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Présentation :... textes des discours
de Michel Serres et de René Girard prononcés à l'occasion de la
réception de ce dernier à l'Académie française le 15.10.2005 ....
précédé d'un autre texte paru ce même jour dans le Figaro (... Un énième
portrait...) Puis d'un extrait d'un texte trouvé sur Internet lors
une recherche sur les mots « René Girard clonage ». Il m'apparut très
intéressant de l'ajouter à cette page car il me semble bien faire le
lien entre le discours de Michel Serres... et celui de René Girard.
D'une manière indirecte celui-ci ne répondit-il pas à la troisième
question... « Comment l'évolutif et le transcendant peuvent-ils se
recouvrir ? ». Serait-ce «la grâce» ? par
la nouvelle sainteté ?
Extraits : Portrait...René
Girard, le penseur absolu «Cette violence est d'autant plus
inquiétante que la technologie est tombée entre les mains d'êtres
déraisonnables. Cette fois-ci, on ne peut pas rendre Dieu responsable.
C'est de l'homme que vient la violence. L'optimisme de la philosophie
des Lumières est mis à mal par cette réalité. Il existe un mal avec
lequel il faut compter. Ce mal, c'est la vengeance, c'est le
ressentiment.» ....En repoussant sans cesse l'heure de son renoncement à la
violence, l'humanité prend le risque fatal de sa destruction totale.
René
Girard ....discours de Michel Serres ...
Puisque je ne sais pas ce que je veux, autant désirer ce que les autres
paraissent vouloir ou ce que des normes féroces m'imposent. ...
selon la seule définition de la guerre qui tienne et
selon laquelle des vieillards sanguinaires, de part et d'autre d'une
frontière, se mettent d'accord pour que les fils des uns veuillent bien
mettre à mort les fils des autres, au cours d'un sacrifice humain
collectif que règlent, comme les grands prêtres d'un culte infernal, ces
pères enragés que l'histoire appelle chefs d'États
... voilant ainsi le secret, ...de la guerre : le
meurtre de la descendance, dont l'organisation, par ces pères ignobles,
se cache sous l'aléa
Nous comprendrons un jour que ce siècle a élargi, à
une échelle inhumaine et mondiale, votre modèle sociétaire et
individuel. Derechef, d'où vient cette
violence ? Du mime, disiez-vous. Il pleut du même ( ou du mime ?)
dans les champs du désir, de l'argent, de la puissance et de la
gloire, peu d'amour. Il pleut du mime comme il pleuvait jadis, dans le
vide, du même, atomes, paroles ou lettres, pour la fondation du monde.
Par l'imprimé, la parole et les images, les médias
d'aujourd'hui reprennent le sacrifice humain, le représentent et le
multiplient avec une frénésie telle que ces répétitions recouvrent notre
civilisation de barbarie mélancolique et lui font subir une immense
régression en termes d'hominisation. Les technologies les plus avancées
font reculer nos cultures aux ères archaïques du polythéisme
sacrificiel.
Je vois ici une suite immanquable de votre
anthropologie, où la violence collective passa, jadis, de l'homme à
l'animal et, maintenant, de la bête, absente de nos villes, à des objets
techniques. Parmi ces révoltes fument des chevaux-vapeur.
... votre mimétisme permet de mieux interpréter le
narcissisme, les relations amoureuses, l'homosexualité, de relire même
la psychanalyse ; de mieux comprendre aussi les mécanismes du désir et
de la concurrence qui modèlent notre économie ; nous entrons plus avant,
grâce à vous, dans l'anthropologie, l'histoire des religions et la
théologie, en redonnant son importance au sacrifice, en resituant les
religions juive et chrétienne par rapport aux divers polythéismes ;
...distinguer le saint du sacré, ni plus ni moins que
le faux du vrai....Le sacré unit violence et mensonge, meurtre et
fausseté ; ses dieux, modelés par le collectif en furie, suent le
fabriqué. Inversement, le saint accorde amour et vérité. Surnaturelle
généalogie du vrai, dont la modernité ne se doutait pas : nous ne disons
vrai que d'innocemment aimer ; nous ne découvrirons, nous ne produirons
rien qu'à devenir des saints.
Le sacrifice
épuisé, nous ne nous battrons plus que contre un ennemi : l'état où nous
désirions réduire l'ennemi lorsque, jadis, nous nous battions. Alors,
seul adversaire en ce nouveau combat, la mort, vaincue, laisse place à
la résurrection ; à l'immortalité.
le R.P.
Carré .. discours de René Girard ....le
plus important à ses yeux, c’était le drame spirituel qui l’a accompagné
toute sa vie.
... je ressentis avec une
force incroyable, ne laissant place à aucune hésitation, que j’étais
aimé de Dieu et que la vie, [...] là devant moi, était un don
merveilleux. Suffoqué de bonheur, je suis tombé à genoux. »
...j’étudiais avec enchantement la théologie des Pères
grecs. L’incarnation du Christ est pour eux comme une recréation
« Chaque individu est créé à longueur de vie »
....
( L'expérience mystique.)...aucun avertissement ne la précède et elle ne
requiert aucun effort. Un second trait est la joie, « qu’aucune autre
joie ne pût par la suite surpasser ». Un troisième trait est
l’impression d’éternité qu’elle donne, inséparable de son pouvoir infini
de renouvellement, de son extraordinaire fécondité. Le dernier trait
résume tous les autres et c’est l’intuition d’une présence divine...
( la grâce ?)
Le Père se plaint assez
fréquemment du silence de Dieu et du désespoir qui en résulte pour
lui ... Pendant les années de sécheresse
et d’aridité, le père Carré se croyait abandonné à lui-même. En réalité,
c’était lui qui se détournait de Dieu en essayant dans son volontarisme
moderne de se rapprocher de Lui par ses seuls efforts.
.trois
questions
à
René GIRARD ........dont
celle-ci, la troisième
.. la fonction symbolique : c'est une
sorte de transcendance anonyme qui dépasse les individus et régit les
rapports entre humains. .... .En d'autres
termes, comment concilier la mise en évidence d'un mécanisme " anonyme "
(puisque les hommes l'utilisent sans savoir d'où il vient et sans en
être vraiment conscients) d'origine anthropologique, par en-bas, à
partir de l'animalité, avec le fait que, que jusqu'à maintenant, chez
les auteurs de l'anthropologie " canonique ", on a l'affirmation d'une
espèce de transcendance " en soi " tout à la fois " vide " (ce n'est pas
Dieu), mais en même temps loi fondamentale, fondatrice de toutes les
lois. Comment l'évolutif et le transcendant peuvent-ils se recouvrir ?
en
z
relations
...... le divin ...la grâce ... l' A ...
pas de NOUS sans A ... et pas de JE sans NOUS ...et inversement ...
symbolique ...croyance ...religions ...
la sainteté
« Vous
serez comme des dieux. » (Genèse, 3,5.)
Le péché
est de désirer être comme des dieux autrement que par la participation
à la divinité de Dieu. Nous naissons avec ce péché. C'est le péché
luciférien. Vouloir être divin en tant que créatures.
.Simone Weil .
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Portrait.
René Girard, le penseur absolu
Séance solennelle, hier 15.10.2005, pour la
réception du philosophe chrétien, célèbre dans le monde entier grâce à ses
travaux sur la violence.
Source:
http://www.lefigaro.fr/culture/20051216.FIG0227.html?174929
Date :
16
décembre 2005

Paul Delort/Le Figaro.
«CERTAINES FORMES de violence nous
apparaissent aujourd'hui intolérables, nous confiait un jour René
Girard. Nous n'accepterions plus Samson secouant les piliers du Temple
et périssant en tuant tout le monde avec lui. Notre contradiction, c'est
que nous sommes les bénéficiaires du christianisme dans notre rapport à
la violence et que nous l'avons abandonné sans comprendre que nous
étions ses tributaires...»
L'auteur de la Violence et le Sacré
songeait notamment au terrorisme islamiste que l'homme occidental, privé
de certitudes et de points de comparaison, ne peut même plus
interpréter. Quand le rite religieux amène une plus grande violence au
lieu de protéger l'homme, tous nos codes volent en éclat. L'humanité qui
ne peut plus faire la différence entre l'aliéné qui tire dans la foule
et le fou de Dieu qui se fait sauter avec une ceinture de dynamite,
entre dans l'insensé complet. Voilà pourquoi il est urgent de reprendre
les grands livres de René Girard, pour la plupart traduits dans le monde
entier. A propos de cette violence, dont les hommes ont tant de mal à se
libérer, ils nous obligent à mesurer le chemin parcouru depuis deux
mille ans et la mise à mort en public d'un certain charpentier de
Galilée.
Franc-tireur
Effrontément seul parmi les penseurs
de son temps, l'auteur de La Route antique a fait de la Croix le point
nodal de sa réflexion sur la condition humaine. Pour lui, elle est le
signe d'une culture dépassant la violence : avec le Christ, le bouc
émissaire cesse d'être coupable et les origines de la violence sont
révélées. Son sacrifice nous délivre des religions archaïques, en
montrant l'absurdité de tout holocauste. «L'histoire de Jésus est un
retournement de mythe, comme l'avaient été celles de Joseph et d'Abraham
dans la Bible hébraïque. Elle qui nous apprend que la victime dit la
vérité et que c'est la persécution qui porte le mensonge.»
Il y a quelque bonheur à songer qu'un
penseur aux théories très en prise avec le réel puisse parler de cette
manière aujourd'hui. Anthropologue, philosophe franc-tireur aux
hardiesses de théologien, René Girard est, depuis quarante ans, l'un des
hommes dont les travaux ont le plus complètement renouvelé le ciel des
idées. Depuis Mensonge romantique et Vérité romanesque, La Violence et
le Sacré et Le Bouc émissaire, ses livres ont refondé l'idée que l'on se
faisait de la violence et de ses représentations avant de déboucher sur
une défense anthropologique du christianisme. Nous sommes quelques-uns à
lui devoir beaucoup : le goût de l'exercice de la pensée véritable, la
passion de l'aventure intellectuelle au sens plein. Tournant le dos aux
prétentions scientifiques de son siècle et aux doctrines occupées à
«tuer le sujet», René Girard s'est employé à démontrer que les Evangiles
étaient une théorie de l'homme avant d'être une théorie de Dieu. Quand
ses contemporains cherchaient la vérité sur l'origine des institutions
humaines chez Marx et Freud, il s'est obstiné à la trouver dans les
Ecritures, lues et relues avec les grands romans du XIXe siècle non pas
interprétés comme «contenants» à déconstruire comme un Mécano, mais
comme «contenus» faisant sens. En plein triomphe du relativisme et de la
french theory, il a eu l'audace de proposer une nouvelle théorie
générale. C'est ainsi que l'écrivain a expliqué la violence du monde en
décortiquant le mécanisme du désir mimétique. «C'est toujours en imitant
le désir de mes semblables que j'introduis la rivalité dans les
relations humaines et donc la violence.»
Par le mécanisme de la rivalité
mimétique, l'adversaire se transforme en modèle et le cycle de la
vengeance déroule ses maléfices en spirale infinie. Ce mouvement premier
de l'imitation comme coïncidence des opposés avait déjà été observé par
saint Augustin, chez qui le penseur avoue volontiers retrouver les trois
quarts de ses conclusions. De telles lectures et de telles positions lui
ont longtemps valu le dédain d'une intelligentsia française fascinée par
le structuralisme et la déconstruction.
Un monde effrayé
Catholique romain assez peu en phase
avec les agitations de ses contemporains, l'auteur de Critique dans un
souterrain ne s'en est guère soucié. Il a vécu une grande partie du
dernier demi-siècle aux Etats-Unis. A l'origine de son exil américain,
le goût du voyage d'un jeune homme de 24 ans, fraîchement sorti de
l'Ecole des chartres où il avait mis ses pas dans ceux de son père.
Destiné à une carrière d'archiviste-paléographe assez peu excitante,
René Girard a eu l'occasion de franchir l'Atlantique pour occuper un
poste d'assistant de français à l'université d'Indiana. C'était la
chance de sa vie, il ne l'a pas laissé passer. Sur les campus
américains, il a bénéficié de conditions de travail idéales qui ont
permis l'écriture de son oeuvre et l'épanouissement de sa pensée.
En 1957, après un doctorat d'histoire,
il a été engagé à l'université Johns-Hopkins de Baltimore, avant de
rejoindre celle de Buffalo, dans l'Etat de New York. Désormais connu et
reconnu aux Etats-Unis, René Girard a été nommé à l'université de
Stanford en 1974. Il y a dirigé le département de langue, littérature et
civilisation françaises. Partagé entre la France, où il passe deux mois
par an, et les Etats-Unis, dont il est devenu citoyen, il vit toujours à
Stanford, où il accompagne encore quelques recherches.
Surtout, il y observe un monde
effrayé, effrayant, assourdissant, déboussolé, que ne satisfait plus le
consensus nihiliste. Un monde qui a besoin d'une réflexion sur une
violence de plus en plus en plus tentante.
«Cette violence est d'autant plus
inquiétante que la technologie est tombée entre les mains d'êtres
déraisonnables. Cette fois-ci, on ne peut pas rendre Dieu responsable.
C'est de l'homme que vient la violence. L'optimisme de la philosophie
des Lumières est mis à mal par cette réalité. Il existe un mal avec
lequel il faut compter. Ce mal, c'est la vengeance, c'est le
ressentiment.» Comment René Girard pourrait-il l'exprimer plus
clairement ? En repoussant sans cesse l'heure de son renoncement à la
violence, l'humanité prend le risque fatal de sa destruction totale.

«Une soif de divin inextinguible»
Le Figaro 16 décembre 2005
M. René Girard, ayant été élu à
l'Académie française à la place laissée vacante par la mort du R.P.
Carré, y est venu prendre séance le jeudi 15 décembre 2005, et a
prononcé le discours suivant :
Pour tout nouvel académicien, parler
sous la Coupole pour la première fois pose un dilemme redoutable. Les
sentiments qu’il éprouve sont intenses mais d’une banalité telle qu’il
se demande s’il ne ferait pas mieux de les taire que de les exprimer.
Dans mon cas, cependant, le silence serait injuste envers l’Académie.
Ma dette à son égard est exceptionnelle. Le premier de mes livres
qu’elle a couronnés est aussi le premier que j’ai publié.
Cette faveur ancienne fut suivie de
plusieurs autres au cours de ma carrière et finalement d’un prix
magnifique de la fondation Gal. Et le prix le plus magnifique de tous,
c’est évidemment, mon élection à l’Académie.
Je peux dire sans exagération que,
pendant un demi-siècle, la seule institution française qui m’ait
persuadé que je n’étais pas oublié en France, dans mon propre pays, en
tant que chercheur et en tant que penseur, c’est l’Académie française.
***
Comme toute carrière d’académicien,
la mienne commence, aujourd’hui même, par ce discours dont une
tradition aussi sage que vénérable me dicte le sujet et même, jusqu’à
un certain point, la manière de le traiter. Je vais faire l’éloge de
mon prédécesseur immédiat, le dernier occupant du fauteuil où les
académiciens m’ont fait le grand honneur de m’élire.
Il s’agit du trente-septième
fauteuil, dont le second titulaire fut Bossuet et le dernier le R. P.
Ambroise-Marie Carré, un des deux seuls membres du clergé régulier
jamais élus à l’Académie. Tous deux étaient des orateurs célèbres qui,
à Notre-Dame, prêchèrent le carême avec un immense succès. Tous deux
étaient des dominicains. Le premier, le célèbre Lacordaire, restaura
son ordre en France après la Révolution.
Le second fut le père Ambroise-Marie
Carré. Il était si zélé pour la prédication qu’il exerça cet art
jusque dans les théâtres, casinos et cinémas dont l’amitié de nombreux
artistes lui facilitait l’accès. Il est aussi l’auteur d’une œuvre
écrite dont le rôle augmenta dans sa vie à mesure que diminuait, l’âge
venant, celui de la prédication orale.
Le père Carré publia beaucoup
d’ouvrages édifiants, beaucoup d’œuvres de circonstance, beaucoup
d’éloges funèbres, beaucoup de préfaces, parmi lesquelles il faut
mentionner une introduction aux Écrits spirituels du cardinal de
Richelieu.
Même dans ses œuvres les plus
mondaines, les quatre volumes de son journal, le père Carré ne parle
presque jamais des affaires politiques de son siècle. Dès 1940, il
joua un rôle glorieux dans la résistance à l’occupant nazi. Plusieurs
fois, il faillit être arrêté. Pour lui, cet engagement allait de soi
et il parlait plus volontiers des prouesses des autres que des
siennes.
Dans le domaine religieux il était
presque aussi discret. Bien avant Vatican II, certes, il écrivait en
faveur de certaines réformes adoptées plus tard par le Concile. À la
différence de beaucoup d’ecclésiastiques, il n’attendit pas que
l’Église fût affaiblie pour critiquer son conservatisme et sa
bureaucratie. Dès que l’institution ecclésiale lui parut menacée, en
revanche, il fit taire toutes ses revendications. Il n’y avait aucun
opportunisme en lui. La politique du coup de pied de l’âne n’était pas
son fort.
Pendant les années troubles, le père
Carré ne fit guère parler de lui que par ses sermons et son intense
activité pastorale. Cette discrétion était si rare à l’époque qu’elle
attira sur lui l’attention des catholiques lucides, inquiets pour
l’avenir de leur Église.
Avec le temps, la blancheur de sa
robe devint emblématique de tout ce que le chaos post-conciliaire
dilapidait, le sens du péché, l’engagement sans retour, l’amour du
dogme catholique, le mépris des polémiques vaines. Pour s’assurer que
ces vertus n’étaient pas mortes, les fidèles se tournaient volontiers
vers ce bloc immaculé de marbre blanc, tels les Hébreux jadis vers le
serpent d’airain.
Pendant les années convulsionnaires,
le Père fit preuve d’une dignité exemplaire. Ce qui le détournait de
l’agitation post-conciliaire, c’était d’abord, je pense, son sens de
la fidélité. C’était aussi l’intensité de ses activités pastorales.
Toute sa vie, il a consacré un temps considérable aux malades et aux
mourants, notamment dans le milieu des comédiens et des artistes dont
il fut le premier aumônier officiel. Ses innombrables amis ne
cessaient de solliciter ses conseils, et beaucoup de gens aussi qui le
connaissaient à peine et qui, d’instinct, lui faisaient confiance.
La première cause de sa discrétion,
c’était, je pense, une forte dose d’indifférence. Pas pour les
individus concernés mais pour les activités brouillonnes auxquelles,
pendant la seconde moitié du XXe siècle, tout un clergé s’adonna avec
une passion que le recul du temps rend mystérieux. À l’époque où tous
les ambitieux mettaient une majuscule au mot Contestation, la futilité
de ce que recouvre ce terme lui parut toujours évidente.
Sa discrétion n’empêchait pas
toujours le père Carré d’attirer l’attention de ses lecteurs sur des
expressions caractéristiques du trouble dans l’Église, avec plus
d’humour d’ailleurs que de méchanceté. Plusieurs fois, par exemple, il
s’est interrogé sur l’expression « en recherche », très utilisée à
l’époque par les prêtres qui hésitaient indéfiniment entre l’Église et
le monde.
Il lui arrive de signaler à ses
lecteurs des fautes de goût et même de langage que, dans la foulée du
Concile, l’Église multipliait. Voici, par exemple, l’entrée de son
Journal à la date du 25 mai 1996 :
« Jean-Paul II dit le Rosaire en
français » : tel est le titre d’une cassette où le pape récite le
Notre Père et le Je vous salue, Marie, d’une voix forte et claire. […]
« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés. » Le pape ne retient pas la formule actuelle : « …comme nous
pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Cet aussi passe mal.
Avec joie je vais le supprimer désormais dans ma prière privée.
Dans la rage de chambardement
déclenchée par le Concile, l’Église avait ajouté cet aussi à une
phrase jadis magnifique du Notre Père. Une forte odeur de «
religieusement correct » émane de la nouvelle traduction. Sa pâteuse
redondance affaiblit ce qu’elle prétend souligner, la réciprocité du
pardon, parfaitement exprimée dans la traduction ancienne. Détruire
l’harmonie d’une phrase n’est pas un bon moyen d’en renforcer le sens.
Le père Carré a raison : « Cet aussi passe mal. »
Le Père était trop discipliné pour
désobéir à ses supérieurs hiérarchiques. Depuis la réforme du Notre
Père, même dans ses prières privées, il mastiqua courageusement
l’adverbe réglementaire jusqu’au jour trois fois béni où il entendit
le pape lui-même aligner toute une ribambelle de Notre Père
débarrassés de leurs aussi. Le pape n’est-il pas l’autorité suprême en
matière de liturgie ? N’est-ce pas sur lui qu’un humble prêtre doit se
modeler, au moins dans ses prières privées ?
L’Église de France a parfois besoin
du pape, on le savait déjà, pour corriger des erreurs de doctrine. Ce
qu’on ne savait pas et le père Carré nous l’apprend, c’est qu’elle a
besoin du pape aussi, fut-il polonais, pour corriger ses fautes de
français.
Le père Carré n’abusait pas de ce
genre de satire. Il avait d’autres soucis en tête. Et le plus
important à ses yeux, c’était le drame spirituel qui l’a accompagné
toute sa vie.
Ses confidences à ce sujet sont peu
nombreuses, fragmentaires, pas toujours faciles à interpréter. Le Père
n’en a jamais fait un récit complet. C’est ce que je vais essayer de
faire maintenant.
Le texte le plus important, je
pense, sous le rapport qui nous intéresse, n’a qu’une vingtaine de
pages. Il se trouve au début d’un ouvrage intitulé Chaque Jour je
commence, publié en 1975. Il décrit une expérience très remarquable
qui remonte, pense l’auteur, à sa quatorzième année, plus d’un
demi-siècle avant le compte rendu que je vais vous lire.
Après quelques mots affectueux mais
rapides sur sa famille, le Père annonce que les souvenirs d’enfance ne
l’intéressent pas. Il passera donc les siens sous silence, à
l’exception d’un seul, si important celui-là, qu’il le décrit en grand
détail. Voici cette description :
« ... [Ce souvenir] m’accompagne
comme une présence à la fois douce et exaltante. Il m’accompagnera
jusqu’à la dernière heure. Un regard suffit à le ranimer, un regard
vers cette fenêtre de l’immeuble où, à Neuilly, ma famille habitait.
Quel âge avais-je ? Quatorze ans, me semble-t-il. Un soir, dans la
petite pièce qui me servait de chambre, je ressentis avec une force
incroyable, ne laissant place à aucune hésitation, que j’étais aimé de
Dieu et que la vie, [...] là devant moi, était un don merveilleux.
Suffoqué de bonheur, je suis tombé à genoux. »
Même à un demi-siècle de distance,
le père Carré ne peut pas évoquer cette soirée sans réveiller en lui
l’émotion de l’expérience originelle. En règle générale, dans tout ce
que nous appelons souvenir, les traces de l’événement remémoré sont
tout juste suffisantes pour empêcher l’oubli. Ici, en revanche, elles
sont si profondes que le mot souvenir, à la réflexion, semble
inadéquat. Tout de suite après le passage que je viens de lire, le
Père retourne à l’expérience de Neuilly et, sans signaler sa propre
volte-face, il la définit comme le contraire d’un souvenir :
« Un commencement absolu (ou ce qui
s’en rapproche le plus) : voilà comment se caractérise pour moi, à
plus de cinquante ans de distance, le seul événement qui ait jamais
mis de l’évidence dans ma foi, l’événement aussi qui m’apporta une
joie qu’aucune autre joie n’a pu par la suite surpasser. »
Dans les pages suivantes, le Père
évoque son éducation supérieure, ses études de futur prêtre mais sans
jamais perdre de vue son expérience de Neuilly. Il la tient pour
responsable de tout ce qui lui arrive de bon dans sa jeunesse. C’est
elle, écrit-il, qui lui permit d’apprécier l’enseignement de ces
gloires dominicaines que furent les pères Chenu et Sertillanges. Le
positif dans son existence est la traînée lumineuse derrière la comète
qui illumina un soir le ciel de son enfance :
« J’ai souvent évoqué […] l’instant
miraculeux où une vie prend conscience de la réalité de Dieu et de son
lien avec lui, lorsque, plus tard sous la conduite du père Chenu,
j’étudiais avec enchantement la théologie des Pères grecs. L’incarnation du Christ est pour eux comme une recréation de
l’humanité. Oui, j’avais été recréé ce soir-là. »
À cette même expérience de «
recréation », le père Carré rattache l’intérêt que lui inspirera,
quarante ans plus tard, le père Teilhard de Chardin. Le bruit fait
autour de cette œuvre était souvent motivé par le désir d’en faire une
arme contre l’orthodoxie. Sans prêter attention à ces manœuvres, le
père Carré va droit à ce qui, dans l’œuvre de Teilhard, lui rappelle
son expérience de Neuilly : « Chaque individu est créé à longueur de
vie » : cette phrase tomba sous mes yeux, il y a trois ou quatre ans à
Washington. Les lettres du père Teilhard — que je lisais avec avidité
entre deux sermons de semaine sainte pour la colonie francophone —
agissaient sur moi comme un révélateur. Le dépaysement, le silence du
matin favorisaient une telle mise à jour, et aussi cet état étrange
que j’ai toujours connu avant de prêcher, (et) où se mêlent
l’inquiétude, le besoin quasi viscéral de me trouver au plus vite sur
le lieu de la parole et en même temps [...] une indéniable
fébrilité... »
Le Père finit par rattacher à
l’événement de Neuilly, en somme, tout ce qui l’a passionné à un
moment ou l’autre de son existence, y compris l’éloquence religieuse.
Pour lui, nous dit-il, l’art oratoire fut une grande cause de «
fébrilité ». Ce dernier terme désigne un état mental très éloigné de
la « présence douce et exaltante » qui émane de Neuilly, inséparable
pourtant de cette grande expérience, enracinée dans un effort
maladroit pour en tirer parti, pour lui donner des suites.
Comment définir ce qui s’est passé
dans la chambrette de Neuilly ? Il y a une réponse évidente et
certains d’entre vous, certainement, y ont déjà songé : c’est une
expérience mystique. Bien des gens se méfient de cette expression qui,
selon eux, n’a aucune signification précise. Et pourtant les traits
majeurs de cette énigme sont assez bien dessinés, notamment dans la
description qu’en donne le père Carré, celle-là même que je viens de
vous lire...
Un premier trait est le caractère
passif, involontaire de l’expérience mystique. Aucun avertissement ne
la précède et elle ne requiert aucun effort. Un second trait est la
joie, « qu’aucune autre joie ne put par la suite surpasser ». Un
troisième trait est l’impression d’éternité qu’elle donne, inséparable
de son pouvoir infini de renouvellement, de son extraordinaire
fécondité. Le dernier trait résume tous les autres et c’est
l’intuition d’une présence divine.
Pour ceux qui se détournent de
l’expérience mystique, son « imprécision » n’est qu’un prétexte, je
pense, et la vraie raison ce sont les controverses que cette notion
inévitablement suscite. Pour les incroyants fermes dans leur
incroyance, il s’agit forcément d’une illusion ou d’une imposture.
Sans exclure ces possibilités, les croyants en ajoutent une autre :
l’expérience mystique réelle, authentique. Elle est alors la perle de
grand prix dont parle l’Évangile, si précieuse qu’il faut tout
sacrifier à son acquisition.
Le futur père Carré n’hésita pas. Il
décida de se faire missionnaire en terre païenne, avec « la palme du
martyre » comme unique perspective. Les prêtres de son collège,
Sainte-Croix de Neuilly, s’efforcèrent de calmer cette exaltation.
C’est alors que l’adolescent s’orienta vers l’ordre dominicain.
***
Si l’expérience mystique est une
source de bonheur qui ne tarit jamais, si elle transcende la durée, le
père Carré aurait dû jouir toute sa vie de la foi rayonnante que la
rumeur publique lui attribue. Un examen attentif de ses écrits ne
vérifie pas cette supposition. Le Père se plaint assez fréquemment du
silence de Dieu et du désespoir qui en résulte pour lui. Après
Neuilly, les « consolations mystiques »— c’est l’expression consacrée
— lui ont presque toujours fait défaut.
Faut-il penser que, dans Chaque jour
je commence, le Père a embelli ses souvenirs ? Je ne le crois pas. Il
me paraît incapable de mensonge ou même d’exagération.
Pour comprendre la crise intense et
durable qui suivit la ferveur des premières années après Neuilly, il
faut réfléchir d’abord, je pense, à la précocité extraordinaire de
cette expérience.
De toute évidence, le Père a vu
d’abord en Neuilly la plus grande affaire de sa vie, un sommet
indépassable. À mesure que le temps passait, toutefois, il s’habituait
à son bonheur. Et peu à peu, il le réduisit à un simple point de
départ dans une conception dynamique de son avenir religieux.
Pour définir l’ambition qui
l’entraînait au-delà de Neuilly, le Père parle souvent de sa vocation
de sainteté. Pour lui, comme pour beaucoup d’aspirants à la vie
mystique, le mot « sainteté » implique beaucoup plus qu’un contact
unique avec Dieu, toute une suite de contacts, chacun plus intense et
prolongé que le précédent. Toutes ces expériences mystiques viendront
scander les étapes de la vie, pour déboucher enfin sur l’éternité, but
ultime du processus de sanctification. Ce projet, si noble soit-il,
réduisait l’expérience de Neuilly au rôle de première marche, la plus
basse, sur un escalier pointé vers le ciel...
Ce projet reflète une ambition
mystique typiquement occidentale et moderne. Il n’est pas exempt de «
fébrilité », au sens que le père Carré donne à ce terme. Nous autres
Occidentaux ne nous contentons jamais de ce que le Ciel nous envoie,
nous rêvons tous de conquêtes inédites et d’exploits inégalables...
Quel est le jeune homme ou la jeune
fille dans notre monde qui, placé dans une situation analogue à celle
du père Carré, croyant ce qu’il croyait, n’aurait pas réagi de façon
analogue ? Comme tant d’autres aspirants modernes à la sainteté, le
père Carré prenait pour modèles ceux que notre société admire, les
hommes d’action, les « réalisateurs », les « entrepreneurs » au sens
presque américain de la libre entreprise.
Ce qui confère au monde moderne un
immense avantage dans le domaine pratique, son activisme, son
volontarisme, sa passion rivalitaire, se solde sans doute par un
désavantage sous le rapport mystique. Nous autres, Occidentaux,
n’hésitons guère à prendre des initiatives dans des domaines qui, en
principe, ne relèvent que de Dieu. Ne nous étonnons pas si les
résultats ne répondent pas toujours à notre attente.
À mesure que les années passaient,
le Père attendait, toujours plus impatiemment, de nouvelles
expériences mystiques qui ne venaient jamais. Dans Chaque jour je
commence, une phrase que j’ai déjà citée suggère clairement l’amertume
de cette déception. En 1975, le père Carré définit Neuilly comme la
seule chose qui ait jamais mis de l’évidence dans [s]a foi. C’est dire
que rien de comparable à Neuilly n’était venu, à cette date, étancher
une soif de divin rendue inextinguible par la puissance même de
l’expérience qui l’avait suscitée. Le père Carré a vécu cette
situation tantôt comme un échec personnel, tantôt comme une carence de
Dieu lui-même.
Les effets de cette sécheresse
spirituelle, aggravés avec le temps, s’ajoutaient aux désastres dans
le monde et aux désordres dans l’Église pour miner la confiance du
père Carré en la bonté et parfois même en l’existence de Dieu : « Je
ne peux pas parler ouvertement », écrit-il, « parce que ma foi paraît
si assurée, si contagieuse — d’après ce que l’on en dit — que je
scandaliserais mon prochain. » Il n’est pas difficile de trouver des
textes où les doutes du père Carré s’expriment sans la moindre
équivoque : « Seigneur [...] si tu existes, rends-moi mes certitudes.
Et si tu me laisses néanmoins dans les ténèbres, accorde-moi l’intime
conviction que ce temps de détresse a son utilité. »
Si étonnantes qu’elles paraissent
dans le contexte de Neuilly, ces plaintes sont faciles à rattacher,
indirectement, à cette expérience. Rien de plus commun, chez les
mystiques, que les crises dites de « sécheresse » ou d’« aridité ».
Plus on se familiarise avec le père
Carré, plus on s’aperçoit que toute réflexion philosophique et même
théologique est subordonnée chez lui au désir de contact personnel
avec Dieu. Ce désir, longtemps insatisfait, se transforme parfois en
une espèce de révolte qui ne verse jamais, néanmoins, dans le
nihilisme anti-chrétien partout répandu à notre époque.
Il faut voir, il me semble, dans le
père Carré non pas un écrivain religieux analogue à tant d’autres, ou
même un penseur mystique mais, plus radicalement, un mystique au sens
le plus concret. Le fait d’avoir bénéficié, pour commencer, d’une
expérience exceptionnelle fit de lui, par la suite, un mystique
souvent frustré et découragé.
Du point de vue qui est le nôtre,
l’intérêt de cette hypothèse — car c’en est une — est la lumière
qu’elle projette sur l’œuvre du père Carré. Elle éclaire très
directement sa prédilection pour les saintes et les saints qui
souffrirent de crises analogues aux siennes. Sainte Thérèse de Lisieux
est l’exemple le plus fréquemment invoqué : « Je m’étonne de voir tant
de chrétiens ignorer encore que la foi de Thérèse fut laborieuse,
traversée de tempêtes. Elle ne demeura fidèle qu’à force d’héroïsme.
Elle a craint de blasphémer en racontant ce que fut son épreuve, en
donnant écho aux voix des ténèbres qui, durant des mois, se
déchaînèrent dans son cœur. [...] Or, elle a tenu bon, par amour du
Christ et par amour des pécheurs. »
Le Père s’intéresse aussi à des
personnages de l’entourage même de Jésus. Il leur attribue une foi «
difficile » ou « laborieuse ». Ces deux adjectifs reviennent souvent
pour qualifier sa propre foi.
Dans ce contexte, l’apôtre Thomas
est un choix très classique, bien entendu. Celui de la Vierge Marie,
en revanche, étonne par son audace. Voici un texte caractéristique :
« … [La Vierge Marie] a été mon
principal soutien dans les moments de doute. Car la foi a toujours été
difficile pour moi.
Nous sous-estimons le choc que Marie
reçut le jour de l’Annonciation. [...] la dernière parole dite, Marie
se trouve devant l’inconnu. Voici que commence le temps de la foi
difficile. »
***
La précocité extrême de Neuilly
inspire au père Carré, je l’ai déjà suggéré, des réactions ambiguës.
La fierté de l’enfant prodige qui rencontra Dieu à quatorze ans se
double chez lui d’une certaine humiliation à l’idée que rien d’aussi
remarquable n’interrompit jamais, par la suite, la routine de ses
observances religieuses.
Le Père a longtemps craint, je
pense, de passer pour puéril, immature comme disent si laidement les
psychologues contemporains. Il oubliait que, dans notre monde, les
derniers mystiques sont des enfants. Il oubliait les paroles divines
sur l’enfance en général : « Je te bénis, père, seigneur du ciel et de
la terre, d’avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents et de
l’avoir révélé aux tout-petits. »
(Mt 11, 25)
Pour comprendre ce genre d’oubli,
chez un chrétien aussi informé que le père Carré, il faut tenir compte
des pressions qui s’exerçaient sur lui, dans un monde toujours plus
vide de Dieu, un monde auquel de moins en moins d’enfants échappent
désormais.
Voici le récit d’un entretien entre
le père Carré et les combattants juvéniles de la plus picrocholine de
nos guerres, celle qui n’a jamais eu lieu et dont on dissimule
pudiquement le non-être derrière une formule stéréotypée « les
événements de mai 68 » :
« […] j’avais accepté de me livrer à
l’interrogatoire de 70 ou 80 étudiants et étudiantes en droit. Sans
aucun ménagement, bien sûr, avec une indiscrétion qui faisait partie
des règles du jeu, ils me tournèrent et retournèrent sur le gril. Le
point crucial était la justification de ma fidélité. Dans quelle
mesure celle-ci est-elle commandée par mon passé ? Ne suis-je pas
prisonnier aujourd’hui de vieilles habitudes ? L’appel de jadis (qu’il
vînt du Seigneur ou de mon imagination) explique-t-il encore
quotidiennement ma vie, ou bien n’est-ce que son écho, très affaibli,
imperceptible parfois, dérisoire en tout cas, que j’entends sans
vouloir me 1’avouer ? »
Le père Carré avait très évidemment
commis l’imprudence de confier le grand secret de sa quatorzième année
à ces jeunes gens qui étaient plus conformistes encore que féroces,
mais dans le style exigé par leur époque. Rien de plus scandaleux à
leurs yeux que ce vieillard accroché à un vieux rêve de sainteté.
C’était l’époque où rien n’était plus méprisable que la constance et
la continuité. Seules les « ruptures épistémologiques » passaient pour
estimables. Le père Carré incarnait à la perfection ce que ces jeunes
gens appelaient un demeuré.
Le frêle vieillard se prétend
écrasé, annihilé par le lynchage spirituel auquel il s’est follement
exposé. Mais il y a de l’humour, je pense, dans cette peur panique
qu’il fait mine d’éprouver.
Les soixante-huitards se croyaient
capables de « déconstruire » leur victime d’un point de vue maoïste.
En réalité, ce sont eux qui sont silencieusement déconstruits. Le Père
voyait très bien que ses persécuteurs n’étaient pas plus chinois que
lui. Souvent même ils venaient de Neuilly tout comme lui, ou peut-être
du XVIe arrondissement.
Ces ignorants attribuaient les idées
du Père à son éducation religieuse, c’est-à-dire « bourgeoise », sans
se souvenir qu’ils sortaient eux-mêmes du même milieu et, à peu de
choses près, c’est la même éducation qu’ils avaient reçue, celle des
collèges et lycées les plus huppés de la région parisienne. Leur
maoïsme n’était qu’un sous-produit très temporaire et banal d’une
décadence culturelle plus avancée, bien moins intéressante que la soif
mystique du père Carré. Loin de dominer la comédie sociale du moment,
les soixante-huitards en étaient les protagonistes les plus mystifiés.
Le père Carré devinait sans peine
qu’après s’être payé leur petite révolution culturelle, exempte de
tout risque pour leurs précieuses personnes, ces révolutionnaires en
carton-pâte se lanceraient allègrement dans les brillantes carrières
auxquelles leur condition bourgeoise les destinait, une fois les
enfantillages terminés. Aujourd’hui même, bon nombre d’entre eux sont
encore installés dans les conseils d’administration de nos grandes
affaires capitalistes ou étatiques. Ils se préparent à prendre une
confortable retraite.
Le père Carré voit plus loin que
ceux qui le retournent sur le gril. Ce n’est pas à ses propres forces
qu’il doit sa lucidité, c’est à cette expérience que ses
interlocuteurs prennent pour l’obscurantisme le plus noir. C’est elle,
au fond, qui, l’a toujours protégé non seulement de la futilité
contestataire mais de tous les fantasmes intellectuels auxquels tant
de jeunes et de moins jeunes privilégiés autour de lui ne cessaient de
succomber, le nietzschéisme, l’althussérisme, etc.
Dans les dernières pages
autobiographiques de Chaque jour je commence, le père Carré se livre à
une autocritique sévère mais nullement désespérée. Il s’assimile au
grand symbole de la tiédeur religieuse dans l’Apocalypse de saint
Jean, l’église de Laodicée :
« Je connais ta conduite », dit le
narrateur, « tu n’es ni froid ni chaud, — que n’es-tu l’un ou l’autre
! — ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir
de ma bouche. [...] Ceux que j’aime, je les semonce et les corrige.
Allons ! Un peu d’ardeur, et
repends-toi ! »
Le Père s’accuse d’avoir perdu la
ferveur de sa jeunesse mais, de même que Laodicée, il n’a jamais
complètement perdu la foi et il est invité à la reconquérir. Son cas
n’est pas vraiment désespéré ; la conclusion le confirme : « C’est
triste même si c’est admirable de ne savoir que s’accrocher ! »
À quoi le père Carré s’est-il
accroché toute sa vie, « tristement », sans doute, mais «
admirablement » ? À « la seule chose qui ait jamais mis de la
certitude dans sa foi », à l’expérience de Neuilly. Au lieu de se
conduire en enfant gâté et de réclamer toujours davantage, en digne
contemporain des soixante-huitards, le père Carré comprend qu’il
aurait dû cultiver modestement, pieusement la grâce de sa jeunesse. Ce
n’est pas Dieu qui l’a plongé dans l’incertitude, c’est son ambition
excessive.
Après un demi-siècle d’attente
toujours vaine, le père Carré se décida finalement à regarder les
choses en face : depuis sa quatorzième année, le sommet de sa vie
religieuse s’était toujours situé non pas dans l’avenir, devant lui,
mais derrière, dans l’expérience de Neuilly. Pour la première fois, il
cherche vraiment à renouer avec l’événement extraordinaire qui,
négativement parfois, mais positivement surtout, a dominé toute son
existence.
C’est d’abord sans beaucoup
d’espoir, je pense, que le Père s’est mis à tisonner les braises d’un
feu éteint, croyait-il, depuis un demi-siècle. Et soudain, voilà que
le miracle des anciens jours s’est renouvelé. Sous ses yeux,
l’expérience de Neuilly se métamorphose en une belle au bois dormant
émergeant, radieuse, d’une longue nuit obscure. Loin d’avoir disparu à
jamais, la présence de jadis ressuscitait, plus douce, plus exaltante
que jamais.
Pour cette réévaluation positive du
passé, toujours dans Chaque jour je commence, le père Carré cherche
des témoins tout près de lui et il en trouve, le romancier Julien
Green, par exemple, dont il cite une phrase d’une pertinence
remarquable : « Le souvenir d’une grâce passée peut être une nouvelle
grâce. »
Chez Julien Green comme chez le père
Carré, le mot « grâce » désigne une faveur spirituelle, une assurance
que Dieu donne de son amour. Ce mot est un synonyme plus discret, en
somme, d’expérience mystique.
Pour comprendre ce qui motive
l’appel à Julien Green, il faut revenir aux deux définitions de
Neuilly que nous avons déjà trouvées dans Chaque jour je commence : la
première faisait de cette expérience un souvenir privilégié ; la
seconde un commencement absolu.
À la lumière de Julien Green, ces
deux définitions n’en font qu’une. Se souvenir intensément d’une
expérience mystique, même ancienne, c’est la ressusciter. Peu importe
la façon dont on définit le résultat... Souvenir très intense ou
expérience entièrement nouvelle, la différence tend à s’effacer...
En citant Julien Green, le Père rend
grâce à son expérience fondatrice trop longtemps négligée. Il en
reconnaît la fécondité, longtemps stérilisée par sa propre « fébrilité
». Il se tient désormais pour responsable de ses longues crises
d’aridité.
Pourquoi réclamer de nouvelles
grâces si le souvenir permet de ranimer les anciennes ? Pour mieux se
convaincre de cette vérité, le Père veut l’entendre proclamée par une
autre bouche que la sienne. La parole d’autrui a plus de prestige que
la nôtre : elle semble plus proche du divin. Pour se maintenir sur la
bonne route, le père Carré fait appel non seulement à Julien Green
mais à d’autres esprits fraternels, Gabriel Marcel par exemple.
***
C’est un retour à l’expérience
enfantine qui s’effectue, en somme, dans les écrits tardifs. Le texte
le plus révélateur est aussi, semble-t-il, le plus tardif de tous.
C’est une nouvelle conclusion pour la réédition d’un livre sur la
sainteté. Elle paraîtra en janvier 2004, le mois même de la mort du
père Carré. C’est un admirable bilan de toute la vie religieuse de son
auteur :
« J’entre dans ma
quatre-vingt-seizième année. Le Seigneur m’a comblé de grâces. [...] :
puisque [...] il m’a conservé si longtemps au doux royaume de la
terre, c’est sans doute pour exercer [...] le ministère du grand âge,
qui consiste en la prière et l’intercession. »
Loin de définir l’existence en ce
bas monde comme une vallée de larmes, le père Carré célèbre « le doux
royaume de la terre ». Dans ses périodes de « fébrilité », il s’est
beaucoup reproché, je pense, son trop d’amour des choses de ce monde.
Maintenant, il se le pardonne.
Sa grande vieillesse fut, je pense,
la période la plus heureuse, avec son enfance. Ses collègues de
l’Académie ont beaucoup contribué à ce bonheur tardif. Dans ses
dernières années, tout lui était prétexte à les remercier.
Pendant les vacances d’été, le père
Carré regrettait la fermeture de l’Académie. Lorsqu’on admirait son
assiduité au travail académique, il répondait que ce n’était pas le
travail qu’il regrettait, ni même l’Académie elle-même, c’étaient les
académiciens. Si ces derniers l’aimaient beaucoup, il le leur rendait
bien. Les académiciens sont des gens si délicieux, disait-il, qu’après
les avoir fréquentés, on ne peut plus se passer de leur amitié.
Seul le lecteur ignorant du
vocabulaire spirituel du père Carré peut s’imaginer que sa grande
expérience mystique est absente des lignes que je viens de lire.
Regardons la première phrase. « Le
Seigneur m’a comblé de grâces. » Le pluriel ne doit pas nous égarer.
Cette phrase est une allusion à l’expérience de Neuilly, unique en
tant qu’événement, infinie dans ses conséquences et prolongements.
Pendant les années de sécheresse et d’aridité, le père Carré se
croyait abandonné à lui-même. En réalité, c’était lui qui se
détournait de Dieu en essayant dans son volontarisme moderne de se
rapprocher de Lui par ses seuls efforts. Il était le vrai responsable
du malheur dont il s’est cru frappé. L’affirmation qu’il est « comblé
de grâces » ne peut s’interpréter qu’à la lumière de la vieille
expérience mystique infiniment démultipliée et plus féconde que
jamais, après quatre-vingts ans de bons et loyaux services.
Les ultima verba du père Carré
résument parfaitement, il me semble, l’histoire spirituelle que j’ai
essayé moi-même de résumer. Pour bien s’en convaincre, lisons jusqu’au
bout le texte dont je n’ai cité encore que les premières lignes ;
voici le reste :
« Je relisais, ces derniers temps,
des notes prises lors de ma retraite d’ordination. La nécessité pour
moi de la sainteté y paraît avec une vigueur qui me frappe, au sens
littéral du mot. Tant de lumière, des certitudes aussi fortes qui me
faisaient écrire : « Si je ne deviens pas un saint, j’aurai vraiment
trahi. » Je ne renie pas ces lignes écrites à l’âge de vingt-quatre
ans... Mais j’ai maintenant une expérience longuement acquise, celle
du voyageur qui, sur une route fatigante, fait de moins en moins
confiance à ses forces et sait qu’atteindre le terme ne dépend pas
seulement de sa volonté. Une certaine fébrilité du désir laisse place
aujourd’hui à la douceur de l’espérance. Sainteté ou non ? La question
ne se pose plus ainsi. Je ne pense qu’à la tendresse de Dieu. »
Chaque phrase, ici, et presque
chaque mot font écho à nos observations précédentes. Le Père répudie
expressément ce qu’il y avait d’orgueil inaperçu dans son projet de
sainteté. Lorsqu’il disait : « Si je ne deviens pas un saint, j’aurai
vraiment trahi », il se tendait à lui-même le piège qui s’est ensuite
refermé sur lui, mais son humilité finale l’a libéré.
Neuilly fut en somme l’occasion
sinon d’une chute, au moins d’un long piétinement, non pas en raison
de quelque perversité intrinsèque mais à cause de l’utilisation
naïvement égotiste qu’en fit le père Carré. Finalement, il comprit son
erreur et le texte que nous venons de lire en est la preuve.
L’exploitation « fébrile » de l’expérience mystique était presque
inévitable étant donnée l’extrême jeunesse de son bénéficiaire...
Au lieu de faire de Dieu un Everest
à escalader, le dernier père Carré voit en lui un refuge. Ce n’est pas
un humanisme sceptique qui s’exprime ici, mais un abandon à la
miséricorde divine. Sans renier ses aspirations mystiques, le Père se
reconnaît incapable de les réaliser par ses propres moyens.
Ce n’est pas moi, bien entendu, qui
formule ces critiques, c’est le père Carré lui-même. J’adopte sur lui
la perspective de son dernier texte, le plus profond, je pense, et on
pourrait le commenter indéfiniment.
Le père Carré a lâché d’abord la
proie pour l’ombre ; heureusement pour lui, la présence douce et
exaltante ne s’est jamais découragée. Elle était toujours là,
silencieuse, à ses côtés. Elle a survécu à toutes les usures, à toutes
les lassitudes, à tous les abandons.
Sous prétexte que l’insatisfaction
et l’aridité ont joué leur rôle dans la vie religieuse du père Carré,
il faut se garder de voir en lui un mystique manqué, un mystique raté.
Il fut d’abord un mystique trop vite comblé. De ce fait même, il resta
longtemps un mystique frustré, victime de ce qu’il appelait sa «
fébrilité ».
Son avidité juvénile appelait une
leçon et elle lui fut administrée. À en juger par les propos que nous
venons de lire, cette leçon fut comprise et assimilée avec une grande
humilité.
En dépit des apparences, on ne peut
pas rêver d’un destin préférable à celui-là et je n’en souhaite pas
d’autre à ceux qui m’écoutent, sans m’oublier moi-même.
Pour moi qui n’ai jamais connu le
père Carré, c’est une véritable épreuve que de parler de lui à tant de
gens ici qui le connaissaient et qui ne cesseront jamais de l’aimer.
J’espère ne pas les avoir trop déçus et mes vœux seront comblés si, à
quelques-uns d’entre vous, au moins, j’ai transmis le désir d’aller
plus loin que je n’ai su le faire dans l’exploration des œuvres
mystiques du Révérend Père Ambroise-Marie Carré.

Réponse de
Michel Serres au discours de René Girard
La religion contre le sacrifice, par Michel Serres
LEMONDE.FR | 16.12.05 |
Les lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
D'où parviennent jusqu'ici ces
aboiements ? Reconnaissons-nous, de même, dans le récit de Théramène,
les chevaux emportés qui traînent le cadavre d'Hippolyte sur la plage,
écartelé ? Qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? Merci,
Monsieur, de nous avoir fait entendre, en ces abois, ces
hennissements, ces hurlements d'animaux enragés, nos propres
vociférations ; d'avoir dévoilé, en cette meute sanglante, en cet
attelage emballé, en ce nœud de vipères, en ces bêtes acharnées, la
violence abominable de nos sociétés ; d'avoir révélé, enfin, en ces
corps déchiquetés, les victimes innocentes des lynchages que nous
perpétrons.
Tiré de Racine, ce bestiaire
hominien eût pu s'échapper, furieux, de l'Antiquité grecque, où des
femmes thraces dépècent Orphée, de la Renaissance anglaise ou de notre
xviie siècle classique, où chaque tragédie porte en elle, imagée ou
réelle, une trace immanquable de cette mise à mort. Les Imprécations
de Camille, chez Corneille, réunissent contre Rome tous les peuples
issus du fond de l'univers et, dans Shakespeare, les sénateurs,
assemblés, plantent leurs couteaux croisés dans le thorax de César.
L'origine de la tragédie, que Nietzsche chercha sans la trouver, vous
l'avez découverte ; elle gisait, tout offerte, en la racine hellénique
du terme lui-même : tragos signifie, en effet, le bouc, ce bouc
émissaire que des foules prêtes à la boucherie expulsent en le
chargeant des péchés du monde, les leurs propres, et dont l'Agneau de
Dieu inverse l'image. Merci d'avoir porté la lumière dans la boîte
noire que nous cachons parmi nous.
Nous.
Nous, patriciens, au marais de la
Chèvre, assemblés en cercles concentriques autour du roi de Rome ;
nous, parmi les ténèbres d'un orage parcouru d'éclairs ; nous,
découpant Romulus en morceaux, et, la clarté revenue, fuyant, honteux,
chacun dissimulant, dans le pli de sa toge, un membre du roi de Rome
dépecé ; nous, soldats romains, pressés autour de Tarpeia, jetant nos
bracelets, nos boucliers sur le corps virginal de la vestale chaste ;
nous, lapidateurs de la femme adultère ; nous, persécuteurs, lançant
pierre après pierre sur le diacre Étienne, dont l'agonie voit les
cieux ouverts… … nous, bannissant ou élisant tel candidat en
inscrivant son nom sur des tessons de terre cuite, souvenir oublié de
ces pierres de lapidation ; nous, désignant un chef par nos suffrages,
sans nous remémorer que ce mot fractal signifie encore les mêmes
fragments, jetés sur l'élu ; de ces pierres assassines, nous bâtissons
nos villes, nos maisons, nos monuments, notre Coupole ; nous,
désignant roi ou victime, parmi nos fureurs temporairement canalisées
par ce suffrage même ; nous, vos confrères, qui, de nos suffrages,
vous avons élu ; nous, sagement assis autour de vous, debout,
discourant de notre Père Carré, mort. Grâce à vous, je vois pour la
première fois le sens archaïquement sauvage de cette cérémonie, les
cercles concentriques des sièges, fixés au sol, immobilisés, séparés ;
j'entends le silence du public, apaisé de fascination, vous écoutant,
vous, élu, debout ; je découvre aussi pour la première fois cette
chapelle ronde autour du tombeau de Mazarin, tous deux faits des
pierres d'une lapidation gelée, reproduisant, comme en modèle réduit,
les pyramides d'Égypte, résultats elles aussi, elles sans doute parmi
les premières, d'une lapidation longue, celle du corps de Pharaon,
accablé couché sous ce monceau. Les institutions élèvent-elles
nécropoles et métropoles à partir de ce supplice primitif ? La Coupole
en dessine-t-elle encore le schéma oublié ? Que signifie le sujet que
nous appelons toi ou moi ? Sub-jectus, celui qui, couché, jeté
dessous, jeté sous les pierres, meurt sous les boucliers, sous les
suffrages, sous nos acclamations. Et quelle abominable glu colle les
collectifs en ce sujet pluriel que nous nommons nous ? Ce ciment se
compose de la somme de nos haines, de nos rivalités, de nos
ressentiments. Sans cesse renée, mère mimétique de soi-même, marâtre
des groupes, la violence, molécule de mort aussi implacablement
repliquée, imitée, reprise, reproduite que les molécules de la vie,
voilà le moteur immobile de l'histoire. Profonde leçon de grammaire
élémentaire et de sociologie politique : vous, sous la boîte noire des
pierres, voici le bouc émissaire ; nous, dans la boîte noire de la
nuit, voilà, sans qu'ils le sachent, d'anciens persécuteurs. Leçon
d'anthropologie et d'hominisation, j'y reviendrai. D'où provient cette
violence ?
Observez nos habits verts. Pourquoi
un groupe parade-t-il ainsi, en uniforme ? Pourquoi femmes et hommes
suivent-ils une mode vestimentaire, intellectuelle, parleuse ?
Pourquoi ne désirons-nous passer pour d'exceptionnelles singularités
qu'à la condition de faire comme tout le monde ? Pourquoi ladite
correction politique exerce-t-elle tant de ravages sur la liberté de
pensée ? Pourquoi faut-il tant de courage pour dire ce qui ne se dit
pas, penser ce qui ne se pense pas, faire ce qui ne se fait pas ?
Pourquoi l'obéissance volontaire fonde-t-elle les pouvoirs ? Pourquoi
nous prosternons-nous devant les grandeurs d'établissement, dont la
cérémonie d'aujourd'hui donne un si parfait exemple ? Vous avez
découvert, aussi, cette autre et première glu dont l'adhérence fait
une bonne part du lien social et personnel : le mime, dont les gestes
et conduites, les paroles, les pensées nous rapprochent de nos cousins
les singes, chimpanzés ou bonobos, sur lesquels, Aristoteles dixit,
nous l'emportons en imitation. Combien de fois, observant, dans un
ministère, une réception officielle, ou, dans un hôpital, la visite
d'un professeur de médecine au chevet d'un malade, n'ai-je pas vu, de
mes yeux vu, de grands anthropoïdes se livrant aux jeux dérisoires de
la hiérarchie, où le mâle dominant parade face aux dominés ou à ses
femelles soumises ? L'imitation produit la dominance plus ou moins
féroce que nous exerçons ou subissons.
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Anthropologique et tragique, le
modèle que vous proposez à notre méditation, en illuminant notre
expérience, part du mime et du désir qui en découle. Tel aime la
maîtresse de son ami ou l'ami de sa maîtresse ; tel autre jalouse la
place de son proche voisin ; quel enfant ne s'écrie " moi aussi " dès
que frère ou sœur reçoivent un cadeau, et quel adulte peut se défendre
d'un même réflexe ? L'état d'égaux crée une rivalité qui, en retour,
nous transforme en jumeaux, réattisant à la fois la haine et
l'attirance. Le paysage entier des sentiments violents, des émotions
de base, divers et coloré en apparence, jaillit de cette gémellité
uniforme et pourtant productive. Nous désirons le même, le désir nous
fait mêmes, le même fait le désir, qui se reproduit, monotone, sur la
double carte de Tendre et de Haineux, que vous dessinez avec le
pinceau du mime.
Mieux encore, ce mimétisme jaillit
du corps, du système nerveux comprenant ces neurones miroirs,
découverts récemment par des cognitivistes italiens et dont nous
savons aujourd'hui qu'ils s'excitent aussi bien lorsque nous faisons
un geste qu'au moment où nous voyons un autre le faire, comme si la
représentation équivalait à l'acte. Ainsi le mime devient-il l'un des
formats universels de nos conduites. Nous imitons, nous reproduisons,
nous répétons. La replication propage et diffuse le désir individuel
et les cultures collectives, comme les gènes de l'ADN reproduisent et
disséminent la vie : étrange dynamisme de l'identique dont
l'automatisme redondant, repliqué indéfiniment, va se répétant.
Vous avez mis la main sur l'un des
grands secrets de la culture humaine, spécialement de celle que nous
connaissons aujourd'hui, dont les codes envahissent le monde
exponentiellement plus vite que ceux de la vie – trois milliards huit
cents millions d'années pour l'une, quelques millénaires à peine pour
l'autre – parce que ses grandes révolutions – taille de la pierre au
paléolithique, écriture dans l'Antiquité, imprimerie à la Renaissance,
industrie de chaînes et de séries depuis quelques siècles, nouvelles
technologies, plus récemment — inventèrent toutes, sans exception, des
replicateurs, codes ou opérations de codage dont la surabondance
envahissante caractérise notre société de communication et de
publicité. Ces replicateurs, dont la similitude excite et reproduit le
mimétisme de nos désirs, semblent imiter, à leur tour, le processus de
reproduction de l'ADN vivant.
Les objets qui nous entourent
désormais, voitures, avions, appareils ménagers, habits, affiches,
livres et ordinateurs… tous proposés à nos désirs, comment les nommer,
sinon des reproductions d'un modèle, à peu de variations près ? Que
dire, aussi, de ce que l'inculture de nos élites appelle management,
pour les entreprises privées, ou de l'administration, pour les
services publics, sinon que l'effroyable lourdeur de leur organisation
a pour but de rendre homogène et reproductible toute activité humaine
et de donner ainsi le pouvoir à ceux qui n'en ont aucune pratique
singulière ? Et que dire des marques, partout propagées, dont nous
connaissons l'origine : les traces de pas que laissaient en marchant,
imprimées sur le sable des plages, les putains d'Alexandrie, révélant
ainsi leur nom et la direction de leur lit ? Le long de leur marche
dupliquée, ne revenons-nous pas au désir ? Quel président d'une grande
marque, aujourd'hui partout repliquée, se sait, — s'il ne le sait pas,
je jouis de le lui apprendre – se sait, dis-je, fils de ces putains
d'Alexandrie ? Nous avons créé un environnement où le succès lui-même,
où la création elle-même, dépendent désormais de la reproduction plus
que de l'inimitable.
Le danger majeur que courent nos
enfants, le voilà : les fils de putain, à qui je viens de rappeler
leur digne lignée, les plongent dans un univers de codes repliqués ;
nous les écrasons de redondance. La crise de leur éducation, la voici
: fondé naturellement sur l'imitation, l'apprentissage enseigne à
devenir des singularités inimitables. Tonitruants, les médias, la
publicité, le commerce et les jeux répètent, au contraire :
imitez-moi, devenez les véhicules automatiques de la répétition de nos
marques, pour que votre corps et vos gestes répétés multiplient en les
répétant nos succès commerciaux ; timide et quasi sans voix face à ces
potentats, l'éducation leur souffle : n'imitez personne que
vous-mêmes, devenez votre liberté. Devenue pédagogique, notre société
a donc rendu l'éducation contradictoire. La crise de la création, la
voici enfin : dans un univers de replicateurs, de modes et codes
reproducteurs, de clones bientôt, l'œuvre inimitable reste cachée
jusqu'à la fondation d'un nouveau monde. Ainsi nous avez-vous révélé
comment le désir personnel et la culture humaine amplifient l'un des
secrets de la vie, de la naissance, de la nature.
Aveuglés par la monotonie du même,
nous voyons mal la répétition. Comprenons-nous, par exemple, comment
les techniques, sorties du corps, reproduisent, d'abord, les fonctions
simples de nos organes : le marteau frappe comme le poing ; la roue
tourne comme les articulations des genoux et des chevilles ; le
nouveau-né tète au biberon comme au sein… imitent, ensuite, les
systèmes : les machines à feu miment la thermodynamique de l'organisme
; télescopes, microscopes, miment les systèmes sensoriels… miment,
ensuite, certains tissus : les réseaux de voies ferrées, maritimes,
aériennes, électroniques imitent le tissu nerveux… miment, enfin,
l'imitation même de l'ADN… ? Voilà un autre mimétisme caché :
appareillées du corps, les techniques finissent par entrer dans son
secret de se reproduire pareillement. Elles se ramènent donc à des
biotechnologies. Partis du corps, les appareils, bien nommés, y
reviennent aujourd'hui. Leur histoire raconte comment les objets que
nous fabriquons explorent, les unes après les autres, les performances
de la vie. J'ai appelé cela, jadis, l'exo-darwinisme des techniques ;
grâce à vous, je comprends qu'il continue, qu'il imite,
culturellement, le darwinisme naturel. Je vous nomme désormais le
nouveau Darwin des sciences humaines.
(Page 3 sur 7)
Je veux, par deux aveux, compléter
le tableau du mimétisme tel que vous le décrivez : le premier concerne
nos psychologies. Si, d'exercice ou de nécessité, nous cherchions, le
plus loyalement du monde, ce que nous désirons vraiment, ou ici et
maintenant, ou globalement pour notre vie entière, n'entrerions-nous
point, pour longtemps, dans une autre boîte noire, intime, où nous
nous égarerions, sans trouver, en ce fond sombre de nous-mêmes, le
plus petit élément de réponse à cette exigence, immédiate ou large, de
plaisir ou de bonheur ? Face à l'inquiétude induite par un tel
égarement, nous nous précipitons vers l'imitation parce que nous ne
pouvons pas ne pas combler, au plus vite, un vide aussi angoissant.
Aussi difficile que se présente,
d'autre part, la morale la plus austère, ne constitue-t-elle pas, elle
aussi, un substitut facile à la même absence ? Évidence plus que
paradoxe : la route malaisée de la morale, comme le chemin aisé du
mime, semblent des voies d'accès plus accessibles que la quête
inaccessible de l'authentique plaisir. Puisque je ne sais pas ce que
je veux, autant désirer ce que les autres paraissent vouloir ou ce que
des normes féroces m'imposent.
Deuxième aveu, plus logique à la
fois et plus personnel : il ne se présente pas de cas, dit Karl Popper
quelque part, où certaines théories, le marxisme et la psychanalyse
par exemple, se trouvent en défaut. Voilà des théories qui ont
toujours raison ; mauvais signe, car, exact ou rigoureux, le savoir se
reconnaît à ce qu'il connaît toujours des lieux où il défaille. Il n'y
a donc de science que falsifiable. Or, çà et là, nous entendons dire
que votre modèle, trop universel, tombe sous ce couperet. Il n'y
aurait, dit-on, aucune exception à votre théorie du double et de la
rivalité mimétique. On ne pourrait que la vérifier ; or, je le répète,
pour qu'elle puisse entrer en science, il faudrait la falsifier.
Aussitôt, je m'y emploie. Voici déjà
presque trente ans que, me prétendant votre ami, je reçois de vous des
marques d'amicale réciprocité. En public, ce soir, je puis jurer les
dieux devant les autels du monde, et sans risque de parjure, que je
n'ai jamais ressenti ombre de jalousie ni de ressentiment à votre
égard, quelque admiration que je vous porte. Veuillez donc me
considérer comme un monstre, comme un double sans rivalité, donc
falsificateur de votre modèle ; de la sorte, nous pouvons l'admettre
dans l'exactitude rigoureuse du savoir. Quoi de plus réjouissant, vous
en conviendrez, qu'un ami vrai joue assez au faux ami pour pouvoir
démontrer, en la falsifiant, la vérité décrite par son ami ? Et
puisqu'il s'agit là de vous et de moi, pourquoi ne pas avouer, en
entrant plus avant dans les confidences, que, cependant, je vous
jalouse sur un point ? Vous naquîtes en Avignon, expression qui
m'induit, et voilà l'exception, en rivalité mimétique ; car issu, moi
aussi, moi toujours votre double, d'une ville dont le nom commence par
un A, je ne bénéficie pas, comme vous et certain de nos amis né, par
chance, en Haïti, de la préposition en dont l'euphonie évite à vos
compatriotes l'hiatus dont l'horreur haïssable hante qui habita à
Agen. Je me laisse brûler, là, par les feux de l'envie. Mais si, vous
avantageant et me punissant, ce point de grammaire nous sépare, deux
ponts, comme il se doit, nous rassemblent : alors que vous dansez sur
celui d'Avignon, nous nous enorgueillissons de notre pont-canal.
Quasi jumeaux, nous naquîmes donc
sous la même latitude, mais seuls les Parisiens, gens de peu
d'oreille, croient que nous parlons, avec le même accent, une même
langue d'oc. Alors qu'ils croient la France coupée seulement en Nord
et Sud, ils ne la voient pas, comme nous, séparée aussi en Est et
Ouest : nous, Celtes et même Celtes-Ibères et, vous, Gaulois latinisés
d'Arles ou de Milan, promis au Saint Empire romain germanique ; nous,
atlantiques, versés vers un océan ouvert, vous, continentaux d'une mer
intérieure ; nous, de la barre pyrénéenne, vous de l'arc alpin ; nous
Aquitains, Gallois ou Bretons, humides et doux, vous, Méditerranéens
venteux, piquants et secs ; nous, Basques ou Gascons, cousins des
Écossais, Irlandais, Portugais ; vous, Provençaux, voisins rhodaniens
du Rhin et du Pô ; vous, Zola, Daudet, Giono ; nous, Montaigne ; vous,
Cézanne ; nous, Fauré.
Si l'espace nous sépare, il nous a
unis aussi. À la fin de la dernière guerre, vous avez émigré,
terrifié, comme je le fus, des folies criminelles de nations
européennes. Pour mieux la penser, sans doute, vous mettiez,
instinctivement, de la distance entre votre corps et cette mortelle
violence. Et, de même que je parle avec une certaine émotion de la
France rurale d'avant la coupure du conflit, vous parlez souvent avec
la même nostalgie des États-Unis que vous connûtes alors, pays, comme
le nôtre, à culture rurale et chrétienne, avant qu'il ne
s'américanise. En cherchant la paix, vous deveniez, parmi les tout
premiers, ce que nous devons tous devenir désormais : métis de culture
et citoyens du monde.
Je ne vous rejoignis que vingt ans
après. Vous souvenez-vous des paquebots, de ces traversées bénies dont
la durée ne coûtait au corps aucun décalage horaire ? En le perdant,
l'on gagnait du temps, alors que nous en perdons, maintenant, en
croyant le gagner, entassés dans des aéronefs. De ce moment, j'ai en
partie partagé votre errance de campus en campus et d'Est en Ouest.
Vous souvenez-vous des blizzards de Buffalo, des hivers où nous
cassions la glace sur la route où les congères, accumulées par la
neige des Grands Lacs, nous interdisaient parfois de sortir de nos
maisons ? Vous souvenez-vous des automnes lumineux de Baltimore,
d'étés indiens où les rouges du feuillage renvoient au ciel une clarté
que son azur ne connaît pas ? Vous souvenez-vous des chaleurs humides
du Texas, des forêts de Caroline ? Avec quelle tristesse, la
vieillesse venue, devrai-je bientôt me passer de vous retrouver, comme
depuis plus de vingt ans, sur les bords du Pacifique, entre la baie de
San Francisco et l'océan ? De même que votre pensée connecte plusieurs
disciplines, votre vie traversa lentement cet immense continent. Vous
en connaissez l'espace, vous en savez, mieux que personne, les mœurs,
les vertus, les excès, la grandeur, les émotions, les religions, la
politique, la culture. Jour après jour, j'ai appris les États-Unis en
vous écoutant et je souhaite souvent qu'à la suite d'Alexis de
Tocqueville, dont j'occupe le fauteuil, vous écriviez demain une
suite, contemporaine et magnifique selon ce que j'entendis, de la
Démocratie en Amérique. Les souvenirs de votre vie nous doivent ce
dernier ouvrage-là.
(Page 4 sur 7)
Vous avez traversé la mer pour vous
évader de la violence ; vous, principalement, et moi, votre double
dans l'ombre, n'en parlons pas pour rien, en effet. Dès 1936, nous
avions tous deux autour de dix ans, je n'en perdrai jamais la
souvenance, nous autres, enfants rares issus des rescapés de la
Première Guerre mondiale, recevions déjà les réfugiés d'Espagne,
rouges et blancs, jumeaux échappés des atrocités d'une guerre civile
qui annonçait la reprise des horreurs subies par nos parents.
Souvenez-vous, alors, de la suite en cataracte, souvenez-vous des
réfugiés du Nord, poussés par la Blitzkrieg de 39, souvenez-vous des
bombardements, des camps de la mort et de l'Holocauste, des luttes
civiles entre résistants et miliciens, de la Libération, joyeuse mais
abominable de ressentiment sanglant, souvenez-vous d'Hiroshima et de
Nagasaki, catastrophes pour la raison et le monde. Ainsi formée par
ces atrocités, notre génération dut, en plus, porter les armes dans
les guerres coloniales, comme en Algérie. Nous partageâmes une enfance
de guerre, une adolescence de guerre, une jeunesse de guerre, suivant
une paternité de guerre. Les émotions profondes propres à notre
génération nous donnèrent un corps de violence et de mort. Vos pages
émanent de vos os, vos idées de votre sang ; chez vous la théorie
jaillit de la chair. Voilà pourquoi, Monsieur, vous et moi, mêlée à
notre corps de guerre, avons reçu dès cet âge une âme de paix. Un jour
les historiens viendront vous demander d'expliquer l'inexplicable :
cette formidable vague qui submergea notre Occident pendant le xxe
siècle, dont la violence sacrifia, non seulement des millions de
jeunes gens, pendant la Première Guerre mondiale, puis des dizaines de
millions autour de la Seconde – selon la seule définition de la guerre
qui tienne et selon laquelle des vieillards sanguinaires, de part et
d'autre d'une frontière, se mettent d'accord pour que les fils des uns
veuillent bien mettre à mort les fils des autres, au cours d'un
sacrifice humain collectif que règlent, comme les grands prêtres d'un
culte infernal, ces pères enragés que l'histoire appelle chefs d'États
– et qui, pour couronner ces abominations d'un pic d'atrocité,
sacrifia, dis-je, non seulement ses enfants, mais, par un retournement
sans exemple, sacrifia aussi ses ancêtres, les enfants de nos ancêtres
les plus saints, je veux dire le peuple religieux par excellence, le
peuple à qui l'Occident doit, sous la figure d'Abraham, la promesse de
cesser le sacrifice humain. En l'atroce fumée sortie des camps de la
mort et qui nous étouffa tous deux en même temps que l'atmosphère
occidentale, vous nous avez appris à reconnaître celle qui sortait des
sacrifices humains perpétrés par la sauvagerie polythéiste de
l'Antiquité, celle, tout justement, dont le message juif, puis
chrétien, tenta désespérément de nous délivrer. Ces abominations
dépassent largement les capacités de l'explication historique ; pour
tenter de comprendre cet incompréhensible-là, il faut une
anthropologie tragique à la dimension de la vôtre. Nous comprendrons
un jour que ce siècle a élargi, à une échelle inhumaine et mondiale,
votre modèle sociétaire et individuel.
Derechef, d'où vient cette violence
? Du mime, disiez-vous. Il pleut du même dans les champs du désir, de
l'argent, de la puissance et de la gloire, peu d'amour. Il pleut du
mime comme il pleuvait jadis, dans le vide, du même, atomes, paroles
ou lettres, pour la fondation du monde.
Or quand tous désirent le même,
s'allume la guerre de tous contre tous. Nous n'avons encore rien à
raconter que cette jalousie haineuse du même qui oppose doubles et
jumeaux en frères ennemis. Quasi divinement performative, l'envie
produit, devant elle, indéfiniment, ses propres images, à sa
ressemblance. Les trois Horaces ressemblent aux Curiaces triples ; les
Montaigus imitent les Capulets ; saint Georges et saint Michel miment
le Dragon ; l'axe du Bien agit symétriquement, selon l'image, à peine
inversée, de l'axe du Mal. Ainsi généralisé, couvrant tout l'espace
par l'imitation, le conflit risque de supprimer les guerriers jusqu'au
dernier. Épouvantés de cette possible éradication de l'espèce par
elle-même, tous les belligérants se retournent, parmi cette crise,
contre un seul. Des humains en foule tuent l'humain unique, en un
geste d'autant plus répété que les meurtriers ne savent ce qu'ils
font.
Jusqu'ici, nous n'avons rien à
raconter parce que le récit, redondant, répète toujours la même
ritournelle, ce cauchemar monotone de mime et de meurtre que
communément l'on appelle l'histoire. Il n'y a rien à raconter parce
que, aveugles ou hypocrites, nous cachions, sous les mille
circonstances multicolores de l'histoire – le verbe historier signifie
ce bariolage enjolivé d'un décor de racontars – cette uniformité d'un
message sans aucune information. Du kaléidoscope de ses fureurs, de
ses oripeaux d'arlequin, l'histoire couvre son vide d'information,
issu de la monotonie repliquée de la violence.
Alors, mais alors seulement commence
le récit : celui que racontent à la fois le Livre des Juges (XI,
34-40) ou la tragédie grecque et qu'à mon tour, enfin, je puis
relater. Si je gagne cette guerre, supplie Jephté, général des armées,
j'offrirai au Seigneur en holocauste la première personne que je
rencontrerai. Si les vents se lèvent à nouveau pour virer mes voiles
vers Troie, prie Agamemnon, amiral de la flotte, je sacrifierai, sur
les autels de Neptune, le premier qui viendra vers moi. Une bonne
brise enfle la voilure des vaisseaux de guerre grecs et ce père, roi
des rois, voit venir vers soi sa propre fille Iphigénie. L'armée juive
écrase les fils d'Ammon et, dansant et jouant du tambourin pour fêter
la victoire, sort de sa maison, à Miçpa, la fille de Jephté soi-même
courant, joyeuse, vers son père triomphant, mais déchirant ses
vêtements. Dans les plaines mornes des batailles et chamailles des
mêmes contre les mêmes, tous deux désirant le même, sans nouvelles
donc et sans information, montent, alors, et jusqu'au ciel, le plus
improbable des messages, le comble de l'horreur et de la cruauté. Les
plus nobles des pères deviennent les pires.
Page 5 sur 7)
La vie, le temps, les circonstances
et l'histoire tirent au hasard ces premières venues. Le dieu Baal et
le Minotaure terré au labyrinthe de Crète dévorent les premiers-nés
des notables de Carthage ou d'Athènes. Les fils et les filles,
toujours les enfants. La victime de la violence paraît se tirer à la
courte paille, mais, toujours, le sort tombe sur le plus jeune, sur le
mousse… voilant ainsi le secret, que j'avais deviné, de la guerre : le
meurtre de la descendance, dont l'organisation, par ces pères
ignobles, se cache sous l'aléa. En cette deuxième monotonie du
sacrifice humain, désormais sans cesse repris, la première vraie
nouvelle vint d'Abraham, notre ancêtre, au moins adoptif, qui, appelé
par l'ange du Seigneur (Genèse, XXII, 10-13), arrêta son poing au
moment où il allait égorger Isaac, son fils. Cela montre, mieux
encore, qu'Agamemnon et Jephté avaient sacrifié leur fille de gaieté
de cœur et cachaient cette abomination sous le prétexte du hasard et
du premier venu, comme d'autres ailleurs, la dissimulaient dans la
nuit, à l'occasion d'un orage. La pitié, la piété monothéistes
consistent, nouvellement, en l'arrêt du sacrifice humain, remplacé par
la vicariance d'une victime animale. L'éclair de la violence bifurque
et, miséricordieusement, épargne l'enfant. Au passage, pour venir en
aide à votre idée sur la domestication des animaux, aviez-vous
remarqué l'enchevêtrement des cornes du bélier dans le buisson ? Cette
attache veut-elle dire que la bête avait quitté déjà la sauvagerie ?
La deuxième vint de la Passion de Jésus-Christ ; à l'agonie, celui-ci
dit : " Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. " Ici,
la bonne nouvelle porte sur l'innocence de la victime, l'horreur du
sacrifice et le dessillement des bourreaux aveugles. La troisième
vient de vous, qui dévoilez cette vérité, à nos yeux comme aux leurs
cachée.
Moins connue à ce jour, quoique
assourdissante, la quatrième exigerait de longs développements. Par
l'imprimé, la parole et les images, les médias d'aujourd'hui
reprennent le sacrifice humain, le représentent et le multiplient avec
une frénésie telle que ces répétitions recouvrent notre civilisation
de barbarie mélancolique et lui font subir une immense régression en
termes d'hominisation. Les technologies les plus avancées font reculer
nos cultures aux ères archaïques du polythéisme sacrificiel.
Vous dites aussi que le dévoilement
du mécanisme victimaire en a usé le remède. De fait, nous ne disposons
plus de rituels pour tuer des hommes. Sauf sur nos écrans, tous les
jours ; sauf sur nos routes, souvent ; sauf dans nos stades et nos
rings de boxe, quelquefois. Mais, j'y pense, cette loi souveraine qui
nous fit passer du meurtre à la boucherie, cette loi, dis-je, qui
dérive notre fureur de la victime humaine à la bête, notre violence ne
la dérive-t-elle pas, aujourd'hui, sur ces objets dont je viens de
dire qu'ils sortent, justement, de nos corps, par un processus copié
de votre mimétisme ? Voici quelques semaines, nous connûmes en France,
pour la seconde fois, des révoltes sans morts, des violences
déchaînées sans victimes humaines. Avons-nous vu, nous, vieillards,
témoins des horreurs de la guerre et à qui l'histoire enseigna, contre
le message d'Abraham et de Jésus, le bûcher de Jeanne d'Arc ou celui
de Giordano Bruno ; avons-nous vu les révoltés en question ne brûler,
par mimétisme, que des automobiles ; avons-nous observé la police,
postée devant eux, épargner aussi les vies humaines ? Je vois ici une
suite immanquable de votre anthropologie, où la violence collective
passa, jadis, de l'homme à l'animal et, maintenant, de la bête,
absente de nos villes, à des objets techniques. Parmi ces révoltes
fument des chevaux-vapeur.
Comme un revenant, le sacrificiel ne
cesse donc de nous hanter. Pourquoi ? Enfants, l'on nous enseignait à
l'école que Zeus, Artémis et Apollon peuplaient le panthéon des
religions antiques. Fausses, ces appellations font oublier qu'aux yeux
des anciens existaient seulement les divinités spécifiques des villes.
Couverte de seins, l'Artémis d'Éphèse se distinguait de l'amazone
chasseresse d'une autre cité ; Apollon régnait à Delphes et Athéna sur
la communauté exclusive des Athéniens ; ces noms propres unifiaient un
collectif local.
Ces ancêtres croyaient-ils aux
déités ainsi nommées ? Non. Aucun verbe, dans leur langue, ne
désignait une foi. Ils y croyaient, certes, mais seulement au sens où
certains, moi compris, participons parfois avec chaleur aux exploits
de notre équipe régionale ou nationale de rugby, au sens où un
concitoyen confesse sa confiance en la République. Cette créance
transit l'appartenance. À l'ombre du Parthénon, Athéna symbolise un
territoire éponyme comme une équipe de football ou autres partis
désignent d'autres niches. Il arrive que l'on y brandisse un étendard
sanglant devant de féroces soldats, dont des paroles racistes disent
encore le sang impur. De ces appartenances découle tout le mal du
monde. Des conflits perpétuels entre villes et empires éradiquèrent la
Grèce, l'Égypte et Rome et, en trois guerres successives, les
nationalismes d'Occident faillirent s'en suicider. Par bonheur, notre
génération inventa une Europe qui, pour la première fois de l'histoire
occidentale, vit en paix depuis soixante ans. Votre polythéisme
meurtrier du sacré, je le généralise en religions belliqueuses et
militantes de l'appartenance. La Foi les délaisse, usées.
Les polythéismes et les mythes
associés collent les collectifs avec une efficacité sanglante, mais
cette solution, toujours temporaire et donc à recommencer sans cesse,
s'use, pendant que ces sociétés en périssent. L'Antiquité mourut de
ses religions. Quand le judéo-christianisme parut, il enracina peu à
peu la Foi dans les individus. Avant saint Augustin et Descartes,
saint Paul invente l'ego universel.
Il y a deux sortes de religion : les
anthropologies et les sociologues épuisent le sens de celles qui
fondent l'appartenance, où règnent la violence et le sacré.
Inversement, pour celles de la personne, les expressions " sociologie,
politique des religions " sentent l'oxymore. La distinction
monothéisme-polythéisme ne se réduit point à la croyance en un ou
plusieurs dieux, mais désigne une séparation plus radicale entre
croyance et foi, entre social et individuel. Quand l'Évangile
recommande la dissociation entre Dieu et César, il distingue la
personne de son collectif. L'Empereur maîtrise le nous ; Dieu
s'adresse au moi, source ponctuelle sans espace de ma Foi en Lui. Je
dois l'impôt à la société dominée par le pouvoir impérial ; je sauve
mon âme. Pour n'avoir aucune place dans le monde, la nouvelle religion
fonde sa sainteté dans l'intime de l'intérieur.
(Page 6 sur 7)
Cependant, elle fonde aussi une
Église, qui s'enferme, d'abord, dans les catacombes, à côté des
tombes, non pas seulement pour échapper aux persécutions de Rome, mais
pour se cacher d'une société violente usée jusqu'à la corde, pour
tenter de constituer un collectif nouveau, laissant l'appartenance
sacrée pour la communion des saints. Je vois les premiers chrétiens,
dames patriciennes, esclaves, étrangers de Palestine ou d'Ionie, sans
distinction de sexe, de classe ni de langue, ne cessant de focaliser
leur regard et leur attention fervente sur l'image de la victime
innocente, en partageant une hostie symbolique plutôt que les membres
épars d'un lynchage. Si nous comprenions ce geste, ne changerions-nous
pas de société ? Que l'Église ait réussi ou non un tel pari,
l'histoire, trop brève, peut-elle en juger ? Je sais seulement que
toute société, celle-là autant que les autres, se trouve, aussitôt que
née, empêtrée dans la nécessité de gérer sa violence inévitable. Aucun
collectif n'échappe à cette loi d'airain, pas même celui des
théologiens, philosophes, scientifiques, historiens, académiciens…
aussi persécuteur que n'importe quel groupe en fusion. La puissance
sociétaire de la violence et du sacré l'emporte sur les vertus douces
des individus et dévaste vite la communion des saints. Peut-elle
échapper au mimétisme, à la rivalité, aux mécanismes aveugles du bouc
émissaire ? Ceux qui prétendent se battre pour Dieu tombent alors et
n'assassinent que pour un fantôme de César. Au milieu des guerres de
Religion, Montaigne notait qu'il ne trouvait pas un furieux sur mille
qui avouât tuer pour sa Foi. La violence revient toujours parmi nous
et aussi bien parmi le divin. Nous vivons, aujourd'hui encore, le
retour de ces revenants.
Considérer la religion comme un fait
de société ou d'histoire, loin de caractériser une approche
scientifique, fait, au contraire, partie de la régression
contemporaine vers les religions sacrificielles de l'Antiquité. Le
savoir, là, s'adonne au même aveuglement que les médias ; dans les
deux cas, Dieu mort, nos conduites reviennent aux religions archaïques
; depuis que le monothéisme se tait, nous errons, redevenus
polythéistes, parmi les revenants du sacrifice humain.
Pourquoi tous les jours, à midi et
le soir, la télévision représente-t-elle avec tant de complaisance
cadavres, guerres et attentats ? Parce que le public se coagule par la
vue du sang versé. Rats pour les autres hommes, nous autres, hommes,
béons devant la violence et ses revenants. Le polythéisme sacrificiel
colle si bien le collectif que je l'appellerais volontiers le "
naturel du culturel ". Les prophètes écrivains d'Israël connaissaient
bien ce retour fatal du sacrifice, dans une société qui n'arrive point
à vivre la difficulté d'un monothéisme qui l'en prive.
Comme aux temps bibliques, cela nous
arrive aujourd'hui. Un prophète seul peut le rappeler ; nous devons
vous écouter.
Il y a deux sortes de religion.
Presque naturellement, les cultures engendrent celles du sacré, qui se
distinguent de celles que ces collectifs mêmes peuvent à peine tolérer
parce que, saintes, elles interdisent le meurtre. Rare et difficile à
vivre par son exception insupportable, le monothéisme porte la
critique la plus dévastatrice des polythéismes courants, sans cesse
revenants dans leur fatalité. Le saint critique le sacré, comme le
monothéisme l'idolâtrie.
Vous décollez la foi des crimes de
l'histoire, y compris de ceux perpétrés au nom du divin, non pas pour
justifier la religion, mais pour rétablir la vérité, dont voici le
critère : ne jamais verser le sang.
Méditant ainsi, vous portez la
raison en des matières de violence qui semblaient l'exclure. Elle
n'appartient, de droit, à personne, à aucun savoir, à nulle
institution, mais se conquiert seulement d'exercice. Il paraît,
certes, aisé de la pratiquer dans les sciences exactes ; or vous
l'introduisez dans des domaines autrement difficiles. On entend
souvent, aujourd'hui, réduire la religion à un fidéisme fade et
irrationnel en dehors de tout rationalisme ; comme si, venue d'un cœur
au douceâtre écœurant, la foi tournait le dos à la raison. Vous
renouez, au contraire, avec la plus haute de nos traditions, où l'une
cherche l'autre en les réconciliant.
Vous le faites, de plus, en suivant
un chemin d'une longueur peu commune. Je mesure l'importance de votre
hypothèse avec l'extension de son rayonnement ; elle a renouvelé, en
effet la critique littéraire : j'ai tenté de faire entendre, en
commençant, que nous lisons désormais autrement la tragédie, grecque,
renaissante et classique ; mais nous quittons un exercice qui, fermé
sur soi, resterait vain, pour mieux penser, grâce à vous, les
tragédies que nous vivons ; elle a renouvelé l'histoire : nous
interprétons désormais autrement la fondation de Rome, les conflits,
les mouvements de foule, les révolutions ; mais nous quittons un
exercice qui, fermé sur soi, resterait vain, pour mieux comprendre,
grâce à vous, l'horreur de notre xxe siècle ; elle a renouvelé, de
même, la psychologie : si le triangle à la française rafraîchit la
lecture des romans du xviiie et du xixe siècle et leurs mensonges
romantiques, nous quittons aussitôt un exercice qui, fermé sur soi,
resterait vain, car votre mimétisme permet de mieux interpréter le
narcissisme, les relations amoureuses, l'homosexualité, de relire même
la psychanalyse ; de mieux comprendre aussi les mécanismes du désir et
de la concurrence qui modèlent notre économie ; nous entrons plus
avant, grâce à vous, dans l'anthropologie, l'histoire des religions et
la théologie, en redonnant son importance au sacrifice, en resituant
les religions juive et chrétienne par rapport aux divers polythéismes
; mais nous quittons aussitôt un exercice qui, fermé sur soi,
resterait vain, pour mieux saisir enfin les monotones nouveautés de
l'âge contemporain. Pour comprendre notre temps, nous disposons non
seulement du nouveau Darwin de la culture, mais aussi d'un docteur de
l'Église.
(Page 7 sur 7)
Votre pensée, décidément, me ramène
toujours aux temps présents. J'ai hâte de les rejoindre.
Je disais tantôt que l'espace nous
sépare et nous unit ; mais le temps aussi nous rassemble ; nous
naquîmes tous deux à la pensée par celle d'une femme dont je veux
évoquer la vie et le visage par reconnaissante piété ; sensiblement au
même âge, nous lûmes Simone Weil ; son génie et les atrocités de la
guerre firent de cette femme inspirée, juive à la fois et chrétienne,
la dernière des grandes mystiques, l'ultime philosophe pour qui
l'héroïsme et la spiritualité avaient autant, sinon plus, de densité
que la vie même. Je me souviens de réunions, en Californie, entre
Allemands et Français, ennemis en des temps effacés de nos mémoires,
devenus amis depuis, qui avouaient de concert avoir commencé à méditer
sous l'égide douce de cette héroïne qui voua son existence à la
sainteté.
De fait, pourrions-nous vivre,
écrire et penser seuls, nous autres faibles mâles, sans d'autres
saintes femmes ? Votre œuvre, Monsieur, convertit qui la lit à la
certitude du péché originel, dont la constante traînée dans l'histoire
nous oblige sans cesse à gérer parmi nous une violence irrépressible.
Face à ce modèle dur, votre vie s'accompagna d'une deuxième image
féminine, plus douce, plus aimable, irremplaçable. Outre ses douze
apôtres mâles, Jésus-Christ lui-même eut besoin de saintes femmes, et,
parmi elles, d'une Marie-Madeleine, pour répandre sur lui le parfum,
et d'une Marthe pour le quotidien des jours. Voilà deux figures de
l'inspiratrice nécessaire à qui se jette, assoiffé, par le désert de
l'œuvre. La verseuse du nard précieux, accapareuse de la meilleure
part, reçut, dans l'histoire sainte, assez d'éloges et fit le modèle
d'assez de représentations profanes pour que je la passe sous silence
au profit, enfin, de la seconde, dont nul ne dit mot. Toujours à la
peine, jamais à l'honneur.
Je la vois Américaine, porteuse
d'une tradition chrétienne aussi ancienne que l'immigration, solide,
loyale, généreuse et douce, retirée. Vous incarnez, Madame, les vertus
que nous admirons, depuis des siècles, dans la culture de votre pays :
la fidélité, la constance et la force, le conseil, la justesse de
jugement, la finesse dans l'appréhension des sentiments d'autrui, le
dévouement, le ressaut vif après l'épreuve, le dynamisme et la
lucidité devant les choses de la vie. Sans vous, sans votre présence
inimitable, peu de gens le savent, qu'ils l'apprennent aujourd'hui,
les grandes pensées que j'ai la lourde charge de louer ce soir
n'auraient sûrement pas vu le jour. Avec vos enfants et vos
petits-enfants, dont je vois en ce moment les visages amis, vous
incarnez, de plus, le lien entre ce qui se passa naguère dans le Moyen
Ouest de votre Nouveau Monde et ce qui se dit aujourd'hui, à Paris, en
des habits antiques. Voici : un citoyen français, professeur à
Stanford University, reçoit sous la Coupole, l'une des plus anciennes
institutions de France, un citoyen américain, français de naissance,
professeur lui-même dans la même université. Il ne s'agirait que d'un
double, si vous n'assistiez point à la séance et complétiez le
triangle, pour une nouvelle et miraculeuse fois sans mimétisme ni
rivalité. Vous liez nos deux personnes, par l'affection que je porte à
votre mari et à vous-même ; vous liez aussi nos deux pays, dont je
célèbre l'infiniment précieuse amitié. Qu'elle ait connu l'épreuve de
nuages passagers, la plus serrée des relations le dirait d'elle-même.
Sur vos épaules repose le pont du
monde. La paix règnera, l'humanité se construira, mêlée, moins à
l'aide des traités entre nations, moins par la politique, le droit ou
les échanges commerciaux que par d'humbles liens amoureux tissés par
les femmes aux mariages sans frontières. Alors, dans leur foyer
sonnent, ô merveille, deux langues maternelles. L'harmonie à venir
s'ouvre sur cette musique métisse, multipliant les chanterelles et les
passerelles entre les cultures. Madame, j'entends depuis longtemps le
pont de votre voix.
Monsieur, je reviens vers vous, qui
avez inventé l'hypothèse la plus féconde du siècle. J'ai pris un temps
de repos en ces confidences parce que j'avais du mal à soutenir
l'élévation vers la grandeur des choses que vous dites. À retenir une
seule des leçons que j'en tire, voici celle sur laquelle je voudrais
finir.
Des " lambeaux pleins de sang et des
membres affreux " dont j'agitais l'horreur en mon commencement, vous
avez généralisé les actions sacrificielles auxquelles s'adonnent les
cultures connues. L'hémoglobine dégouline du corps des victimes
humaines et animales, bref de ces meurtres collectifs dont vous nous
dégoûtez irrémédiablement. Or, en jugeant la victime coupable et en
innocentant les assassins, les fables qui les relatent mentent. Vous
nous enseignez donc que la fausseté accompagne le crime et le mensonge
l'homicide, l'un suivant l'autre comme son ombre. Du sang versé
naissent des dieux, antiques ou contemporains, toujours faux. Jumeaux,
l'erreur et le meurtre demeurent inséparables. Sublime rationalisme.
Inversement, innocenter la victime
amène à ne pas tuer en dévoilant la vérité. Cherches-tu le vrai ? Tu
ne tueras point ! La révélation d'innocence équivaut, alors, à une
généalogie de la vérité, à qui l'Occident, par le monothéisme juif, la
géométrie grecque et le christianisme judéo-grec, tous trois critiques
des mythes, doit sa maîtrise unique des raisons et des choses. De la
vérité découle la morale. Rationalisme sublime.
Du coup, vous m'avez appris ceci,
qui a changé ma vie, de distinguer le saint du sacré, ni plus ni moins
que le faux du vrai. Théologie, éthique, épistémologie parlent, en
trois disciplines, d'une seule voix.
Écoutez la circonstance qui m'advint
voici quelque quinze ans, et qui, à mes yeux, passa pour une
expérience quasi cruciale du bien-fondé de votre hypothèse. Jamais je
n'eus devant moi des étudiants comparables aux prisonniers de Fresnes
ou de la Santé ; contrairement aux élèves ordinaires, ils disposent de
temps et donc forcent de mutisme et d'attention. À l'aise en ces
lieux, j'avais en commun avec eux d'avoir vécu, de longues années
d'adolescence, pensionnaire en des lycées aux architectures pareilles
à leur enfermement. Ils me demandèrent, un jour, de parler du sacré.
L'un d'eux protestait, prétendant que, rouleau d'écriture, ciboire,
pierre noire… il se réduisait à une simple convention. Arbitraire ou
non, c'était la question. Fidèle à une méthode dont l'exigence refuse
le cours magistral, je leur demandai de se préparer à y répondre en
méditant sur la mort quelques instants, à part. Me reprenant vite, je
rectifiai ma proposition, ajoutant : non seulement la mort que vous et
moi allons subir, de toute nécessité, mais aussi celle que l'on peut
donner, par accident ou de volonté. Alors, trois d'entre eux se
levèrent soudain, comme piqués d'un aspic : " Moi, moi, je sais le
sacré ! " Il s'agissait des condamnés pour meurtre. Jamais je n'obtins
un silence aussi contemplatif, extatique et prolongé devant
l'évidence. Les faux dieux nous visitaient.
Le saint se distingue du sacré. Le
sacré tue, le saint pacifie. Non violente, la sainteté s'arrache à
l'envie, aux jalousies, aux ambitions vers les grandeurs
d'établissements, asiles du mimétisme, et ainsi nous délivre des
rivalités dont l'exaspération conduit vers les violences du sacré. Le
sacrifice dévaste, la sainteté enfante.
Vitale, collective, personnelle,
cette distinction, recouvre celle, cognitive, du faux et du vrai. Le
sacré unit violence et mensonge, meurtre et fausseté ; ses dieux,
modelés par le collectif en furie, suent le fabriqué. Inversement, le
saint accorde amour et vérité. Surnaturelle généalogie du vrai, dont
la modernité ne se doutait pas : nous ne disons vrai que d'innocemment
aimer ; nous ne découvrirons, nous ne produirons rien qu'à devenir des
saints.
Au cours de réunions où je
regrettais que vous n'assistiez pas, notre compagnie hésita,
récemment, à définir le mot religion. Vous en dites deux familles :
celles qui unissent les foules forcenées autour de rites violents et
sacrés, générateurs de dieux multiples, faux, nécessaires ; celle qui,
révélant le mensonge des premières, arrête tout sacrifice pour jeter
l'humanité dans l'aventure contingente et libre de la sainteté, pour
lancer l'humanité dans l'aventure contingente et sainte de la liberté.
Je veux finir par ce que sans doute
peu de gens peuvent ouïr de leur vivant ; que je n'ai encore prononcé
devant personne : Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai
; ce que vous dites fait vivre.
Le sacrifice épuisé, nous ne nous
battrons plus que contre un ennemi : l'état où nous désirions réduire
l'ennemi lorsque, jadis, nous nous battions. Alors, seul adversaire en
ce nouveau combat, la mort, vaincue, laisse place à la résurrection ;
à l'immortalité.
Madame le Secrétaire perpétuel,
permettez-moi maintenant, comme entorse au règlement, de quitter, sur
le mot terminal, le vouvoiement cérémoniel. En notre compagnie, fière
de te compter parmi nous, entre, maintenant, mon frère.
texte hébergé
en 12/05
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La violence et
le sacré, à partir de René GIRARD
Jean LAMBERT - 11 janvier 2003
Pour
commencer, notre exposé rappellera le noyau de la théorie girardienne.
Nous dirons ensuite quelques mots de l'évolution récente de la pensée de
René Girard. A partir de là, enfin, nous bifurquerons sur deux questions
:
 |
cette
théorie mimétique est-elle toujours pertinente pour l'anthropologie
biblique ? |
 |
comment
cette théorie peut-elle nous aider, aujourd'hui, à comprendre les
questions de la violence? |
Au préalable,
et comme entrée en matière, nous partirons d'une constatation.
L'homme a
perdu les régulations instinctives de la violence. La violence, un
problème essentiellement humain
.....
.....
......
Extrait ...
Trois questions qui subsistent
....
Première question
Girard en arrive maintenant (surtout
dans son dernier livre : Je vois Satan tomber comme l'éclair ) à
identifier le mimétisme et le mal. Le mimétisme, c'est la " chute ".
Les animaux ne sont pas vraiment mimétiques parce qu'ils ont
l'instinct qui les empêche de l'être totalement. Mais nous, n'ayant
plus cet instinct, nous commençons avec le mal radical et le mal
radical c'est le mimétisme, c'est la comparaison, c'est l'imitation.
Que vaut cette explication ? Selon nous, elle est insuffisante.
Peut-on, comme cela, passer du concept théologique de mal radical à
son éclairage par une donnée anthropologique telle que le mimétisme
humain, fût-elle forte et universelle ?
Deuxième question
Si l'on considère que le
christianisme révèle le mécanisme victimaire et que Jésus est le
révélateur de cette violence en chacun de nous, lorsqu'il nous propose
la règle de l'amour en lieu et place de la règle du meurtre et de la
violence, on aboutit alors à quelque chose d'un peu embarassant :
c'est que l'on fait ainsi, en quelque sorte, une apologétique
chrétienne, qui se veut démonstrative. Girard nous démontrerait que le
christianisme est vrai, scientifiquement. Cela gêne un peu. Au point
que René Girard revient dans son dernier ouvrage, à grand renfort, sur
la grâce, en soulignant largement qu'on ne peut pas comprendre la
portée et le contenu du message chrétien et son côté révélateur de la
violence humaine fondamentale, sans une révélation c'est à dire sans
une grâce particulière, au sens paulinien du terme. Girard, au fond, a
senti cette critique d'une apologétique un peu trop facile: si tu es
si démonstratif que cela, tout le monde devrait être chrétien ; si ta
démonstration est si rationnelle, qu'est-ce qu'un christianisme qui
découlerait rationnellement des écritures saintes ? C'est une question
qui peut laisser perplexe.
Troisième et dernière question
Girard dit qu'il s'intéresse
maintenant à l'hominisation et au passage de l'animalité à l'humanité
; en quelque sorte le passage de l'instinct, pour l'animalité, à la
loi et au droit , pour l'humanité, pour réguler la violence. Mais
entre les deux, qu'est-ce qui a permis cette transition, qui s'étend
sur des millions d'années ou des centaines de milliers d'années (allez
savoir le temps qu'a pris l'hominisation ! on n'est pas encore très au
clair sur ce sujet). C'est pourtant dans cet immense intervalle que
s'est produit quelque chose de très important. C'est là que s'est mis
en place le mécanisme sacrificiel, le religieux. En quelque sorte le
religieux aurait accompagné, aurait opéré le passage de l'animalité à
l'humanité et nous conserverait la mémoire de ce passage. Le
religieux, sans doute, n'est pas uniquement cela, mais
anthropologiquement il est cela. Le religieux aurait permis ce passage
en particulier parce qu'il aurait permis de faire, au fur et à mesure,
la bonne sélection des bonnes solutions culturelles et aurait conservé
la meilleure, c'est-à-dire le sacrifice, la solution la plus efficace,
la plus économique. De telle sorte que, perdant progressivement notre
instinct, nous aurions gagné progressivement nos institutions. C'est
là une idée extrêmement intéressante et on attend là-dessus les
travaux complémentaires de René Girard.
Mais cela pose une question, par
rapport à ce que disent les anthropologues contemporains et les
psychanalystes à propos de la fonction symbolique. C'est-à-dire cette
loi intraitable - ce que Lacan appelait l'Autre - par laquelle on
entre dans l'ordre humain et qui est la loi du langage, qui est le
fait que l'on ne choisit pas ses parents, pas son nom, pas les règles
de grammaire et du langage ; que je ne choisis pas ma filiation, que
je ne choisis pas la mort, que je bute sur la différence sexuée
....etc.. C'est-à-dire qu'il y a un certain nombre de traits de cette
fonction symbolique qui font que je suis un être humain, et pas un
animal. C'est cela, la fonction symbolique, qui constitue mon
humanité et en marque en réalité les limites et les fondements.
Aujourd'hui, pourrait-on dire, ce
qui manque aux jeunes, ou ce qui manque dans la violence sociale, ce
n'est pas tant l'autorité (pour justifier des politiques
autoritaristes et sécuritaires), c'est la transmission de la fonction
symbolique. Rien de plus criminel que de laisser croire à des enfants
et à des jeunes qu'ils sont nés sans père, c'est-à dire qu'ils sont
leur propre père, c'est-à-dire encore que le monde commence avec leurs
choix, comme veut le leur faire croire la publicité ; qu'il leur faut
oublier la filiation.
C'est pour cela que le clonage est,
par un certain côté, un crime contre l'humanité. Il limite l'inattendu
de l'évolution, l'imprévisible de la création . Le Paraclet, le
Saint-Esprit, c'est l'inattendu de la création. Nul ne sait ce qui va
venir. La vie invente à profusion des formes nouvelles, dans un hasard
génétique extraordinaire. Si on supprime ce hasard, où va-t-on ?
limitation de l'humanité, de l'évolution, de la vie, du Paraclet ?
Elle est d'une pauvreté intolérable, cette idée qu'on puisse se "
re-produire ". Nous ne nous re-produisons pas, nous " pro-créons ".
Pour comprendre tout cela, il faut
bien mesurer ce qu'est la fonction symbolique : c'est une sorte de
transcendance anonyme qui dépasse les individus et régit les rapports
entre humains. On pourrait même dire que les plus athées ou les
plus agnostiques de nos savants sont bien obligés de rencontrer là une
règle, une loi, un principe structurant de l'espèce humaine.
La question que l'on peut alors
poser est de savoir quel rapport il y a entre, d'une part, cette
espèce de transcendance par principe au cœur de l'espèce humaine et,
d'autre part, la genèse progressive que Girard nous propose et nous
promet de pouvoir construire peu à peu, qui marquerait l'apparition du
mécanisme sacrificiel comme le régulateur des relations humaines.
En d'autres termes, comment
concilier la mise en évidence d'un mécanisme " anonyme " (puisque les
hommes l'utilisent sans savoir d'où il vient et sans en être vraiment
conscients) d'origine anthropologique, par en-bas, à partir de
l'animalité, avec le fait que, que jusqu'à maintenant, chez les
auteurs de l'anthropologie " canonique ", on a l'affirmation d'une
espèce de transcendance " en soi " tout à la fois " vide " (ce n'est
pas Dieu), mais en même temps loi fondamentale, fondatrice de toutes
les lois. Comment l'évolutif et le transcendant peuvent-ils se
recouvrir ?
Par la grâce
....?
18.12.05
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