L'histoire de la colonisation
française est un enjeu capital. Ce qui est en cause, c'est en fait
l'histoire nationale et son devenir. Albert Camus, écrivait déjà en
avril 1958 : «Certains Français considérèrent que, par ses entreprises
coloniales, la France – et elle seule, au milieu des nations saintes
et pures – est en état de péché historique.» Si c'est le cas, alors
qu'elle se repente ! qu'on la fustige ! qu'on l'insulte ! qu'on la
haïsse ! Et c'est à travers ce prisme le péché historique de la
colonisation – ou de l'esclavage – qu'on va juger la France
d'aujourd'hui. C'est ce qu'affirment explicitement ceux qui se sont
regroupés dans une association qui s'intitule «Les indigènes de la
République». Le procès fait à la colonisation n'est qu'un levier pour
discriminer en fonction des origines ethniques et constituer des
communautés hostiles à la République en fonction d'un passé colonial
qui expliquerait les inégalités existantes entre les citoyens
français.
Dans ce contexte, tout débat sur le
bilan de la colonisation devient difficile. Et l'article 4 de la loi
du 23 février 2005 invitant les enseignants à faire connaître les
aspects positifs de la colonisation n'a pu que susciter des
protestations. L'article est mal venu, non pas seulement à cause du
contexte, mais du fond. Pour l'historien, il n'est pas admissible que
la représentation nationale dicte «l'histoire correcte, celle qui doit
être enseignée». Trop de lois déjà – bien intentionnées – ont
caractérisé tel ou tel événement historique. Et ce sont les tribunaux
qui tranchent. Le juge est ainsi conduit à dire l'histoire en fonction
de la loi. Mais l'historien, lui, a pour mission de dire l'histoire en
fonction des faits.
Et il est vrai que l'histoire de la
colonisation a souvent été magnifiée, édulcorée. Mais en même temps
l'école historique et géographique française, sur le terrain,
constituait une histoire et une géographie coloniales, au-dessus de
tout soupçon. La chaire d'histoire de la colonisation, en Sorbonne
était, dans les années soixante, occupée par Charles-André Julien,
historien de l'Afrique du Nord et par ailleurs socialiste, ami de
Blum. Une incidente : les socialistes français, de 1905 aux années
quarante, ont été souvent les apôtres de la colonisation, au nom de la
mission civilisatrice de la République. Leur amnésie sur ce sujet – en
ce centième anniversaire de leur parti – dit bien les ambiguïtés du
moment face à une histoire coloniale qui a formé, entre les années
1880 et le milieu du XXe siècle, une part importante de l'imaginaire
national, avec ses rêves, ses horizons lointains et envoûtants, ses
héros et ses peuples mythifiés, tels les Touaregs.
Compte tenu de cette donnée capitale
de l'histoire contemporaine de la France, on ne peut laisser traiter
de la colonisation en termes simplistes ; ce d'autant plus que, si les
peuples colonisés gardent la blessure de la période coloniale, les
Français de métropole – les pieds noirs notamment – ont eux aussi au
coeur une plaie ouverte : des deuils, le sentiment d'une injustice. Et
le discours sur la colonisation doit tenir compte de ces réalités
historiques complexes. Les Algériens évoquent – en des termes
inacceptables d'ailleurs – les massacres de Sétif, en 1945. Les
Oranais se souviennent de leurs concitoyens «disparus» par centaines
en 1962. Il ne s'agit pas d'établir une équivalence, une comptabilité
sinistre, mais de saisir qu'il faut prendre en compte toutes les
réalités. Le bagne de Poulo Condor en Indochine et l'institut Pasteur
de Saigon... Le travail forcé imposé par le colon et l'interdiction de
l'esclavage... La destruction de la culture indigène et l'école
française – laïque ou missionnaire – s'ouvrant au monde... Le statut
inférieur de l'indigène et la promotion des meilleurs, la constitution
d'une élite (Senghor en est le modèle)... On ne pèse pas les uns et
les autres, le positif et le négatif – manière absurde de comprendre
l'histoire. On montre que les fils sont intriqués, tressés. Qu'il faut
tout dire. Et que toute histoire univoque est une manipulation, une
utilisation politicienne, lourde de dangers pour la communauté
nationale d'aujourd'hui, de ce qui a été la réalité concrète et
contradictoire de la colonisation, oppression et ouverture.
Cela dit, qui tente d'indiquer que
la complexité est au coeur du sujet ? Il faut rappeler que la
colonisation a toujours été une entreprise de conquête militaire,
suscitant donc des résistances et entraînant la répression, d'autant
plus qu'elle s'exerçait contre des peuples souvent jugés inférieurs.
Et toujours faibles. Car que vaut la sagaie face à la mitrailleuse ?
Le fusil à un coup contre le canon ? La conquête a donc réussi, mais
la résistance n'a jamais cessé, et aucune colonie n'a été totalement
pacifiée. Le feu éteint là, il reprenait ailleurs : insurrection
algérienne en 1870, guerre du Rif au Maroc dans les années vingt,
attaque de garnisons en Indochine, dans les années trente et, partout,
des crimes qui sont la revanche du faible et de l'humilié. Charles de
Foucault a été assassiné par des Touaregs. Et l'une des premières
victimes, en novembre 1954, de l'insurrection algérienne, a été un
couple d'instituteurs de 20 ans, jeunes mariés – les Monnerot – allant
prendre leur poste dans une école des Aurès. Comprendre, cela suppose
ne rien cacher. Ni des villes construites ni des mechtas brûlées.
Toutefois, cette démarche
historienne – qui est aussi une posture morale en même temps qu'une
exigence intellectuelle – suppose qu'on ne commette pas ce péché
contre la raison qu'est l'anachronisme. On a le droit et même le
devoir de se placer au niveau des principes universels, et de décréter
que la colonisation, parce qu'elle est conquête, est une entreprise
criminelle. Mais c'est faire fi de la réalité historique. Oui,
l'histoire de la colonisation est pleine de sang et de cruauté. Mais
il n'y a pas de «nations saintes et pures». Et je ne sache pas que,
leur indépendance acquise, les nouvelles nations, nées de la
colonisation, aient connu une histoire paisible. Les plus de 100 000
morts de la guerre entre l'État algérien et les islamistes répondent.
Et n'évoquons pas l'Afrique subsaharienne... L'histoire est violence.
Et la seule manière de tenter de la maîtriser, c'est d'abord de
l'écrire en respectant les faits, tous les faits.
Rappeler, par exemple, qu'en 1939,
Albert Camus décrivit sans concession la famine dont souffrait la
Kabylie, dans des reportages implacables parus dans Alger Républicain.
Mais le même Camus, dix-neuf ans plus tard, écrivait : «Il est vain de
condamner plusieurs siècles d'expansion européenne, absurde de
comprendre dans la même malédiction Christophe Colomb et Lyautey. Le
temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et en
assurer les conséquences.»
L'histoire du rapport des peuples
qui se sont combattus et mêlés est une alchimie complexe. Elle peut
être une source vivifiante ou au contraire un poison qui avive les
tensions. Car l'histoire est toujours en prise avec l'avenir. À
opposer comme des catégories d'aujourd'hui indigènes et anciens
colonisateurs, on ranime les frustrations, les humiliations, et les
haines. On traîne la France au banc des accusés. Comment aimerait-on
cette cruelle ? Il faut méditer Camus : «Il est bon qu'une nation soit
assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage de
dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les
raisons qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-même. Il est
dangereux en tout cas de lui demander de s'avouer seule coupable et de
la vouer à une pénitence perpétuelle.»
* Ecrivain. Auteur de L'Empire (3
vol.), Fayard.