« Il est des heures graves dans l'histoire d'un peuple
où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces
qu'on lui cache. L'Europe que nous attendions et désirions, dans
laquelle pourrait s'épanouir une France digne et forte, cette Europe,
nous savons depuis d'hier qu'on ne veut pas la faire.
Tout nous conduit à penser que, derrière le masque des
mots et le jargon des technocrates, on prépare l'inféodation de la
France, on consent à l'idée de son abaissement.
En ce qui nous concerne nous devons dire NON.
En clair, de quoi s'agit-il ? Les faits sont simples,
même si certains ont cru gagner à les obscurcir.
L'élection prochaine de l'Assemblée européenne au
suffrage universel direct ne saurait intervenir sans que le peuple
français soit directement éclairé sur la portée de son vote. Elle
constituera un piège si les électeurs sont induits à croire qu'ils
vont simplement entériner quelques principes généraux, d'ailleurs à
peu près incontestés quant à la nécessité de l'organisation
européenne, alors que les suffrages ainsi captés vont servir à
légitimer tout ensemble les débordements futurs et les carences
actuelles, au préjudice des intérêts nationaux.
1. Le gouvernement français soutient que les
attributions de l'Assemblée resteront fixées par le traité de Rome et
ne seront pas modifiées en conséquence du nouveau mode d'élection.
Mais la plupart de nos partenaires énoncent l'opinion opposée presque
comme allant de soi et aucune assurance n'a été obtenue à l'encontre
de l'offensive ainsi annoncée, tranquillement, à l'avance. Or le
président de la République reconnaissait, à juste raison, dans une
conférence de presse récente, qu'une Europe fédérale ne manquerait pas
d'être dominée par les intérêts américains. C'est dire que les votes
de majorité, au sein des institutions européennes, en paralysant la
volonté de la France, ne serviront ni les intérêts français, bien
entendu, ni les intérêts européens. En d'autres termes, les votes des
81 représentants français pèseront bien peu à l'encontre des 329
représentants de pays eux-mêmes excessivement sensibles aux influences
d'outre-Atlantique.
Telle est bien la menace dont l'opinion publique doit
être consciente. Cette menace n'est pas lointaine et théorique : elle
est ouverte, certaine et proche. Comment nos gouvernants pourront-ils
y résister demain s'ils n'ont pas été capables de la faire écarter
dans les déclarations d'intention ?
2. L'approbation de la politique européenne du
gouvernement supposerait que celle-ci fût clairement affirmée à
l'égard des errements actuels de la Communauté économique européenne.
Il est de fait que cette Communauté - en dehors d'une politique
agricole commune, d'ailleurs menacée - tend à n'être, aujourd'hui,
guère plus qu'une zone de libre-échange favorable peut-être aux
intérêts étrangers les plus puissants, mais qui voue au démantèlement
des pans entiers de notre industrie laissée sans protection contre des
concurrences inégales, sauvages ou qui se gardent de nous accorder la
réciprocité. On ne saurait demander aux Français de souscrire ainsi à
leur asservissement économique, au marasme et au chômage. Dans la
mesure où la politique économique propre au gouvernement français
contribue pour sa part aux mêmes résultats, on ne saurait davantage
lui obtenir l'approbation sous le couvert d'un vote relatif à
l'Europe.
3. L'admission de l'Espagne et du Portugal dans la
Communauté soulève, tant pour nos intérêts agricoles que pour le
fonctionnement des institutions communes, de très sérieuses
difficultés qui doivent être préalablement résolues, sous peine
d'aggraver une situation déjà fort peu satisfaisante. Jusque-là, il
serait d'une grande légèreté, pour en tirer quelque avantage politique
plus ou moins illusoire, d'annoncer cette admission comme
virtuellement acquise.
4. La politique européenne du gouvernement ne peut, en
aucun cas, dispenser la France d'une politique étrangère qui lui soit
propre. L'Europe ne peut servir à camoufler l'effacement d'une France
qui n'aurait plus, sur le plan mondial, ni autorité, ni idée, ni
message, ni visage. Nous récusons une politique étrangère qui cesse de
répondre à la vocation d'une grande puissance, membre permanent du
Conseil de sécurité des Nations unies et investie de ce fait de
responsabilités particulières dans l'ordre international.
C'est pourquoi nous disons NON. NON à la politique de
la supranationalité. NON à l'asservissement économique. NON à
l'effacement international de la France.
Favorables à l'organisation européenne, oui, nous le
sommes pleinement. Nous voulons, autant que d'autres, que se fasse
l'Europe. Mais une Europe européenne, où la France conduise son destin
de grande nation. Nous disons non à une France vassale dans un empire
de marchands, non à une France qui démissionne aujourd'hui pour
s'effacer demain.
Puisqu'il s'agit de la France, de son indépendance et
de l'avenir, puis qu'il s'agit de l'Europe, de sa cohésion et de sa
volonté, nous ne transigerons pas. Nous lutterons de toutes nos forces
pour qu'après tant de sacrifices, tant d'épreuves et tant d'exemples,
notre génération ne signe pas, dans l'ignorance, le déclin de la
patrie.
Comme toujours quand il s'agit de l'abaissement de la
France, le parti de l'étranger est à l'oeuvre avec sa voix paisible et
rassurante. Français, ne l'écoutez pas. C'est l'engourdissement qui
précède la paix de la mort.
Mais comme toujours quand il s'agit de l'honneur de la
France, partout des hommes vont se lever pour combattre les partisans
du renoncement et les auxiliaires de la décadence.
Avec gravité et résolution, je vous appelle dans un
grand rassemblement de l'espérance, à un nouveau combat, celui pour la
France de toujours et l'Europe de demain ».
(Jacques CHIRAC, le 6 décembre 1978)