Yves Miserey
[le Figaro 28 décembre 2005]
LA DANSE tient de la parade
amoureuse. C'est le moment clé de la sélection sexuelle pour de
nombreuses espèces animales. Chez les oiseaux, par exemple, plusieurs
études ont montré qu'à cette occasion les mâles exhibent leurs plus
beaux plumages. Pour Darwin et ses héritiers, ces beaux atours sont
avant tout des signaux de bonne santé. Ils sont déterminants pour les
femelles qui, avant de s'accoupler, cherchent des garanties pour
pouvoir assurer la survie de leur future progéniture. Une équipe
d'anthropologues et d'informaticiens américains a voulu savoir si,
chez l'homme, cet enjeu sélectif joue aussi. Après plusieurs années de
recherche, ils assurent avoir trouvé assez d'indices pour affirmer que
oui (1). Pour eux, la danse n'est pas seulement une activité
artistique, un rituel sociologique ou ethnologique. C'est autre chose.
Mesurés sous toutes les coutures
Il a fallu beaucoup de détours à
l'équipe dirigée par William Brown, de l'université Rutgers (New
Jersey), avant d'en arriver à cette conclusion. D'abord, ils ont filmé
plus de 180 jeunes Jamaïquains, garçons et filles, en train de se
trémousser seuls devant huit caméras. Tous avaient déjà été
soigneusement mesurés sous toutes les coutures (notre encadré). Les
chercheurs ont ensuite transposé leurs mouvements sur des mannequins
virtuels articulés et complètement asexués. «Les vêtements et l'aspect
physique nous empêchent souvent d'évaluer les performances réelles
d'un danseur», justifient les auteurs de l'étude. Assurément, c'est
une façon très inhabituelle de regarder des danseurs. Dans un deuxième
temps, ils ont présenté les évolutions des mannequins sur écran à 150
autres jeunes Jamaïquains en leur demandant de choisir celles qu'ils
préféraient.
Bien sûr, l'exercice n'était pas
proposé sans arrière-pensée. En effet, les performances les mieux
notées comme les meilleures avaient toutes une caractéristique
commune, que le traitement a révélée sans peine : les gestes du haut
du corps étaient bien symétriques (la symétrie est perçue chez
l'homme comme un signe positif). Sur le site de la revue Nature,
on voit le mannequin bon danseur bien posé sur ses jambes, donnant
l'impression de contrôler sans peine ses mouvements de bras. Au
contraire, les mal notés font de grands gestes chaloupés avec les bras
qui pendent. L'analyse des images a relevé dans ce cas-là une forte
asymétrie des gestes.
Mais les chercheurs ont eu aussi le
plaisir de constater deux choses : les meilleurs danseurs étaient
majoritairement de sexe masculin, et les spectateurs les plus
sensibles à cette symétrie mesurée par l'ordinateur étaient plutôt de
sexe féminin. Là encore, rien de surprenant. «Chez les espèces où
les pères investissent moins d'énergie que les mères pour leur
progéniture, les femelles sont normalement plus sélectives pour le
choix de leur partenaire sexuel, et les mâles investissent plus lors
de la parade sexuelle.» Reste maintenant à savoir si le fait
d'être un bon danseur est le gage d'un succès reproducteur. «Nous
allons étudier cette question sur le long terme avec la même
population», annoncent les anthropologues.
(1) Nature, 22-29 décembre 2005.