourtant
complètement différent?
Dans bien des
esprits en effet, la création de l’Europe fédérale apparaît
aujourd’hui comme le prolongement naturel de la formation de
l’Allemagne, de l’Italie, ou même de la Suisse ou des Etats-Unis. Il
s’agit en quelque sorte du stade suivant, qui, dans certaines
théories simplistes, précède la formation d’une grande et ultime
fédération mondiale, avec un seul gouvernement central. Cette
conception de l’histoire, qui fait évidemment penser aux philosophes
allemands Hegel et Marx, purs produits du XIXe siècle, laisse
pantois au XXIe siècle. Pourtant, l’idée typiquement technocratique
que des Etats nationaux distincts, relativement indépendants et
concurrents sont des aberrations à côté d’un gouvernement mondial
qui aurait une vue d’ensemble des problèmes, avec les moyens de les
résoudre rationnellement à l’échelle de la planète, imprègne encore
passablement les habitudes de pensée.
* * *
La réaction des
anciens adeptes de la culture contestataire fut effectivement une
démission progressive, un goût de plus en plus prononcé pour un
internationalisme déresponsabilisant, qui tend à projeter ailleurs
les causes et les solutions des problèmes. L’impression que les
normes économiques, de toute manière, privent les Etats de leur
souveraineté, a permis de justifier cet abandon peu glorieux. En
d’autres temps, l’uniformisation de l’écartement des voies de chemin
de fer en Europe, ou encore l’apparition du téléphone ou de la
radiodiffusion avaient déjà laissé croire que la souveraineté
nationale n’avait plus aucun sens. Aujourd’hui, le goût pour les
échappatoires apparaît quotidiennement dans l’actualité. Il a pris
par exemple une tournure caricaturale lors de l’incendie meurtrier
du tunnel autrichien des Tauern, en juin 1999, quelques semaines
après une tragédie semblable sous le Mont-Blanc. Ce jour-là, au lieu
d’évoquer de ce que l’Autriche pouvait faire pour que ce genre de
tragédie ne se produise plus, le chancelier Viktor Klima en appelait
tout simplement à « l’établissement de règles dans l’Union
Européenne concernant les transports de produits dangereux et les
installations de sécurité dans les tunnels». En Suisse, après 1992,
de nombreux politiciens ont pris la confortable habitude inverse de
reporter sur la non-adhésion à l’Union européenne la cause de tous
les maux dont souffrait le pays.
Le plus
consternant, c’est que la démission des élites et l’exagération
antinationiste qui caractérisent l’idéologie européiste sont
accompagnées de fréquents relents identitaires et patriotards
transposés sur l’Europe elle-même, considérée comme la nouvelle
nation de tous les Européens. En novembre 1999, le groupe bancaire
suisse UBS invitait des clients à Lausanne pour une conférence de
Christine Ockrent, journaliste étoile de la télévision française, à
l’époque directrice du magazine L’Européen (entre-temps
disparu). Cette farouche antinationiste, qui se demandait sur le ton
de l’agacement « pourquoi l’Etat-nation serait le seul mode de
gouvernement des peuples, la seule forme de leur bonheur et de leur
liberté, l’expression supérieure et définitive de l’organisation
humaine », se fendit d’un vibrant plaidoyer pour une authentique et
solide identité européenne. Les médias nationaux ont joué un
rôle déterminant dans la formation des identités nationales,
expliquait-elle. Les instruments de masse qui nous sont devenus
familiers sont de plus en plus identitaires. Il faut donc que des
titres de presse jouent à leur tour ce rôle à l’échelle européenne.
«Il y a un besoin de conquête à chaque génération, des espaces à
prendre. Aujourd’hui, c’est l’Europe. L’Europe est notre aventure,
notre horizon!». Les historiographes ont beaucoup analysé la manière
dont les nations ont construit leur identité au XIXe siècle,
réinterprétant l’histoire, la réécrivant au besoin, donnant à
certains événements un sens nouveau, dénichant des personnages
élevés au rang de héros de la nation, de nouvelles figures
intégratrices. Une nation n’est rien sans mythes fondateurs. Le
nouveau discours national-identitaire, dont Christine Ockrent est
devenue l’une des championnes en France, se nourrit d’abondantes références
historiques. La plupart des grands médias se sont livrés une fois ou
l’autre à cet exercice de mythification sur l’Europe. La même
Christine Ockrent a aussi publié un petit livre intitulé L’Europe
racontée à mon fils (Robert Laffont, 1999). L'ouvrage présente
l’Union Européenne comme une nécessité historique remontant à plus
de 2000 ans, chaque fois contrariée dans sa réalisation par des
ignorants ou des inconscients.
L’Europe
racontée à mon fils retrace succintement
toute l’histoire du continent en soulignant ses aspects unitaires:
«L’Europe, la vraie, avec son marché commun et sa monnaie unique, a
déjà existé il y a vingt siècles. Elle se nommait l’Empire romain.»
Le sympathique Charlemagne en fusionneur d’Europe figure en bonne
place, puis l’époque des cathédrales, «qui transcende toutes les
frontières» avec une remarquable mobilité de la main d’oeuvre,
l’Europe des banquiers («Le capitalisme est une invention
européenne, la City et Wall Street s’appelaient alors Augsbourg et
Florence»), l’inévitable Jean-Jacques Rousseau inventant la
nationalité européenne: «Il n’y a plus aujourd’hui de Français,
d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il
n’y a que des Européens.» Idéalisés sans retenue par Christine
Ockrent, le Moyen Age et l’Ancien régime ne furent malheureusement
pas éternels : «La Révolution française a cassé l’Europe». Comme on
pouvait s’y attendre, l’invention de la nation par les
révolutionnaires fut un mal absolu qui ne pouvait qu’aboutir aux
guerres totales du XXe siècle. Heureusement, les pères fondateurs de
l’Europe moderne, à peu près tous démocrates-chrétiens, relanceront
la machine de concorde et de paix qui aboutira dans un premier temps
au Traité de Rome de 1957. La Rome de Jules Cesar, la Rome des
Papes, pour renouer avec le glorieux passé de la grande Europe.
En fait,
l’unification politique de l’Europe va si peu de soi que les
européistes en sont réduits à cultiver, à doper les racines
identitaires qui permettront d’en faire une nation au sens le plus
nationaliste du terme. Ils confectionnent une image sur mesure.
Depuis le début des années 1990, la construction européenne apparaît
clairement comme un projet grand national, c’est-à-dire
hypernationaliste. Une entreprise d’élargissement, de montée en
puissance des nations européennes étroitement associées dans une
souveraineté partagée. L’euro lui-même, dont les promoteurs ont eu
tant de peine à démontrer l’utilité macro-économique au-delà des
simples avantages d'ordre pratique, fut finalement présenté comme un
excellent instrument d’intégration politique. «L’euro est d’ores et
déjà considéré comme un symbole fort de l’identité européenne»,
écrivaient les ministres allemands et français Oskar Lafontaine et
Dominique Strauss-Kahn dans un manifeste identitaire commun (Le
Monde, 15 janvier 1999). «Les esprits ne se sont jamais aussi bien
identifiés au génie européen qu’aujourd’hui, déclarait en échos
l’ancien chancelier Kohl, invité par l’Université de Fribourg en
avril 1999, en pleine crise du Kosovo. L’euro est un liant qui joue
un rôle identitaire.»
Confondant
antinationisme et antinationalisme, les européistes ont sans doute
mille fois raison de détester ce que la nation a donné de plus
haïssable: les guerres nationales. Ils ont moins raison d’assimiler
la nation à cet unique aspect, qui ne lui est nullement
consubstantiel. La nation peut exister sans la guerre. Et les
guerres, dans l’histoire, n’ont pas attendu les nations pour tuer et
dévaster. Les européistes ont en revanche tout à fait tort de
privilégier à leur tour la dimension identitaire de l’hypernation
européenne pour mobiliser les peuples et alimenter leurs rêves de
puissance. Or tous les éléments constitutifs de la superpuissance
pavoisante, du grand nationalisme le plus glauque paraissent
inscrits dans l’acte de naissance de l’Union Européenne. A commencer
par les dangers extérieurs, les ennemis communs, la peur de l’autre.
Ce n’est pas un hasard si la construction européenne a connu une
accélération fulgurante au moment où l' Union Soviétique tirait sa
révérence sur la scène internationale. Dans l’esprit d’innombrables
Européens, la place devenait vacante, le moment était venu de se poser comme
superpuissance, de rivaliser, d’entamer l’insoutenable hégémonie
américaine, de lui opposer enfin un contrepoids. Côté oriental,
c’est l’inévitable péril jaune qui ressort de sa boîte. Les
puissances émergentes, les dragons. Conquérant, l’euro ne va-t-il
pas écraser le yen, détrôner le dieu dollar en personne? Susciter
des concentrations d’entreprises susceptibles de déclasser les plus
grands groupes industriels d’outre-Atlantique?
«Ce qui
m’intéresse actuellement, disait encore Christine Ockrent à
Lausanne, c’est la manière dont les médias peuvent saisir
l’universalisme, dont les Européens peuvent produire un message
universel face aux Etats-Unis. Ce que nos enfants consomment, c’est
de la mode, de l’habillement. Quelle capacité avons-nous de produire
aussi de l’universel dans l’industrie, la culture, la finance?»
L’auteur de L’Europe racontée à mon fils n’a pourtant rien
inventé. Cette volonté de voir renaître le rayonnement européen,
d’inscrire le retour de l’Europe au sommet de la hiérarchie
mondiale, comme aux temps de la gloire de Rome, du christianisme, de
l’impérialisme, fonctionne depuis longtemps comme une obsession
européiste. « Les années 1980 ont vu la domination du Japon sur le
plan économique et financier. Les années 1990 connaissent une
domination incontestable des Etats-Unis. La prochaine décennie
devrait accorder une place prépondérante à l’Europe », décrétait en
juillet 1999 la banque allemande Helaba Invest, sans préciser ce
qu’il faudrait ensuite pour conserver cette place d’honneur. Il
s’agissait seulement d’un modeste rapport pour investisseurs, mais
il montre bien comment ce triomphalisme martial peut être servi et
resservi à toutes les sauces, jusqu’à la nausée. Au point que
l’économiste Jean-Paul Fitoussi n’a pu s’empêcher de railler un
jour, dans les colonnes du Monde, «le nouveau chauvinisme
européen » (23 janvier 1999).
Il n’est pas
nécessaire de voir le diable sur toutes les murailles pour deviner
où mène cette médiocre mentalité. On pense d’abord à l’imminente
Défense européenne commune. La nouvelle force d’intervention
n’est-elle pas régulièrement invoquée pour se passer un jour de
l’Alliance atlantique, dominée outrageusement par les Etats-Unis?
Depuis la crise du Kosovo, les propos anti-américains ont pris des
dimensions proprement vertigineuses. En France toujours, mais aussi
en Allemagne, c’est surtout Daniel Cohn-Bendit, antinationiste de la
première heure et abonné au discours hypernationaliste (le
fédéralisme européen comme étage supérieur du fédéralisme allemand),
qui a alimenté ce débat. Le moins qu’on puisse dire, c’est que son
désir de concilier un pacifisme (dont l’authenticité, encore une
fois, n’est pas en cause) avec le devoir d’ingérence cher aux
Français, n’a pas toujours évité les pièges d’un souverainisme
européen particulièrement obtus. Dans un article intitulé « Pour un
protectorat européen», paru le 3 avril 1999 dans Le Monde:
«Je regrette que l’Europe se soit soumise à la stratégie américaine
d’intimidation par les bombes. En cela, elle a eu tort. Une fois de
plus, c’est la faiblesse européenne qui nous accule à cette
situation. Il faut que l’Europe se donne des institutions capables
de définir une stratégie européenne mise en oeuvre par une force
européenne.»
Pour conclure
son Europe racontée à mon fils, Christine Ockrent met en
regard la pureté originelle de l’Europe, «une libre confédération
qui évoluera vers la fédération, s’appuyant à chaque pas sur ses
élus et le suffrage universel», et les méchants Etats-Unis, «qui se
sont construits sur des territoires à peu près vides. On y massacra
des Indiens pour s’étendre plus à l’aise, et le dollar naquit dans
le sang d’une guerre civile». « Pourquoi cette rage anti-américaine,
finira par demander, excédé, l’écrivain Pascal Bruckner? Qu’importe
que le grand frère yankee nous ait libéré du nazisme et nous ait,
jusqu’en 1989, grâce à l’OTAN et son parapluie atomique, protégés de
l’expansionnisme soviétique. On pardonne difficilement une
assistance qui souligne de telles faiblesses. Cette dette est
intolérable. La haine de l’Amérique, bouc émissaire idéal, tient
toute entière du ressentiment, surtout de la part de vieilles nations
impériales comme la France qui lui doivent tout simplement d’être
encore debout. On déteste l’Allemagne de nous avoir occupés, on
déteste l’Amérique de nous avoir libérés: nous aurions simplement
changé de maître, d’assujettissement» (Le Monde, 7 avril 1999).
On ne s’étonnera pas que les Suisses, restés à l’écart des guerres
nationales des XIXe et XXe siècles, se sentent peu concernés par une
problématique aussi anachronique.
* * *
On reproche
souvent aux eurosceptiques, suisses en particulier, de ne pas offrir
d’alternative crédible au fédéralisme européen en gestation, qu’ils
ne cessent de critiquer sans rien proposer de constructif. C’est
évidemment confondre les genres. Si les eurosceptiques n’ont pas de
réponse à donner, c’est en premier lieu parce qu’ils ne
reconnaissent pas la pertinence des questions soulevées par les
européistes. Pour proposer des solutions, il faut d’abord se mettre
d’accord sur les problèmes à résoudre. Ce sont les européistes qui,
au moment où l’Union Soviétique s’effondrait, ont relancé la vieille
et fragile idée d’une grande nation européenne dont on ne sait pas
encore, plus de dix ans après, si elle doit inclure ou non la
Russie. A en croire ses prosélytes - le chancelier Kohl en fit son
credo pendant des années - l’Union Européenne est d'abord destinée à
éviter le retour des guerres nationales en Europe. Ce souci
évidemment louable de prolonger la paix dans une région du monde qui
a surtout connu la guerre figure au début et à la fin de tous les
argumentaires. Elle représente le soubassement du consensus
européiste. A quoi bon épiloguer sur les coûts et bénéfices de
l’intégration européenne, entend-on encore si souvent? Ce qui
compte, c’est la paix que l’Union va nous garantir à l’avenir. Et la
paix n’a pas de prix! Mesuré à cet enjeu artificiellement élevé – il
s’agit de présenter l’Union Européenne comme une nécessité répondant
à un danger mortel – le débat n’a aucune peine à faire passer les
sceptiques pour des démagogues, des populistes, des nationalistes,
des protectionnistes, des xénophobes, de dangereux fauteurs de
guerre qui porteront toute la responsabilité d’éventuels conflits
intra-européens. C’est contre ce genre d’intimidation que l’euroscepticisme
doit d’abord se défendre.
En premier lieu,
on ne voit pas très bien quel vraisemblable danger l’appareil
institutionnel mis en oeuvre à Bruxelles est sensé éloigner. A quoi
sert-il en effet, si aucun signe de tensions entre les Etats-membres
de l’Union n’est perceptible, ce qui est pratiquement le cas depuis
cinquante ans? Cette affaire de guerre et de paix pourrait bien
apparaître un jour comme l’une des plus vastes escroqueries
intellectuelles du XXe siècle. Les nations européennes n’ont pas
vocation de se dresser les unes contre les autres. L’équation
«nation égale boucherie», qui s’est incrustée dans les têtes, a sans
doute quelques fondements empiriques dans le passé, mais elle n’est
nullement une fatalité. En ce sens, l’Union Européenne, sensée
assurer la paix sur le continent est une réponse à un faux problème.
La paix n’a pas eu besoin de cet apport institutionnel pour faire
des progrès décisifs dans les mentalités.
L’idée que les
Européens de l’Ouest n’attendent que l’occasion de se déclarer la
guerre, qu’il faut les unir dans des institutions supranationales
pour les en empêcher, est à la fois absurde et inutile. Les
Européens ont commis de graves erreurs, ils les ont même répétées,
mais ils ne sont tout de même pas condamnés au crétinisme pour
l’éternité. L’immense traumatisme des deux guerres mondiales les ont
immunisés pour plusieurs générations de l’envie de se refaire la
guerre. Vouloir se prémunir aujourd’hui de ce danger devenu purement
fictif relève d’une étrange nostalgie des angoisses du passé.
L’Europe, de ce point de vue, a changé, mais elle aurait changé à
peu près de la même manière sans l’Union Européenne. Les
eurosceptiques estiment en général que les traumatismes du XXe
siècle, la terreur nucléaire, le progrès des échanges, les
mécanismes de mondialisation développés dans des institutions comme
les Nations Unies,
l’Organisation mondiale du Commerce, l’Alliance Atlantique ou encore
l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe,
continueront de compter chacun à leur manière dans le maintien de la
paix. Etait-il nécessaire d’y ajouter un étage? Au caractère
national de surcroît? N’est-ce pas au contraire le meilleur moyen de
créer de nouvelles tensions (internes à l’Union au lieu d’être
inter-étatiques en Europe, ce qui n’est pas moins grave), des
conflits d’un genre nouveau? A considérer la brutalité, le tranchant
avec lequel l’unification politique de l’Europe a coupé en deux les
opinions publiques dans plusieurs pays, dont la Suisse, aux moment
de votes importants, le moins qu’on puisse dire est que l’idée
européenne, jusqu’ici, a été davantage un facteur de division que
d’unité.
Encore une fois,
on ne s’étonnera pas que les Suisses se sentent peu concernés par le
prétendu danger du retour des guerres nationales en Europe. Ils sont
davantage désécurisés par l’émergence rapide et en grande partie
incontrôlée, tout autour d’eux, d’une nouvelle superpuissance mue
par un fort besoin d’affirmation de soi. Il est tout à fait possible
et absolument souhaitable que cette aventure continentale finisse
bien. Mais en reportant sine die son adhésion à l’Union
européenne, la Suisse a en quelque sorte déclaré l’état de
non-urgence.
Contrairement à
ce que croient de nombreux européistes, les Suisses ne se sont pas
égoïstement distancés des Européens. Ils se sont simplement
désolidarisés de la dynamique européenne, du rythme et de l’ampleur
d’une révolution politique entamée tambours battants, sans volonté
populaire, au nom d’une nécessité bien trop impérieuse, d’un
prétendu sens de l’histoire qui n’a jamais été démontré de manière
convaincante. Quand on a plus d’un siècle de paix derrière soi, on
n’adhère pas à une alliance ambivalente et à moitié improvisée qui
semble ne pas savoir elle-même ce qu’elle veut et où elle va. On
attend. Pour l’Europe, le pire eût sans doute été qu’aucune voix
discordante ne résonne, qu’aucune résistance ne se manifeste. Que
les européistes, qui se croient déjà investis d’une mission divine
dans leur projet de bouleverser pour la centième fois les équilibres
du continent, se sentent en plus libres comme l’air, sans
contradicteurs sérieux.
Jusqu’ici, les
Suisses ont estimé qu’ils avaient le droit, et même le devoir de
dire non malgré leur insignifiance démographique, leur position
géographique centrale peu confortable, leur réputation pour le moins
contrastée. La Suisse à l’écart, c’est aussi la revendication des
Etats de taille inférieure de ne pas devoir participer
automatiquement aux épreuves de force des grands. Dans ces
conditions, la non-appartenance de la Suisse aux institutions de
l’Union européenne est sans doute une aubaine. N’y a-t-il pas, dans
le monde, autant de pays plus petits que la Suisse que de pays plus
grands ? Devenue symbole - parmi d’autres, bien entendu - de
réussite dans la catégorie des poids moyens, la Suisse rappelle
qu’il existe aussi une vie en dehors des grands ensemble nationaux.
La communauté internationale ne se partage pas entre Etats (les
grands) et sous-Etats (les petits) comme il y aurait des hommes et
des sous-hommes, classés selon la taille. Cette optique biaisée, qui
entérine le primat des rapports de force, ne peut engendrer que des
catastrophes.
Il n’est pas
souhaitable non plus qu’une division hypernationaliste du monde en
trois blocs, l’européen, l’américain et l’asiatique, comme la
prédisent ou la souhaitent tant de visionnaires, enferme les petits
Etats dans des supercarcans. N’est-ce pas préférable que chaque
nation, dans le cadre du droit et des organisations internationales,
puisse se situer de la manière la plus flexible et la plus autonome
par rapport à l’ensemble du monde? Tel est probablement le sens réel
de la mondialisation (plutôt que la formation de grands blocs), qui
se vérifiera sur le long terme. Dans ces grandes manoeuvres, la
Suisse renvoie la nouvelle hypernation européenne à son devoir de
respect envers les Etats plus modestes, fussent-ils situés au beau
milieu d'elle-même. Elle donne à l’Europe l’occasion de prouver
chaque jour, par l’acte, ses bonnes intentions géopolitiques.
L’indépendance
n’est pourtant pas une fin en soi. Quand l’Europe aura fixé ses
frontières à l’Est, au Sud, au Nord, qu’elle se sera stabilisée,
démocratisée, qu’elle aura renoncé à ses impossibles ambitions
fédérales à l’américaine ou à l’allemande, le repère fixe que
représente encore la Suisse au milieu du nouvel empire protéïforme
disparaîtra peut-être à son tour. Le témoin passera au vert,
indiquant la fin de la zone dangereuse des travaux. La Suisse
adhérera à l’Union européenne, montrant ainsi, mais sérieusement
cette fois, que l’Europe peut être considérée comme une bonne chose
« puisque même les Suisses y ont adhéré ». Aux yeux des Européens,
aux yeux du monde, cette adhésion signifiera simplement que les
risques inhérents à ce genre de construction gigantesque ont été
ramenés à des niveaux raisonnables.
Comme en
témoigne la mise sur pied tardive d’une Convention européenne, les
débats politiques sur l’Union, sur ce que les Européens veulent
faire de l’Europe, avec quels moyens et de quelle manière, ne font
peut-être que commencer (ou recommencer). En contrepoint, la
question suisse ajoute que rien ne sera définitivement acquis tant
que les Suisses ne se sentiront pas rassurés, qu’ils ne viendront
pas fermer la boucle d’une Europe stable, prospère et pacifique.
D’ici là, cette question continuera de générer d’importants
enseignements sur la nécessité de développer de manière
significative la démocratie en Europe. Ce sera l’objet de notre
première partie. Nous montrerons ensuite que le fédéralisme
helvétique, présenté avec beaucoup d’insistance comme une expérience
utile à l’Europe fédérale, ne lui serait en fait d’aucun secours.
Dans la troisième partie, nous verrons pourquoi la traditionnelle et
fameuse neutralité helvétique, si critiquée à une époque où
l’engagement de corps expéditionnaires pour le rétablissement et le
maintien de la paix passe à juste titre pour un devoir moral, est en
fait ce à quoi l’Union européenne s’expose si elle persiste dans la
voie du fédéralisme. Nous reviendrons dans la quatrième partie sur
le début des années 1990, pour mieux comprendre les raisons
économiques qui contribuent encore fortement à tenir la Suisse à
l’écart de l’Union. Pour suggérer également que si de larges
consensus économiques ont pu se tromper complètement sur les effets
jugés catastrophiques pour le pays d'une non-adhésion de la Suisse à
l'Union, ils pourraient également s'être gravement fourvoyés en
Europe sur les bienfaits matériels supposés de l'unification. Enfin,
nous évoquerons l'un des mythes les plus tenaces sur la Suisse, le
secret bancaire, pour montrer en particulier qu'il serait trop
facile d'écarter la question suisse au prétexte qu'elle ne tiendrait
qu'à quelques intérêts financiers fondamentaux et d'une légitimité
douteuse.
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