le 13/11/2005
Vladimir Steiner a écrit :
Le revenu de base en débat
Ulrich Hölder
" Il faut créer les possibilités pour que chacun
puisse réaliser librement ce qui correspond à sa vocation, en fonction
de ses capacités et de ses forces. " (R. Steiner, 1906)
Coup d’éclat
Samedi 2 juillet 2005. On prend son journal (le "Stuttgarter
Zeitung ") et on commence, comme à l’habitude, à éplucher les
informations politiques avant de passer aux pages économiques.
Les nouvelles catastrophiques sont devenues la routine
ces derniers temps : chômage, insolvabilités, reprises "hostiles " ou
normales d’entreprises, déficits budgétaires, réendettement, croissance
insuffisante, etc. Le lecteur régulier peut presque déjà formuler
lui-même les " thérapies " proposées, tant elles sont répétitives : si
l’on veut augmenter la croissance, il est nécessaire voire indispensable
(d’après la théorie de l’offre néo-libérale), d’une part, de soulager
les hauts revenus (baisse de la plus haute tranche d’imposition) et les
entreprises (allègement de l’impôt sur les sociétés), et d’autre part,
d’abaisser les coûts salariaux (contributions sociales pour la maladie,
le chômage, les retraites) sans oublier de débureaucratiser, déréguler,
rendre plus flexible, etc.
De temps en temps, mais beaucoup plus rarement, on
trouve aussi des articles indiquant que l’économie souffre actuellement
d’une demande intérieure trop faible et que celle-ci ne peut être
stimulée par une réduction des contributions sociales mais au contraire
par une augmentation du salaire réel, parallèlement à l’augmentation de
la productivité, et par des programmes publics d’infrastructures
(orientation de la demande selon Keynes, comportement anticyclique des
pouvoirs publics).
Ce samedi, toutefois, le ton en première page de la
partie économique est tout nouveau. Titre : L’économie libère l’homme du
travail. Et en-dessous : selon Götz Werner, directeur général de la
chaîne de drogueries dm, l’Allemagne a besoin d’un revenu citoyen et
d’un seul impôt (interview par Sönke Iwersen). On se frotte les yeux,
abasourdi, et on y regarde une deuxième fois. Mais si, pas de doute,
toute une page d’interview de Götz Werner, un patron d’orientation
annthroposophique, fondateur et gérant actuel de la chaîne de drogueries
dm !
Dans un encart au milieu de la page, une photo couleur
de Götz Werner accompagnée de ces mots : Götz W. Werner, né en 1944 à
Heidelberg, marié, père de 7 enfants, ouvre sa première boutique à
Karlsruhe en 1973. Aujourd’hui 1500 filiales, 21 000 salariés, chiffre
d’affaires d’env. 3,1 milliards ( !) d’Euro. Dirige depuis 2003
l’Institut d’entreprenariat à l’université de Karlsruhe. Et c’est parti
: à 27 questions brèves, 27 réponses concises.
a) Création de nouveaux emplois
G. W. surprend d’entrée de jeu : " La tâche de
l’économie n’est pas de créer des emplois. Au contraire, la tâche de
l’économie est de libérer les hommes du travail. Nous avons superbement
réussi sur ce point, ces 50 dernières années. "Globalement, aucune
génération, en Allemagne, n’a eu à travailler si peu en disposant d’un
niveau de vie aussi élevé que celui d’aujourd’hui. "
b) Quand l’emploi crée le chômage
" Notre compagnie crée beaucoup d’emplois, certes.
Mais notre réussite est due à notre productivité. La productivité
entraîne la croissance. Et parce que nous grandissons, nous créons des
emplois. Mais c’est au détriment de l’emploi dans d’autres entreprises
moins productives. En économie politique, on voit que la réussite sur un
marché saturé conduit toujours à une diminution de l’emploi. "
c) Productivité, prospérité, travail
G. W. : " Nous vivons dans des conditions quasi
paradisiaques. Car nous sommes aujourd’hui en mesure de produire
beaucoup plus qu’il serait raisonnable de consommer... Ceux qui ont
quelques notions d’économie savent au moins une chose : l’époque du
travail de masse est révolue. "
d) La 2ème tâche de l’économie
G. W. : " Il existe 2 tâches. La première :
approvisionner les hommes en biens et en services. La deuxième : en plus
de produire des biens, l’économie doit fournir suffisamment d’argent aux
hommes pour qu’ils puissent consommer. "
e) Fournir de l’argent aux hommes ? Pour avoir de
l’argent, il faut travailler
G. W. : " Oui, oui. Et celui qui ne travaille pas n’a
pas le droit de manger, n’est-ce pas ? Cette pensée est encore
profondément ancrée dans les esprits. Mais elle ne nous fait pas avancer
d’un pouce aujourd’hui"
f) Un revenu citoyen inconditionnel
G. W. : " Nous avons besoin d’un revenu citoyen
inconditionnel. Une rente à vie pour chaque citoyen. " A combien
doit-elle s’élever ? " A une somme suffisante pour couvrir décemment les
besoins de base : 1300 à 1500 Euros. "
g) Comment financer cela ?
G. W. : " Je propose d’abolir tous les impôts sauf la
TVA, la taxe sur la valeur ajoutée. [qui pourrait monter] jusqu’à 48 %.
Si vous additionnez toutes les taxes et toutes les charges sociales, le
résultat équivaut à un taux de TVA de 48 %. Et si cette somme n’était
collectée qu’à travers la taxe sur la valeur ajoutée, les avantages
seraient immenses. "
h) Un exemple
G. W. : " Supposons qu’une infirmière gagne 2500
Euros. Après soustraction du revenu citoyen de 1300 Euros, l’hôpital
n’aurait plus qu’à payer 1200 Euros. L’infirmière toucherait autant mais
la rémunération de son travail serait beaucoup moins lourde pour
l’hôpital. Le revenu citoyen allègerait considérablement les charges qui
pèsent sur les biens et les services très gourmands en main d’oeuvre, ce
qui dynamiserait d’autant le marché du travail. Au résultat, les prix
resteraient les mêmes, l’Etat devant financer le revenu citoyen sur la
TVA collectée. "
i) Qui voudra encore travailler s’il peut rester chez
lui pour 1500 Euros ?
G. W. : " Vous sous-estimez la valeur immatérielle du
travail. Beaucoup de gens ont un grand plaisir à travailler. Songez
aussi à tous les métiers sociaux et à tout le travail culturel. Sur ce
plan, les besoins sont immenses dans la société et trouveraient enfin le
moyen d’être financés. " [Les emplois ennuyeux, désagréables]devront
être mieux rémunérés si nous en avons besoin. "
j) Tout le monde parle de crise. En vous écoutant, on
pourrait penser que l’Allemagne va très bien.
G. W. : " Ce qui est tout à fait vrai. Notre pays n’a
encore jamais produit une telle prospérité. Nous avons seulement du mal
à répartir ces richesses. Nous n’y sommes pas habitués. "
k) Donc pas de crise ?
G. W. : " En tout cas pas de crise économique. Nous
progressons vers une société dans laquelle le travail disparaît. La
question est de savoir ce que les gens peuvent faire de leur temps
libre. C’est une question culturelle. Le problème que nous rencontrons
ne relève pas du marché du travail mais de la culture. Malheureusement,
les gens en sont à peine conscients. C’est justement par là qu’il faut
s’attaquer au problème.
Commentaire de l’interview
Emploi et dynamisme économique
A la lecture de cette interview, on peut se demander
si M. Werner n’est pas un brin provocateur et polémique. Et si ce
n’était pas le cas ? L’article a eu beaucoup de succès et suscité un
grand débat dans les colonnes du même journal. Peut-être pourrait-on
faire l’exercice de le prendre au sérieux et d’approfondir ce qui, à
première vue, semble davantage relever de la boutade que d’une réflexion
économique étayée. Nous reproduisons ici quelques éléments de ce débat.
Premier caillou dans la mare, G. Werner affirme non
sans humour que la création d’emplois n’est pas le problème dans notre
société de relative abondance. Il est même bon que l’emploi aille en
diminuant. Le problème est seulement celui de la répartition des
richesses. Que tout le monde puisse avoir, non pas un revenu minimum,
mais un revenu décent pour vivre.
Le deuxième problème est que notre économie souffre
d’un manque de dynamisme. Les charges sociales et les impôts grèvent
lourdement les entreprises et leur plombent les ailes. Sur ce point,
Werner est d’accord avec les autres patrons, mais il propose une
solution radicale. Non pas rogner sur les salaires et sur les avantages
sociaux, mais supprimer toutes les charges (impôts + charges sociales)
ce qui fera baisser d’autant les prix et les transformer intégralement
en valeur ajoutée, ce qui fait remonter les prix à leur valeur
précédente. Pour Christoph Strawe, qui commente l’interview dans sa
revue Rundbrief, cette opération se justifie ainsi : de toutes façons,
toutes les charges, tous les impôts qui incombent aux entreprises sont
répercutés par celles-ci dans les prix. La solution proposée a donc
l’avantage de la transparence, ce qui permet toujours de mieux agir sur
la situation. Mais ce n’est pas le seul intérêt de
cette mesure, blanche qu’en apparence. Libérées du
poids de l’impôt, les entreprises pourraient investir sans entrave.
L’économie s’en trouverait dynamisée, surtout dans le contexte mondial,
et la concurrence faussée par les énormes différences de prélèvements
sociaux est rétablie. Sur le plan mondial, ce système peut conduire à
une plus grande justice sociale. Nous y reviendrons.
Un quatrième avantage, et non des moindres, est cité.
Toute la bureaucratie pour le calcul et la collecte des impôts et des
charges sociales ainsi que pour la répression des fraudes peut
disparaître ! Evidemment, il faudra encore s’assurer que les entreprises
répercutent l’allégement de leurs charges par une baisse correspondante
des prix. Un contrôle social approprié pourra éviter cet écueil, par
exemple si les entreprises ne sont réellement exonérées de leurs charges
que s’il est prouvé que la baisse des prix correspondante a bien eu
lieu.
Justice fiscale
La grande question que soulève cette proposition est
celle de la justice sociale. L’impôt sur le revenu par tranches
successives n’est-il pas beaucoup plus juste ? Une certaine dégressivité
s’obtient aussi avec la TVA, en taxant peu ou pas les biens de base,
comme cela se pratique déjà d’une certaine manière aujourd’hui. Götz
Werner avance un chiffre : 48 %. Une TVA d’environ 48 % couvrirait
toutes les charges sociales et tous les impôts actuellement collectés en
Allemagne. Il semble que les hauts revenus seraient plus taxés avec un
impôt sur la consommation (de type TVA), par exemple en surtaxant
certains produits de luxe - qu’avec l’impôt sur le revenu.
Christoph Strawe pense que la notion d’impôt sur la
consommation devrait également s’étendre à certaines opérations qui
constituent une forme de prélèvement. Il évoque par exemple tous ces
revenus qui ne sont la contrepartie d’aucune prestation, tels que les
produits de la spéculation financière ou les rentes dérivées de la
spéculation foncière. Cela nous conduit à la nécessité d’une réflexion
de fond sur les problèmes du droit foncier et du statut de l’argent.
Dans le même ordre d’idées, le droit de propriété des entreprises
mériterait également un débat. Mais restons réalistes ! Car des
modifications dans ce domaine ne pourront pas être introduites avant la
restructuration des systèmes sociaux et l’instauration du revenu
citoyen.
Justice mondiale
En plus d’une plus grande justice sociale, l’impôt sur
la consommation contribuerait aussi à un commerce plus équitable. Quand
il est question ici de commerce international, précisons qu’il ne s’agit
pas de favoriser coûte que coûte les exportations mais d’établir des
conditions d’échange justes à l’échelle mondiale. Rappelons qu’à
l’exportation, les prix sont toujours hors taxe. Dans le système
proposé, ils seront donc beaucoup plus concurrentiels. Ici C.Strawe
suggère que les partenaires étrangers soient encouragés à adopter ce
même modèle d’imposition et à appliquer une taxe sociale sur les
produits importés de chez nous. Pour les pays en voie de développement,
ce serait un bon moyen de mettre en place des systèmes sociaux.
En ce qui concerne le manque à gagner de TVA sur les
produits exportés, il est compensé par la TVA que l’on applique aux
importations. Cela s’équilibre si les exportations sont équivalentes aux
importations. Dans ce cas, il conviendrait néanmoins d’instaurer le
nouveau système progressivement, afin d’aplanir les difficultés qui
peuvent se présenter. Il reste à considérer le cas où les exportations
sont excédentaires. Il faut alors s’attendre à des répercussions sur les
prix et les rectifier au besoin.
Notons toutefois que depuis les trois ans d’existence
de l’Euro, nous avons assisté à des écarts entre l’Euro et le dollar de
l’ordre de 30 %. Ces écarts ont pu être maîtrisés sans grosses
difficultés. Dans nos habitudes de pensées, il paraît normal que les
marchés financiers anonymes effectuent des modifications à cet effet,
alors que des modifications minimes entreprises par une volonté sociale
éveillent aussitôt des images de scénarios catastrophes.
Un revenu de base citoyen
Si l’on poursuit jusqu’au bout la logique de G.Werner,
il ne faudrait pas seulement alléger l’entreprise de ses charges
sociales, mais de tout ce qui a trait au travail, c’est-à-dire des
salaires. Le travail n’est pas une marchandise. Il ne devrait donc pas
être comptabilisé comme tel. Mais quelle est la valeur du travail ?
Rudolf Steiner énonce à ce sujet ce qu’il appelle la " loi sociale
fondamentale " : " Une communauté de personnes travaillant ensemble
fonctionne d’autant plus sainement que chacun revendique moins pour lui
une part de sa propre
production, c’est-à-dire qu’il cède davantage de sa
production à ses collaborateurs et que ses propres besoins sont
satisfaits par le fruit non pas de son travail mais de celui des autres.
" La valeur du travail résiderait donc notamment dans le fait de
produire quelque chose pour les autres. Si l’on prend ce point de vue
comme hypothèse de travail, on peut dire que ce qu’une personne touche
pour vivre doit lui venir de la communauté et pas de son travail direct.
Son travail direct sert à faire vivre la communauté. L’idée d’un revenu
social devient alors évidente. G.Werner propose un revenu de base. Il ne
dit rien de son financement. Mais il est clair que les économies
réalisées par une diminution de la bureaucratie et les gains obtenus par
la vivification de l’économie que permettraient ses deux propositions :
un seul impôt, de type TVA et un revenu distribué non par l’entreprise
mais par la société, devraient déjà y contribuer de manière importante.
Reste à trouver les mécanismes !
Le financement d’une telle mesure met évidemment en
jeu d’énormes masses d’argent, ce qui ne manquera pas d’effrayer
certains. Mais on verrait déjà un premier problème se résoudre : les
bénéficiaires du revenu de base qui ne recherchent qu’un complément de
ressources n’entreront pas en concurrence sur le marché "primaire " du
travail avec ceux qui ont besoin d’un revenu complet. L’on évite ainsi
une pression à la baisse sur les salaires. Par ailleurs, les entreprises
et les organismes d’intérêt général auraient la possibilité d’embaucher
des personnes dont il suffira de compléter les revenus en fonction de
leurs besoins et de leurs capacités. Cela pourrait impulser une
formidable dynamique sociale, notamment parce que le travail accompli
dans des domaines insuffisamment pourvus comme la culture,
l’environnement et l’action sociale, recevra enfin une contrepartie en
argent. Le président des Archives de l’économie mondiale, à Hambourg,
estime qu’un revenu de base est tout à fait finançable et indique que le
seul fait de réduire la bureaucratie du système social ouvre déjà de
nouveaux champs d’action.
Par conséquent, si la volonté politique existe
d’instaurer un revenu de base inconditionnel, la faisabilité d’un tel
projet ne paraît pas irréaliste.
Des questions
Une foule d’autres questions se posent évidemment, par
exemple : comment se positionner par rapport aux flux d’immigration que
l’instauration d’un revenu de base peut susciter ? Doit-on limiter le
droit à une sécurité de base aux seuls ressortissants d’un pays ou
existe-t-il d’autres moyens d’éviter des problèmes qui pourraient
s’avérer difficiles à maîtriser. Et qu’en est-il des citoyens vivant à
l’étranger ? Comment étendre le revenu de base au monde entier,
instaurer le droit à un revenu de base dans le plus grand nombre de pays
?
Enfin, une question ou objection ultime ne manquera
pas d’être formulée : les gens ne découvriront-ils pas les vertus de la
paresse ? Sans répéter ici les arguments déjà développés par d’autres,
évoquons seulement le fait que beaucoup de gens ont besoin aujourd’hui
d’une aide et d’un accompagnement pour reprendre les rênes de leur vie
et se responsabiliser par rapport à autrui. Si le revenu de base laisse
les gens libres, cela ne veut pas dire qu’ils seront laissés seuls. Au
contraire, ce revenu de base permettrait de développer sur tous les
plans un travail social qui aujourd’hui se réduit de plus en plus à une
peau de chagrin, faute d’argent. L’essentiel est que le revenu de base
inconditionnel redonne du courage aux femmes et aux hommes si souvent
plongés aujourd’hui dans la peur et l’impuissance.
Vers une autre économie ?
On s’aperçoit que l’idée de commuer les charges et
impôts sur les revenus en taxes sur la consommation ainsi que l’idée
d’un revenu de base solidaire pour tous peuvent se mettre
progressivement en place sans beaucoup modifier les prix. Et pourtant
les effets seraient considérables. Ces mesures répareraient beaucoup de
maux sociaux et répondraient à beaucoup de nos problèmes actuels.
Comment cela s’explique-t-il ? Un ingrédient immatériel a été ajouté à
quelque chose qui, comptablement, paraît équivalent : c’est une valeur
non pas financière mais humaine, celle du travail pour le bien commun et
non pour soi, celle du service rendu à la communauté dont l’effet en
retour est aussi un bien pour soi.
L’article de Götz Werner a suscité beaucoup de
réactions positives. Plus d’un lecteur a souhaité que ces idées hors des
chemins battus soient approfondies, expérimentées, mises à l’épreuve de
la réalité, pour voir concrètement comment avancer avec elles. Quand
devons-nous commencer, a demandé l’un. Et il répond lui-même :
Maintenant, sans plus tarder !
Tiré de revue Tournant n°131/132, journal pour la
fraternité dans l’économique, la vraie rencontre de l’autre et la
spiritualisation de la culture
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