LE MONDE | 29.04.06 | 17h14 • Mis à
jour le 29.04.06 | 17h14
A Paris, Marie passe devant une
affiche de cinéma. Automatiquement, la bande-annonce se télécharge sur
son téléphone portable vidéo. L'adresse du cinéma le plus proche
apparaît ainsi que l'horaire de la prochaine séance en version
originale puisqu'elle est professeur d'anglais. Tentée, elle achète sa
place en ligne pour une séance dans une heure. Une publicité pour une
chaîne de restauration rapide toute proche s'affiche alors sur son
écran. Si elle s'y rend immédiatement, une promotion sur sa formule
préférée lui sera offerte.
En chemin, son oeil s'arrête sur un
écran publicitaire électronique qui la "reconnaît". Une animation
s'affiche : veut-elle participer à un jeu concours pour une crème
revitalisante adaptée aux femmes de 40 ans, l'âge de Marie ? Elle est
séduite, mais ça, la marque le sait déjà grâce à son étude de "neuromarketing".
Résultat : elle reçoit dans la minute un bon d'achat sur son téléphone
portable.
Dans dix ans, les marques de
grande consommation connaîtront-elles intimement Marie et ses
congénères au point de leur envoyer à tout moment, où qu'elles se
trouvent, des publicités personnalisées et autres signaux commerciaux
pour les inciter à acheter ?
La recherche est déjà active. Des
experts spécialisés en neuromarketing tentent d'appréhender l'émotion
du client, de décrypter le processus de décision d'achat. "C'est la
version XXIe siècle du subliminal. Comment imprégner un cerveau d'une
publicité sans qu'il s'en rende compte ?", explique Olivier Oullier,
chercheur au CNRS à Marseille mais aussi à la Florida Atlantic
University aux Etats-Unis. "L'obtention de l'image du cerveau en 3D
est un grand pas, mais la neuro-imagerie est encore limitée. Dans dix
ans, les résolutions spatiales et temporelles auront progressé,
pronostique M. Oullier. On ne lira pas dans la tête des gens, mais on
pourra tenter de prédire leurs réactions." Ces recherches touchent des
territoires sensibles.
Actuellement, seule la société
automobile DaimlerChrysler finance ouvertement des travaux dans ce
domaine. "Beaucoup d'entreprises s'y intéressent sans le dire. Il y a
une omerta, une peur de l'opinion publique", remarque M. Oullier.
Justement, des voix se font déjà entendre pour pointer les risques
d'intrusion. Vigie de tous les dérapages publicitaires aux Etats-Unis,
l'association Commercial Alert a fait du neuromarketing une priorité.
Avant même le déploiement de cette
nouvelle science, marques et publicitaires cherchent à créer une
communication personnalisée, plus ciblée, pour amadouer les plus
rétifs. Les révolutions technologiques à venir servent leur projet.
Les consommateurs seront de plus en plus équipés - téléphone mobile de
troisième ou quatrième génération, journaux électroniques. Les réseaux
de communication urbains vont monter en puissance, grâce aux
technologies infrarouge, Bluetooth, Wi-Fi, RFID, etc. Et la ville va
se vêtir d'écrans d'affichage électronique, de "puces" disséminées
dans les vitrines. Avec ce maillage électronique, la publicité ne
lâchera plus le consommateur.
Des tests grandeur nature se
multiplient partout dans le monde. Au Japon, les consommateurs sont
invités dans la rue à "photographier" avec leur téléphone mobile des
codes-barres imprimés sur des affiches. Instantanément, ils sont mis
en relation avec un mini-site Internet ventant les mérites du produit.
A Tokyo, grâce à une image
projetée sur un trottoir, les piétons se retrouvent comme entourés de
papillons et du logo de la marque de beauté Kanebo qui bougent au gré
de leurs mouvements de bras. Les réactions des passants sont analysées
en temps réel par un logiciel de traitement d'image.
Aux Etats-Unis, Google, le poids
lourd de l'Internet, a jeté son dévolu sur San Francisco et propose
d'offrir gratuitement à tous les citoyens une connexion sans fil (Wi-Fi)
à Internet. Mais, en contrepartie, chaque internaute devra accepter
d'être "suivi électroniquement" en temps réel : Google enverra des
publicités ciblées en fonction de là où il se trouve.
Des partenariats se nouent avec des
chercheurs. A Caen, depuis le printemps, plus de 300 "cobayes",
équipés de téléphones mobiles dotés de la technologie RFID, sont
suivis à la trace. Leurs interactions avec les publicités et les jeux
concours, leurs achats en ligne sont analysés par France Télécom et la
société d'affichage Clear Channel. Son concurrent Jean-Claude Decaux
vient, lui, de s'allier les compétences des chercheurs de l'Inria en
"informatique diffuse". L'objectif ? Etablir un dialogue automatisé
entre les Abribus, les panneaux d'affichage, etc., et les téléphones
mobiles des passants. La société LM3Labs, fondée par des scientifiques
du CNRS, prépare un logiciel de traitement de l'image pour identifier
chaque personne s'arrêtant devant un panneau interactif.
L'invasion est-elle programmée ? Les
marques savent qu'elles n'ont pas droit à l'erreur. Pour la première
fois depuis vingt ans, le nombre de Français "publiphobes" (43 %) est
supérieur aux fans de pub, selon l'institut d'études TNS. Cette
réticence croissante au "matraquage publicitaire" est observée dans la
majorité des pays développés.
En France, la Commission nationale
de l'informatique et des libertés (CNIL) veut étendre "le cadre
juridique" pour protéger les consommateurs, comme elle l'a déjà fait
pour les spams. Elle vient de recaler une offre de l'assureur MAAF :
un tarif réduit pour les jeunes conducteurs, contre un suivi de la
"bonne conduite" du véhicule par satellite. Donner accès à de telles
données personnelles pour obtenir un simple rabais : la CNIL a jugé le
procédé "disproportionné".