La confrérie islamiste continue de
renforcer sa représentation au Parlement, malgré le bouclage de
bureaux de vote par la police.
Tangi Salaün
[28 novembre 2005]
«Je ne suis pas un criminel, je veux
seulement voter.» Samedi, Amr, un Alexandrin d'une trentaine d'années,
a passé toute la journée devant un bureau de vote totalement bouclé
par la police antiémeute. Comme lors du précédent scrutin, en 2000,
c'est le dernier moyen trouvé par les autorités pour endiguer la
percée électorale des Frères musulmans. Mais cette fois sans grand
succès. Selon des résultats non officiels, 29 islamistes
supplémentaires auraient été élus samedi. Avec 76 députés, la
confrérie dépasse déjà ses prévisions les plus optimistes. Conscients
de l'inquiétude suscitée par ces résultats, notamment en Occident et
au sein de la minorité copte (chrétiens d'Egypte), les ikhwan (Frères)
cherchent à rassurer : mercredi, ils ont publié dans les colonnes du
journal britannique The Guardian une tribune intitulée «N'ayez pas
peur», dans laquelle ils affirmaient leur attachement aux règles
démocratiques ; hier, leur porte-parole Essam el-Erian a lancé un
appel au «dialogue national» entre musulmans et chrétiens, sans
vraiment convaincre.
Bien qu'il soit assuré de conserver
sa majorité, le Parti national démocrate (PND) ne semble plus trop
savoir quelle attitude adopter. Lors du premier tour de cette deuxième
phase, il a eu recours aux beltageya, des gros bras payés pour
intimider ou agresser les électeurs des candidats adverses. Les
violences, qui ont fait plusieurs morts, n'ont pas épargné les juges
chargés de superviser les bureaux de vote. Certains ont été molestés,
des urnes brûlées ou jetées dans les canaux d'irrigation. Pour
dénoncer ces violences et «l'impuissance, sinon le laxisme prémédité
de la police», les juges en avaient appelé la semaine dernière à
l'armée pour assurer leur protection.
C'est sous ce prétexte que les
autorités ont ordonné samedi le bouclage des bureaux de vote par la
police antiémeute, notamment à Alexandrie. Dans la métropole
méditerranéenne, les Frères musulmans ont frappé fort en remportant 7
sièges (sur 22) dès le premier tour, leurs quatre autres candidats
étant en ballottage samedi. C'était le cas à Dakhila, une
circonscription populaire de l'ouest de la ville, où Tawakil Messaoud
(FM) était opposé à Abdel Moneim Deifallah (PND). Au petit matin, des
policiers armés de fusils à pompe et soutenus par des véhicules
blindés ont pris position devant l'école el-Rashid de Wardian, le
quartier des docks. Impossible d'approcher du bâtiment. En face, des
dizaines de personnes, hommes et femmes, manifestent en brandissant
leurs cartes d'électeur. Parmi eux, une grande majorité de
sympathisants des Frères musulmans, mais aussi d'autres partis
d'opposition. Le paysage est déprimant. D'un côté, une barre
d'immeubles lépreux et la fumée des usines pétrochimiques. De l'autre,
les quais du port et les énormes grues qui déchargent les cargos. La
chaleur humide commence à monter. Mais la police est intraitable.
«Nous avons l'ordre de ne laisser passer personne», rétorquent les
officiers.
Quartier encerclé
Soudain, une rumeur : des incidents
auraient eu lieu à Bilal, à quelques kilomètres de là. Pour atteindre
ce quartier déshérité, aux portes d'Agami, le Saint-Tropez de la
bourgeoisie égyptienne, il faut suivre une route défoncée qui longe le
front de mer, dans une forte odeur de poisson. Sur le bas-côté, les
pêcheurs exposent leurs prises du jour sur des claies en bois : thons,
daurades et autre mulets ne trouveront pas beaucoup d'amateurs
aujourd'hui. A quelques pas de là, en effet, nouveau cordon de police
antiémeute. Ici, c'est un tout un quartier qui est encerclé par les
forces de l'ordre. Personne ne passe, ni électeurs, ni habitants. Ceux
qui sont à l'intérieur du périmètre sécurisé observent la scène depuis
leurs balcons. Les autres tuent le temps. Des enfants jouent au foot
dans les ruelles en terre. Deux pêcheurs ont installé leurs tabourets
sur la plage de sable d'un blanc approximatif. A midi, le calme règne.
Sur 12 000 inscrits, moins d'une centaine ont voté.
Retour à Wardian. Les policiers
laissent finalement passer les électeurs au compte-gouttes. La plupart
ont retiré au préalable une carte du PND au rez-de-chaussée d'un
immeuble voisin. Tawakil Messaoud, un médecin dont la popularité doit
beaucoup aux oeuvres sociales des Frères musulmans, n'a pas cette
chance. Le candidat de la confrérie fait le tour de l'école pour
chercher une autre entrée, mais il se heurte à un nouveau barrage. La
foule s'impatiente et reprend en choeur le slogan des ikhwan, «l'islam
est la solution».
Talaat Fahmy, un responsable de la
confrérie, prend la parole pour appeler les manifestants au calme et à
la patience. «Nous subissons une injustice, mais Dieu va changer le
monde», promet-il. Dans la foule, de nombreux enfants ont droit à une
formation politique accélérée. Un marchand de glaces a flairé la bonne
affaire et installé sa carriole.
L'appel à la prière monte dans le
ciel d'Alexandrie. La nuit tombe sur Bilal et, avec elle, les
premières pierres. Les jeunes du quartier ont fini par exploser quand
un bus transportant des électeurs du PND a été autorisé à franchir le
rideau policier. Les forces de l'ordre répliquent à grand renfort de
grenades lacrymogènes. Un nuage de gaz irritant rampe dans les rues
jonchées de projectiles, jusque dans les immeubles et la mosquée. Des
fidèles sortent en pleurs. Le service d'ordre des Frères musulmans
intervient pour ne pas être accusé d'être à l'origine des violences.
Près de 800 membres de la confrérie seront malgré tout arrêtés à
travers le pays.
A Bilal, il faudra plusieurs heures
pour ramener le calme. La population est écoeurée. Impossible de faire
un pas sans être interpellé par un habitant : «Dites au monde ce que
sont la liberté et la démocratie en Egypte.» Quand les résultats
tombent, pas de surprise : Tawakil Messaoud n'ira pas au Parlement.
Pas cette fois. Près du bureau de vote de Bilal, un jeune policier
exténué esquisse un sourire. «Tout va bien», dit-il, puis, un ton plus
bas : «L'islam est la solution "