par le père Justin (Popovitch)
Dans l'Occident européen, le christianisme s'est progressivement
transformé en humanisme. Depuis longtemps et laborieusement, le
Dieu-Homme s'y amoindrit, fut changé, rétréci, et finalement réduit à un
simple homme : à l'homme infaillible de Rome, puis à l'homme également
"infaillible" de Londres et de Berlin. C'est ainsi que le papisme est
venu à l'être, ôtant tout au Christ, ensemble avec le protestantisme,
qui demande le minimum au Christ, et souvent rien du tout. Dans le
papisme comme dans le protestantisme, l'homme fut substitué au
Dieu-Homme, comme la plus haute valeur et le plus grand critère. Une
correction douloureuse et triste de l'oeuvre et de l'enseignement du
Dieu-Homme fut accomplie. Fermement et obstinément, le papisme a essayé
de substituer l'homme au Dieu-Homme, jusqu'à ce que, dans le dogme de
l'infaillibilité du pape - un Homme, le Dieu-Homme fût, une fois pour
toutes, remplacé par l'homme éphémère "infaillible"; car, avec ce dogme,
le pape fut définitivement et clairement déclaré comme quelque chose de
plus haut que non seulement l'homme, mais les saints apôtres, les saints
pères et les conciles oecuméniques. Par cette sorte d'éloignement du
Dieu-Homme, de l'Église universelle en tant qu'organisme théandrique1,
le papisme a surpassé Luther, le fondateur du protestantisme. Ainsi, la
première protestation, au nom de l'humanisme, contre le Dieu-Homme
Christ et son organisme théandrique2, - l'Église - doit être cherchée
dans le papisme et non dans le luthéranisme. Le papisme est en fait le
premier, le plus ancien protestantisme.
Nous ne devons pas faire cela. Le papisme est en effet le
protestantisme le plus radical, puisqu'il a transféré le fondement du
christianisme du Dieu-Homme éternel à l'homme. Et il a proclamé cela
comme le dogme suprême, ce qui veut dire la valeur suprême, la suprême
mesure de tous êtres et toutes choses au monde. Et les protestants ont
tout simplement accepté ce dogme en son essence et l'ont élaboré en
ampleur et détail terrifiants. Essentiellement, le protestantisme n'est
rien d'autre qu'un papisme généralement appliqué. Dans le
protestantisme, en effet, c'est le principe fondamental du papisme qui
est exercé par chaque individu humain. D'après l'exemple de l'homme
infaillible de Rome, chaque protestant est un homme infaillible cloné,
puisqu'il prétend à l'infaillibilité personnelle en matière de foi. On
peut dire le protestantisme est un papisme vulgarisé, sauf qu'il est
dépourvu de mystère (c'est-à-dire de sacramentalité), d'autorité et de
pouvoir.
Par la réduction du christianisme, de tout son caractère
théandrique3, à l'homme, le christianisme occidental s'est transformé en
humanisme. Cela peut paraître paradoxal, mais c'est vrai dans sa réalité
historique irrésistible et ineffaçable. Parce que le christianisme
occidental est, dans son essence, le plus impérieux des humanismes; et
parce qu'il a proclamé l'homme infaillible et a transformé la religion
du Dieu-Homme en une religion humaniste. Et que c'est comme cela est
montré par le fait que le Dieu-Homme a été exilé aux cieux, tandis que
sa place sur terre a été occupée par son substitut, le Vicarius Christi
- le pape. Quelle tragique irrationnalité : établir un remplaçant pour
le Seigneur omniprésent, le Christ-Dieu ! Mais cette irrationnalité a eu
son incarnation dans le christianisme occidental : l'Église est devenue
un état, le pape un gouverneur, des évêques ont été proclamés princes,
des prêtres sont devenus dirigeants de partis cléricaux, les fidèles
furent proclamés sujets du pape. L'évangile a été remplacé par la
compilation de loi canon du Vatican; l'éthique évangélique et les
méthodes d'amour par la casuistique, le jésuitisme et la "sainte"
Inquisition. Que signifie tout cela ? L'enlèvement systématique de tout
ce qui ne se prosterne pas devant le pape, des conversions forcées à la
foi papale, le bûcher pour les pêcheurs &emdash;tout cela pour la Gloire
du doux et humble Seigneur Jésus!
Il n'y a pas de doute que tous ces faits convergent vers une
conclusion d'une logique irrésistible : en Occident, il n'y a ni Église
ni Dieu-Homme, et pour cette raison, il n'y a pas de vraie société
théandrique dans laquelle les hommes sont des frères mortels et des
compagnons immortels. Le christianisme humaniste est en fait la
protestation et le soulèvement les plus décisifs contre le Dieu-Homme
Christ et toutes les valeurs et normes théandriques de l'évangile. Et
même ici la tendance préférée de l'homme européen à réduire tout à
l'homme comme valeur et mesure fondamentales est évidente. Et derrière
cela se tient une idole : Menschliches Allzumenschliches. Avec sa
réduction à l'humanisme, le christianisme a été, certes, simplifié, mais
en même temps aussi - détruit ! Maintenant que le "gleischaltung" du
christianisme avec l'humanisme a été accompli, certains cherchent à
revenir au Christ Dieu-Homme. Cependant, les cris des individus dans le
monde protestant - "Zurück zum Jesus! Retour à Jésus!" - sont des cris
vides dans la nuit ténébreuse du christianisme humaniste qui a abandonné
les valeurs et mesures du Dieu-Homme et suffoque maintenant de désespoir
et d'impuissance. Pendant que des profondeurs des siècles passés
résonnent les paroles amères du mélancolique prophète de Dieu, Jérémie :
"Maudit soit l'homme qui met sa confiance dans l'homme !Š"
Dans une perspective historique plus large, le dogme occidental
concernant l'infaillibilité humaine n'est rien d'autre qu'une tentative
de faire revivre et immortaliser l'humanisme mourant. C'est la dernière
transformation et la glorification finale de l'humanisme. Après le
siècle des Lumières rationaliste du 18e siècle et le positivisme étroit
du 19e siècle, rien d'autre ne restait à l'humanisme européen qu'à se
désagréger dans sa propre impuissance et ses contradictions. Mais à ce
moment tragique, l'humanisme religieux, venu à son secours avec son
dogme de l'infaillibilité humaine, l'a sauvé d'une mort imminente. Et,
bien que dogmatisé, l'humanisme chrétien occidental ne pouvait pas
s'empêcher d'absorber toutes les contradictions fatales de l'humanisme
européen qui sont unies en un unique désir, celui d'exiler le Dieu-Homme
de la terre. Car la chose la plus importante pour l'humanisme est que
l'homme soit la valeur et la mesure la plus haute. L'homme, pas le
Dieu-Homme.
Selon notre propre sentiment orthodoxe, le christianisme n'est le
christianisme que par le Dieu-Homme, par son idéologie et ses méthodes
théandriques. C'est la vérité fondamentale à laquelle on ne peut faire
aucune concession. Ce n'est que en tant que Dieu-Homme que le Christ est
la valeur et la mesure la plus haute. On doit être conséquent jusqu'au
bout : si le Christ n'est pas le Dieu-Homme, alors il est le plus
effronté des escrocs, puisqu'Il S'est proclamé Dieu et Seigneur. Mais la
réalité historique de l'évangile montre de façon irréfutable que Jésus
Christ est en tout le parfait Dieu-Homme. On ne peut donc pas être
chrétien sans la foi en Christ comme Dieu-Homme et en l'Église comme son
Corps théandrique en lequel Il laissa toute sa Personne miraculeuse. Le
pouvoir salutaire et vivifiant de l'Église du Christ réside en la
Personne éternelle et omniprésente du Dieu-Homme. Toute substitution du
Dieu-Homme par un homme et tout passage au crible du christianisme dans
le but d'en prendre seulement ce qui agrée la préférence et la raison
individuelles d'un homme, transforme le christianisme en humanisme
superficiel et impuissant.
L'intérêt extraordinaire du christianisme réside en sa théandrie
vivifiante et inchangeable par laquelle il modèle l'humanité entière,
l'amenant des ténèbres du non-être à la Lumière du "pan-être". C'est
seulement par son pouvoir théandrique que le christianisme est le sel de
la terre, le sel qui préserve l'homme de la pourriture dans le péché et
le mal. S'il se dissout dans divers humanismes, le christianisme devient
insipide, devient un sel qui "ne sert plus qu'à être jeté dehors, et
foulé aux pieds par les hommes".
Toute tendance ou tentative d'une adaption du christianisme avec
l'esprit des temps, avec des mouvements et régimes éphémères de
certaines périodes historiques, lui ôte cette valeur spécifique qui le
rend l'unique religion théandrique du monde. Dans la philosophie
orthodoxe de la société, la règle au-dessus de toutes les règles est
celle-ci : ne conformez pas le Christ Dieu-Homme à l'esprit des temps,
mais conformez plutôt l'esprit des temps à l'esprit éternel du Christ -
à la théandrie du Christ. C'est seulement de cette façon que l'Église
peut garder la Personne vivifiante et irremplaçable du Christ Dieu-Homme
et rester une société théandrique dans laquelle les hommes sont frères
et vivent avec l'aide de l'Amour et de la Justice divins, la prière et
le jeûne, la douceur et l'humilité, la bonté, la sagesse, la charité et
la foi, l'amour de Dieu et l'amour de son frère et toutes les autres
vertus évangéliques.
Selon la philosophie théandrique de la vie et du monde, l'homme, la
société, la nation et l'état doivent se conformer à l'Église comme à
l'idéal éternel, mais l'Église ne doit jamais se conformer à eux -
encore moins se soumettre à eux. Une nation n'a une vraie valeur que
dans la mesure où elle vit les vertus évangéliques et incarne dans son
histoire les valeurs théandriques. Ce qui s'applique à la nation
s'applique aussi à l'état. Le but de la nation comme un tout est le même
que le but de l'individu : celui d'incarner en soi la justice, l'amour,
la sainteté évangéliques; devenir un "peuple saint" - le "peuple de
Dieu" - qui proclame dans son histoire les valeurs et vertus divines (1
Pierre 2,9-10; 1,15-16).
Ils nous demanderont : Où sont les fruits concrets de cette société
théandrique ? Comment se fait-il que c'est justement sur le terrain
d'influence orthodoxe qu'apparut "le sécularisme le plus radical de
l'histoire de l'humanité" (Joseph Piper) ? N'existe-t-il pas aussi un
"humanisme" oriental (le césaro-papisme par exemple etc.) ? Le succès de
l'humanisme social athée sur le sol de l'orthodoxie : n'est-ce pas une
preuve de "l'incapacité de l'orthodoxie" de résoudre les problèmes
sociaux les plus élémentaires ?
C'est un fait que ce monde gît dans le mal et le péché. La réduction
de tout à l'homme est en fait l'atmosphère dans laquelle la nature
humaine pécheresse et l'homme en général - où qu'il habite - vit et
respire, et vers laquelle ils tendent. Il n'est donc pas étonnant que
les flots du péché, exactement comme la marée des poisons européens
pseudo-chrétiens, inondent aussi de temps en temps les peuples
orthodoxes. Cependant, une chose est sûre : l'orthodoxie n'a jamais fait
un dogme ecclésiologique d'un quelconque humanisme, qu'il s'agisse du
césaro-papisme ou de n'importe quel autre "isme". Par la force de sa
théandrie authentique et incorrompue et sa justice évangélique, ainsi
que par son incessant appel au repentir concernant tout ce qui n'est pas
du Dieu-Homme, elle a préservé, par la Puissance du saint Esprit, la
sagesse et la pureté de son coeur et de son âme. Ainsi, elle est restée
et continue à être le "sel" de la terre, de l'homme et de la société. La
tragédie du christianisme occidental, en revanche, réside précisément
dans le fait qu'il a tenté - soit en corrigeant l'image du Dieu-Homme,
soit en Le niant - d'introduire de nouveau l'humanisme démoniaque si
caractéristique de la nature humaine pécheresse. Où ? Dans le coeur même
de l'organisme théandrique - l'Église, dont l'essence réside précisément
dans la libération de l'homme de sa nature pécheresse. Et par là, dans
tous les domaines de la vie, de la personne et de la société, le
proclamant comme le suprême dogme, le dogme universel. Avec cela,
l'orgueil intellectuel démoniaque de l'homme, caché sous le manteau de
l'Église, devient le dogme d'une foi sans laquelle il n'y a pas de
salut. Il est horrible de le penser, sans parler de le dire : avec cela,
le seul "atelier de salut" et la progression graduelle vers la théandrie
dans ce monde est graduellement tourné en un "atelier" démoniaque de
violation de la conscience et de déshumanisation ! Un atelier pour
défigurer Dieu et l'homme par la défiguration du Dieu-Homme !
L'Église orthodoxe n'a jamais proclamé ni poison, ni péché, ni
humanisme, ni aucun système social terrestre comme dogme - ni par les
conciles, ni par le "Corps" de l'Église oecuménique. Alors que
l'Occident, hélas, ne fait rien d'autre que cela. La dernière preuve :
le concile Vatican II.
La foi orthodoxe : en elle, la repentance est une sainte vertu
nécessaire; et elle appelle toujours à la repentance. En Occident : la
foi pseudo-chrétienne en l'homme n'appelle pas à la repentance; au
contraire, elle oblige "cléricalement" le maintien de son auto-idolâtrie
fatale à l'homme, ses humanismes, infaillibilités, hérésies
pseudo-chrétiens et elle considère fièrement que ce ne sont en aucun cas
des choses dont on doit se repentir.
L'humanisme social athée contemporain - idéologiquement et
méthodologiquement - est en tout un fruit et une invention de l'Europe
pseudo-chrétiennne, mariée à notre état pécheur. Ils nous demandent :
comment est-il arrivé sur le sol orthodoxe ? C'est Dieu qui éprouve
l'endurance des justes, visitant les enfants pour les péchés de leurs
pères et annonçant la force de son Église en la menant par le feu et par
l'eau. Parce que, selon les paroles du sage-en-Dieu Macaire d'Égypte,
c'est la seule voie du vrai christianisme : "Là où est l'Esprit saint,
il est suivi, comme d'une ombre, de la persécution et du combatŠ il est
nécessaire que la vérité soit persécutée.
Quels sont, d'un autre côté, les fruits de la société théandrique4
(l'Église) ? - saints, martyrs et confesseurs. C'est son but, son sens
et son dessein, c'est la preuve de sa force indestructible. Non pas des
livres, des bibliothèques, des systèmes et des cités - toutes choses qui
sont ici aujourd'hui, mais passées demain. Les divers humanismes
pseudo-chrétiens remplissent le monde de livres, tandis que l'orthodoxie
le remplit d'hommes sanctifiés.
Des milliers et des centaines de milliers de martyrs et de nouveaux
martyrs, tombés pour la foi orthodoxe - voilà les fruits de la société
théandrique. C'est ainsi que le célèbre catholique romain, François
Mauriac, ne voit, sur l'horizon ténébreux du monde contemporain enfoncé
chaque jour un peu plus dans l'auto-idolâtrie née en Europe et
destructrice des âmes, qu'un seul point lumineux qui donne de l'espoir à
l'avenir de ce monde : la foi baignée dans le sang des martyrs et
nouveaux martyrs. La foi orthodoxe.
Mais en Occident ? Ils ne connaissent ni la voie, ni l'Église, ni le
chemin pour sortir du désespoir; tout est plongé dans l'idolâtrie
destructrice des âmes, dans l'amour du plaisir, dans l'amour de soi et
l'amour de la convoitise. C'est de là qu'en Europe nous voyons la
renaissance du polythéisme. Les "faux-Christs", faux-dieux qui ont
inondé l'Europe et en sont exportés à toutes les places de marché du
monde, ont pour leur principale caractéristique de tuer l'âme dans
l'homme - l'unique trésor de l'homme dans tous les mondes, et de cette
façon, rendre impossible l'éventualité même d'une société authentique
En écrivant ceci, nous n'écrivons pas l'histoire de l'Europe, ses
vertus et ses défauts, ni l'histoire des pseudo-Églises européennes.
Nous ne faisons que démontrer son ontologie, descendant dans l'abîme de
l'orgueil intellectuel européen, dans ses souterrains démoniaques où se
trouvent ses source noires dont l'eau risque d'empoisonner le monde. Ce
n'est pas un jugement de l'Europe, mais un appel priant, venant du
coeur, un appel à la voie unique du salut, par la repentance.