LES
OUVRAGES sur l'islam ne manquent pas. Rares sont ceux qui l'abordent
sous l'angle théologique. Et pourtant, à négliger cette dimension
essentielle, on risque de passer à côté du message coranique et de n'en
saisir que les aspects sociologiques, anthropologiques, civilisationnels,
historiques, sans bien se rendre compte que tout cela est foncièrement
et ontologiquement lié à la vision que l'on a de Dieu. Le dernier livre,
passionnant par ailleurs, de Bernard Lewis intitulé Que s'est-il
passé ? L'islam, l'occident et la modernité, nous en donne un
exemple éclatant. En ce qui concerne l'islam et le christianisme,
l'équation est on ne peut plus claire : il n'y a pas de théologie
sans anthropologie et réciproquement. De la vision que l'on a de Dieu,
dépend celle que l'on a de l'homme et de la société. Croire en un Dieu
transcendant et tout-puissant ou croire en un Dieu-PèreTout-Puissant
débouche, qu'on le veuille ou non, sur deux conceptions différentes et
irréductibles de l'homme et de la société qui en découle.
C'est ce principe évident qui nous a
amenés à étudier l'islam au miroir du christianisme et réciproquement.
II nous a paru essentiel d'aborder en toute vérité les thèmes de base
concernant les fondamentaux sur lesquels sont édifiées les deux
religions en présence. Ils se ramènent aux interrogations suivantes :
Croyons-nous dans le même Dieu ? Avons-nous la même révélation ?
Sommes-nous véritablement, juifs, chrétiens et musulmans les fls d'un
même père Abraham ? Croyons-nous dans le même Jésus et la même Marie ?
Cela étant, parlons-nous, en islam et dans le christianisme, des mêmes
droits lorsque nous évoquons les droits de l'homme ?
Telles sont en effet les questions
brûlantes que l'on se garde bien, en général, d'aborder résolument, tant
est fort le désir de nous considérer, musulmans et chrétiens, les mêmes
au plan théologique, pensant ainsi mieux sauvegarder le désir de réussir
un mieux-vivre ensemble. Oubliant que rien de sérieux ne saurait se
construire en dehors de la vérité : « La vérité vous libérera »,
avait dit le Christ dans saint Jean.
Juifs, chrétiens et musulmans,
croyons-nous dans le même Dieu ? On ne saurait répondre à cette question
par un oui ou un non catégorique. Plutôt que d'employer la préposition «
ou », il nous faut recourir à la préposition « et ». La clef de la
réponse réside dans une conjonction entre oui et non.
En réalité, cette question sous-tend
deux autres questions concomitantes : la première, « Combien de dieux y
a-t-il ? » ; la deuxième, « Qui est Dieu ? »
A la première question, juifs,
chrétiens et musulmans nous répondons à l'unisson : oui, nous croyons
qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Telle est l'affirmation monothéiste. Mais
ce Dieu-Un, qui est-il ? C'est alors qu'apparaissent les différences. Et
elles sont de taille. voire ontologique.
Pour les juifs, Dieu est Yahweh. Il
s'agit en effet d'un Dieu-Personnel qui entend établir des relations
d'alliance avec l'homme. Le Dieu-Yahweh est le tout-autre. II est aussi
nôtre, en ce qu'il chemine avec l'homme et entend vivre une histoire de
proximité dans la toute-puissance. Tout-Puissant, il est législateur.
Dieu de proximité, il chemine avec l'homme et lui apprend à vivre en
fidélité avec la loi q'u'est la Thora et progresser, sous l' influence
des prophètes, vers une religion d'intériorité et d'universalisme, tout
entière tendue vers la venue de l'Emmanuel, Dieu-avec-nous.
Pour le chrétien, Dieu est le
toutAutre et le tout-nôtre, il est Amour. Où l'on passe de la notion
d'unicité à celle d'unité. Parce qu'il n'est qu'Amour, Dieu est
Relation, il est Être-de-relation. Sa nature profonde l'incite à entrer
en relation. Dire de Dieu qu'il est Etre-de-Relation ou Uni-Trinité,
c'est tout un. Dieu-relation donne et se donne, totalement. Il est
accueil, totalement. II est la plénitude du don et de l'accueil. El
c'est dans ce sens dire l'on peut parler de Père, Fils et Saint-Esprit.
Parce qu'il est don, il est partage L'amour exige le partage. Dieu n'est
pas pour lui, il est pour autrui il est amour-agapè, amour d'altérité.
Parce qu'il aime l'homme, Dieu entend l'amener à partager librement sa
propre vie. C'est en cela que réside le sens du mystère de
l'Incarnation, qui est débordement d'amour.
Quant au musulman, il ne saurai
répondre à cette deuxième question. De Dieu il ne saurait rien dire si
ce n'est qu'il est impénétrable (samad). Le musulman se mure dans
l'attitude apophatique, dan: un silence respectueux fait d'accuei
silencieux et résigné d'un Dieu législateur et tout-puissant . Au coeur
de l'islam il y a l'obéissance. C'est ce que veut dire islâm,
abandonne au bon vouloir de Dieu. Le musulman sait qu'il sera jugé sur
sa fidélité aux obligations telles qu'elle sont consignées dans le
Coran.
Et l'on passe ainsi du Dieu-Personnel
au Dieu-notionnel. II n'est pas question en effet de parler d'amour ou
de relation. D'ailleurs, le mot amour, hubb en arabe, est un
amour éros, un amour-pour-soi. Le Dieu de l'islam est un Dieu-pour-lui
et non pour autrui. Ce mot amour est chargé d'un si grand coefficient
d'affectivité, aux yeux de l'islam, qu'il induit la corporéité en Dieu.
Pourtant ce Dieu-Tout-Puissant est
capable d'aimer d'un amour de bienveillance et de miséricorde. Or, la
miséricorde n'est qu'un aspect de l'amour. Un amour qui débouche sur le
pardon, «sil plaît à Dieu », où l'on ne peut parler de « partage
», encore moins d'Incarnation. L'islam pose un refus catégorique à la
Trinité (qu'il confond avec le trithéisme : la foi en trois dieux, Dieu,
Marie et Jésus), à l'Incarnation, à la Rédemption, à la Résurrection, à
la divinité de Jésus-Christ, à la Maternité divine de Marie.
Sans doute l'islam a-t-il un discours
sur Dieu (les 99 beaux noms de Dieu). C'est ce qu'on appelle le discours
sur l'unicité (at-Tawhid), qui est une théodicée et non point une
théologie. II aurait fallu, pour qu'il y ait théologie, que l'on admette
l'idée de développement du dogme. Or, le dogme, en islam, est
définitivement donné, valable en sa teneur définitive, pour tous les
temps et tous les lieux.
Les conséquences sont inéluctables :
L'homme-Trinitaire, est par essence relation, communication, dialogue,
communion. L'ouverture à la différence lui est fondamentale.
L'acceptation de l'autre différent est au coeur de son comportement.
L'unité débouche sur la diversité. L'homme-coranique est par essence
adepte de l'uniformité, de l'embrigadement dans l'unicité. S'il y a un
chef d'Etat, c'est pour être au service de la Urrnma, qui est le
rassemblement des croyants dans le giron (umm = mère) de la foi,
où le véritable chef d'Etat, c'est Dieu. Lislam est par essence
réfractaire à la différence. Si l'on parle de tolérance à son propos, il
ne s'a t pas d'acceptation de l'autre différent, mais d'une acceptation
bien à contrecoeur de l'autre différent. Le système social sera
pyramidal, patriarcal, uniformisant et non point démocratique... L'islam
n'a pas pour vocation de créer des systèmes de sociétés démocratiques.
Deuxième interrogation :
Avons-nous la même Révélation ? Oui, dans ce sens que Dieu a décidé de
parler. Non en ce que Dieu, le Dieu biblique, parle a travers
l'histoire, l'événement, l'existence.Le judéo-christianisme est
existentiel et événementiel.
Le Dieu coranique impose un livre qui
tombe tout fait d'en haut (inzâl), qui s'impose et qui en impose par ses
diktats irrévocables. 'islam n'est pas une histoire, il a une histoire.
L'islam génère un homme-robot d'où est
exclue la liberté. Il génère des « esclaves de Dieu » (Abdallah) et donc
des esclaves d'un homme leader, représentant de Dieu sur terre. Le
christianisme génère des hommes libres.
Dieu, pour le christianisme, ne
s'impose jamais. II se propose. Contrainte et amour ne peuvent cohabiter
ni frayer ensemble.
Si l'islam est par essence la religion
du Livre, le christianisme est religion d'une Personne vivante qui
s'appelle Jésus-Christ. Parler des trois religions du Livre, est une
pure aberration. Car si le christianisme a des livres, il n'est pas
religion du livre.
Troisième interrogation :
Sommes-nous les fils d'un même père Abraham ? Oui, en ce sens qu'Abraham
est le père des croyants. Non. en ce que Abraham est le Dieu de
l'Alliance et de la Promesse. Deux réalités qui sont étrangères à la foi
musulmane. Abraham est un musulman-type. Il est le père de l'islam.
Quatrième interrogation :
Parlons-nous, dans l'islam et le christianisme du même Jésus et de la
même Marie ? Le Coran, s'il parle de Marie en termes élogieux, dont il a
respecté le nom, il n'en va pas de même pour Jésus dont il a déformé le
nom en l'appelant 'Isa et non pas Yasû' . 'Isa,
pourrait être la déformation de Yasû' avec inversion des
consonnes, et, dans le meilleur des cas, il serait l'équivalent de Josué
ou encore d'Esaü, mais non point de Yasû' qui veut dire «
Dieu-sauve ».
'Isa donc
est un prophète à la manière de l'islam. Le prophète en islam est un
envoyé de Dieu pour rappeler à l'homme oublieux (Insdn), qu'il
n'y a qu' un seul Dieu. Isa est fils de Marie ('Isa
bnuMaryam). Il n'est pas Fils de Dieu. Conséquence : plus possible
de parler d'Incarnation, ni de médiation, encore moins de médiateur.
L'homme est réduit à se fier à lui-même, seul face à face avec le livre,
livré à sa propre angoisse. Une inquiétude qui ne peut s'ouvrir que sur
la violence.
Cinquième interrogation :
Parlons-nous des mêmes droits de l'homme quand nous évoquons les droits
de l'homme ?
Tout d'abord, il n'est pas du ressort
de l'islam de parler de droits de l'homme. L'homme, face à Dieu, n'a que
des devoirs. Etant serviteur, voire esclave ('abd) de Dieu, il
n'est pas sujet de droits mais de devoirs.
Si l'islam a parlé de droits de
l'homme, ce n'est que tardivement. suite à la Proclamation universelle
des droits de l'homme à l'ONU, le 10 décembre 1948. C'est simple ment en
septembre 1981, à partir de l'UNESCO à Paris, que fui énoncée
La Proclamation des droits dG l'homme en islam.
Deux remarques ici s'imposent les
droits de l'homme, tels qu'il: furent proclamés à l'ONU, prennent leur
source dans l'homme même, dans la dignité de la personne humaine,
héritage du christianisme, tandis que les droits de l'homme tels que
proclamés à l'UNESCO, prennent leur source en Dieu, dans le Dieu du
Coran. D'ailleurs, le terme personne n'existe pas en arabe. Pour parler
de la personne humaine, on emploiera le terme de fard (individu).
Le pendant de personne serait shakhs en arabe, ce qui signifie
statue. Pour parler des Trois Personnes divines, les chrétiens arabes
ont emprunté un terme à l'araméen, uknûm, qu'ils ont arabisé.
Ajouter à cela que les articles des
droits de l'homme en islam reprennent ceux énoncés par l'ONU, mais à la
suite de chacun de ces articles est inscrite une incise, dans le texte
arabe : « à condition que cela n aille pas à l'encontre du Coran ».
Ce qui est donc affirmé par le texte peut être éliminé par sa référence
au texte coranique qui refuse l'égalité des sexes, la liberté de
conscience, la liberté de changer de religion, l'égalité des hommes,
puisque le musulman fait partie de « la nation la meilleure qui ait
été suscitée pour l'homme » (Co 3, 110)... Le non-musulman est « un
impie » (Kâfir).
Cela dit, il n'est pas étonnant qaue,
dans pareille vision de Dieu et de l'homme, le musulman se considère
comme membre du parti de Dieu (Hizbullâh) (Co 5, 56). Il est
donc, parce que objet d'un choix préférentiel de Dieu, chargé de mission
: il est requis pour prendre la défense des droits de Dieu. Il est donc
fier de son appartenance à la « communauté du prophète » (Ummatunnabî).
Il se doit donc, au cas où il a la conviction que les droits de Dieu
sont bafoués, d'intervenir par la force pour venger Dieu et tout faire
rentrer dans l'ordre, tel que prévu par le Coran. Il suffira que des
voix autorisées, comme les imams ou les juristes ,(fuqahâ) en
appellent à la guerre pour Dieu, au Jihâd, pour que les croyants
se mobilisent et aillent au « martyre », quitte à tuer d'autres êtres
humains, des innocents, avec lui.
Sans doute, des passages du Coran en
appellent-ils a la paix, à la tolérance, comme celui qui proclame que «
tuer un homme, qui n à pas tué ou commis une forfaiture, c est tuer
l'humanité et sauver quelqu'un, c'est sauver l'humanité » (Co 5, 32). Ce
qui permet de dire que ceux qui en appellent à la paix justifient leur
démarche par le Coran. Et ceux qui en appellent à la violence et au
terrorisme, justifient leur action par le Coran. Les deux catégories
d'hommes sont aussi authentiques les unes que les autres dans leur
islamité.
Telles sont les nervures de La
Croix et le Croissant. Le livre ne pouvait que se terminer par
deux assertions qui en résument la teneur, là où l'islam proclame : «
obéis aveuglément et va . », le christianisme, à la suite de saint
Augustin, dit : « Aime et fais œ que tu veux ! » Au coeur de l'islam, il
y a l'obéissance ; au coeur du christiamsme, il a l'amour. Deux
démarches, deux visions, deux visages qui sont antinomiques.
Antoine Moussali