Liberté ou autocensure, c'est
l'enjeu du moment ; et la pression est si forte qu'on oublie une
évidence : ces violences se produisent dans des États où, le plus
souvent, les droits élémentaires de la personne ne sont pas respectés.
On n'y manifeste pas sans la complaisance du pouvoir. Dans ces lieux,
les religions autres que l'islam ne sont pas tolérées ou, si
surveillées, si stigmatisées qu'elles sont de fait interdites. Là on
diffuse des feuilletons télévisés, des livres qui reprennent les
thèmes du faux les Protocoles des sages de Sion. Les juifs y
sont représentés comme des égorgeurs d'enfants, maîtres du monde.
C'est dans ces pays qu'on applaudit les déclarations d'un chef d'État
qui proclame qu'il faut «rayer Israël de la carte» et doter sa
nation du feu nucléaire.
Mais précisément, nous rappellent les Princes des Églises et ceux qui
nous gouvernent, la situation est à ce point périlleuse, les masses
musulmanes si humiliées, si manipulées par les extrémistes et leurs
gouvernements, qu'il faut faire preuve d'esprit de responsabilité, et
c'est lui qui doit encadrer la liberté d'expression, dont on nous
assure qu'elle est notre bien le plus précieux. Soit. Comment
d'ailleurs ne pas prêter attention à ces propos qui se veulent
empreints de sagesse et de réalisme ? Les premiers disent : il faut
respecter la foi de l'Autre, les exigences de sa religion. Les seconds
évoquent un monde musulman fournisseur de pétrole, ce sang de notre
vie quotidienne, et acheteur de nos produits. Veut-on le baril de brut
à plus de 100 dollars ? Le chômage ? Des troubles intérieurs ? L'islam
est devenu une religion européenne – la deuxième de France.
Des manifestants, à Londres, à Copenhague, ont brandi sous les yeux de
policiers impassibles des pancartes réclamant la mort pour les
blasphémateurs de l'islam. Faut-il, pour inciter à la prudence, penser
à ce cinéaste néerlandais – Theo Van Gogh – égorgé par un citoyen
néerlandais pour avoir projeté de réaliser un film hostile à l'islam ?
Et qui ne se souvient de Salman Rushdie ? Comment ignorer tout cela ?
Comment ne pas vouloir être raisonnable pour deux, rechercher l'apaisement,
tenir le discours mesuré, en espérant que le temps fasse son
oeuvre, et que ceux, si silencieux, qui veulent moderniser l'islam,
l'emportent sur ceux dont le but est d'islamiser la modernité.
On comprend, à rappeler ces données que, derrière la question des
caricatures du Prophète, c'est notre rapport – nous : la France,
l'Europe, l'Occident – avec le monde islamique qui est soulevé. Non
pas selon les usages diplomatiques mais bien en termes de
civilisations. D'abord écartons les hypocrites, les timorés, les
habiles, les aveugles qui récusent l'évidence. Il y a bien un choc de
civilisations. Qui ne l'entend dans la voix de ce croyant musulman,
émouvant de sincérité, qui déclare dans une mosquée de la région
parisienne, devant les caméras de télévision, qu'il préfère voir
mourir son propre père plutôt que de laisser caricaturer le Prophète !
Car la souffrance du croyant est réelle, sa foi est en effet blessée
dans nos sociétés laïcisées où règnent la dérision et la marchandise.
Plus rien n'est sacré.
La Croix du Christ est devenue, sur une affiche de promotion d'un
film, croix gammée. La Cène est une parade de mode. Un pape agonisant
fut objet de sarcasmes. Le chrétien est meurtri, il souffre dans sa
foi et, au plus intime de lui-même, de ces profanations. Mais il a
appris à tourner la tête. Il se souvient des bûchers, des massacres,
qui ont jalonné nos guerres de religion. Il a lu le Dictionnaire
philosophique de Voltaire qui, en 1764, dénonçait le fanatisme,
rappelait la Saint-Barthélemy : «Lorsqu'une fois le fanatisme a
gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. Que répondre à
un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, est
sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Ce sont d'ordinaire les
fripons qui conduisent les fanatiques et qui mettent le poignard entre
leurs mains.» Voltaire n'imaginait pas que, deux ans plus tard,
son Dictionnaire serait brûlé avec le corps torturé, décapité,
du jeune chevalier de la Barre, accusé à tort de ne pas s'être
découvert au passage d'une procession et d'avoir de son épée écorché
une statue du Christ ! Voltaire ne se doutait pas que, trente ans plus
tard, au nom d'un autre fanatisme – politique celui-là, la guillotine
allait faire tomber des milliers de têtes dans le panier de son.
Notre civilisation a ainsi une traîne sanglante, et nous n'avons
aucune supériorité à proclamer. Mais pour autant, pourquoi devrions
rejeter ce que, dans la souffrance, nous avons acquis ? Pourquoi
faudrait-il accepter de renoncer à cette liberté d'expression qui est
toujours la pierre de touche de la démocratie ? Et ce parce que
d'autres peuples, d'autres civilisations, n'ont pas choisi d'emprunter
la même route qu'on appelle la laïcité ?
Certes, il faut tenir compte de la
souffrance infligée aux croyants par ce qui leur paraît
blasphématoire. Et il y a dans l'usage marchand de la dérision une
négation de l'Autre qui est attentatoire à sa dignité. Il faut le
dire. Mais à quelles régressions conduiraient censure et autocensure ?
Et surtout – c'est la question cardinale –, jusqu'où devrions-nous
aller ?
Là où est le musulman, là est terre d'islam. Et le croyant doit
respecter, au nom de sa foi, les préceptes de sa religion. Au bout il
y a la charia, la loi de l'islam, ensemble des prescriptions et des
réglementations auxquelles le musulman doit se soumettre et qui
portent à la fois sur la vie culturelle et sur les relations sociales.
La foi vive, exigeante, du musulman envahit l'espace social. Faut-il
énumérer ce que nous avons déjà accepté ? Piscines séparées selon les
sexes, patientes exigeant d'être soignées par des femmes médecins,
cours d'histoire et de littérature contestés, tentative pour faire
interdire une pièce de Voltaire (1741 !) intitulée Le Fanatisme ou
Mahomet le Prophète, etc., etc. Doit-on, à chaque fois, reculer au
nom du respect de l'Autre, de sa sincérité ? Faut-il pratiquer cette
politique d'apaisement ? Cela consisterait à renoncer à
l'existence d'un espace public laïque. Il est imparfait ? Certes, mais
il nous a permis peu à peu de nous tolérer les uns les autres, de
vivre ensemble avec un socle de valeurs communes.
On peut faire le pari – optimiste – d'une responsabilité réciproque et
partagée des acteurs du jeu social. Les musulmans accepteraient – ce
qu'ils sont nombreux à faire déjà en dépit des exhortations des
extrémistes, comme l'ont fait les religions judéo-chrétiennes, cet
espace public laïcisé, une relation personnelle à sa foi, et le jeu
libre de l'esprit critique, bref le fonctionnement de la démocratie.
On peut aussi envisager une
capitulation rampante qui se donnerait la bonne conscience de la
sagesse et de l'esprit de responsabilité. Pour acheter la paix,
pourquoi s'encombrer de ces mauvais caricaturistes, de ces
irresponsables ? Ont-ils du pétrole les adeptes de la liberté de
pensée ? Sont-ils capables de défendre au péril de leur vie les grands
principes qu'ils proclament ? Pour ne pas payer l'essence trop chère
et garder nos parts de marché, pourquoi ne pas cesser de résister ?
Va-t-on se battre pour douze caricatures sinistres ? Et allons au bout
: l'Empire romain a été conquis par le christianisme ; pourquoi
l'islam ne serait-il pas la nouvelle religion conquérante ? On
s'adaptera. On se convertira. Il faut oser regarder ces choix en
face. Que voulons-nous défendre de ce que nous avons acquis, siècle
après siècle ? Que sommes-nous prêts à abandonner ? Par réalisme ? Par
sagesse ? Ou par lâcheté ? Au temps de Munich, en 1938, ce dernier mot
avait un synonyme, employé par les diplomates : apaisement.
*Écrivain. Derniers ouvrages :
Les Romains : Spartacus, et Fier d'être français, qui
paraît aujourd'hui chez Fayard.