La Passion ...« Il apprit de ses souffrances, l’obéissance »

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Texte intégral de la première prédication de Carême du p. Cantalamessa

ROME, Vendredi 17 mars 2006 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première méditation de Carême que le père Raniero Cantalamessa, OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale, a prononcée ce vendredi, en présence du pape Benoît XVI et de la curie.
 

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PREMIERE PREDICATION

« Dans l'angoisse, Jésus priait avec plus d'insistance » (Lc 22, 44)

Jésus à Gethsémani


1. Baptisés dans sa mort

Dans les méditations de l’Avent j’ai essayé de montrer combien nous avons aujourd’hui besoin de redécouvrir le kérygme, c’est-à-dire ce noyau originel du message chrétien, en présence duquel naît en général l’acte de foi. La Passion et la mort du Christ représentent l’élément fondamental de ce noyau.

Du point de vue objectif ou de la foi, l’élément significatif est la résurrection et non la mort du Christ : « C’est peu de croire que le Christ est mort, écrit saint Augustin ; les païens, les Juifs, les impies le croient aussi. Tous croient qu’il est mort; la foi chrétienne consiste à croire en sa résurrection ; croire qu’il est ressuscité, c’est donc l’important pour nous » (1). Mais du point du vue subjectif, ou de la vie, l’élément le plus important pour nous est la passion et non la résurrection : « Considérez donc combien sont sacrés ces trois jours du crucifiement, de la sépulture et de la résurrection. Ce que représente le premier de ces trois jours, celui de la croix, c'est ce que nous accomplissons dans la vie présente; mais ce que figurent la sépulture et la résurrection, nous le préparons par la Foi et, l'Espérance », écrit le même saint Augustin (2).

On a écrit que les évangiles sont « des récits de la Passion précédés d’une longue introduction » (M. Köhler). Malheureusement, il s’agit de la partie la plus importante des évangiles et c’est celle qui est le moins mise en valeur au cours de l’année liturgique, puisqu’elle n’est lue qu’une fois par an, pendant la semaine sainte, et qu’en raison de la longueur des rites il est par ailleurs impossible de prendre le temps de l’expliquer et de la commenter. A une certaine époque, la prédication sur la Passion était au centre de toutes les missions populaires ; maintenant que ces occasions sont devenues rares, de nombreux chrétiens arrivent au terme de leur vie sans jamais être montés au Calvaire…

Par nos réflexions sur le Carême nous nous proposons de combler, au moins en partie, cette lacune. Nous voulons demeurer un peu avec Jésus à Gethsémani et sur le Calvaire pour arriver, préparés, à Pâques. Il est écrit qu’à Jérusalem existait une piscine miraculeuse. Le premier qui y plongeait, lorsque les eaux étaient agitées, était guéri. Nous devons maintenant nous jeter, en esprit, dans cette piscine, ou dans cet océan, qu’est la passion du Christ.

Avec le baptême nous avons été « baptisés dans sa mort », « ensevelis avec lui » (cf. Rm 6, 3 s.) : ce qui s’est produit un jour de manière mystique dans le sacrement doit s’accomplir de manière existentielle dans la vie. Nous devons faire un bain salutaire dans la passion, afin d’y être renouvelés, fortifiés, transformés. « Je m’enfouis dans la passion du Christ, écrit la bienheureuse Angela da Foligno, et je reçus l’espérance qu’en elle j’aurais trouvé ma libération » (3).


2. Gethsémani, un fait historique

Notre voyage à travers la Passion commence, comme celui de Jésus, par Gethsémani. L’agonie de Jésus dans le Jardin des oliviers est un fait attesté, dans les évangiles, sur quatre colonnes, c’est-à-dire par les quatre évangélistes. Jean, en effet, en parle également, à sa manière, lorsqu’il met sur les lèvres de Jésus les paroles : « Maintenant mon âme est troublée » (qui rappellent « mon âme est triste » des synoptiques) et les paroles : « Père, sauve-moi de cette heure » (qui rappellent « que cette coupe passe loin de moi » des synoptiques) (Jn 12, 27 s.). La Lettre aux Hébreux – nous le verrons – y fait également écho.

Il est extraordinaire qu’un fait aussi peu « apologétique » ait trouvé une place aussi importante dans la tradition. Seul un événement historique, clairement prouvé, peut expliquer l’importance donnée à ce moment de la vie de Jésus. Les évangélistes ont chacun donné à cet épisode une coloration différente correspondant à leur sensibilité et aux besoins de la communauté pour laquelle ils écrivaient. Ils n’ont cependant rien ajouté de vraiment « étranger » au fait. Chacun d’entre eux a plutôt mis en lumière certaines des applications spirituelles infinies de ce fait. Ils n’ont pas fait, comme on le dit aujourd’hui, de l’eis-egesis, mais de l’ex-egesis.

Les affirmations qui sont, selon la lettre, dans les évangiles, des affirmations en opposition, s’excluant l’une l’autre, ne le sont pas selon l’Esprit. Même s’il n’existe pas de cohérence extérieure et matérielle, il existe une harmonie profonde. Les évangiles sont quatre branches d’un même arbre, dont les ramures sont séparées mais qui sont unies au niveau du tronc (la tradition orale commune de l’Eglise) et, à travers cela, au niveau de la racine qui est le Jésus historique. L’incapacité de nombreux biblistes de voir les choses de cette manière est due à mon avis au fait qu’ils ignorent ce qui se passe dans les phénomènes spirituels et mystiques. Ce sont deux mondes régis par des lois différentes. C’est comme si l’on voulait explorer les corps célestes avec les instruments conçus pour l’exploration sous-marine.

Raymond Brown, éminent exégète catholique, qui a su conjuguer de manière exemplaire la rigueur scientifique et la sensibilité spirituelle dans l’étude de la Bible, résume ainsi le contenu de l’épisode initial de la Passion : « Jésus qui se sépare de ses disciples, l’angoisse de son âme lorsqu’il prie que la coupe s’éloigne de lui, la réponse amoureuse du Père qui envoie un ange pour le soutenir, la solitude du Maître qui par trois fois trouve ses disciples endormis au lieu d’être en train de prier avec lui, le courage exprimé dans la résolution finale d’aller à la rencontre du traître : prise dans les différents évangiles cette combinaison de souffrance humaine, de soutien divin et d’offrande de soi solitaire a beaucoup contribué à faire aimer Jésus par ceux qui croient en lui, devenant un objet d’art, de méditation » (4).

Le noyau originel autour duquel s’est développée toute la scène de Gethsémani semble avoir été celui de la prière de Jésus. Le souvenir d’un combat de Jésus dans la prière juste avant sa Passion plonge ses racines dans une tradition très ancienne, dont dépendent aussi bien Marc que les autres sources (5) et c’est sur cet aspect que nous voulons réfléchir au cours de cette méditation.

Les gestes qu’il accomplit sont les gestes d’une personne qui se débat dans une angoisse mortelle : il se jette « à plat ventre », se lève pour aller vers ses disciples, revient s’agenouiller puis se lève à nouveau… il sue des gouttes de sang (Lc 22, 44). De sa bouche sort la supplication : « Abba, (Père) ! Tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe » (Mc 14, 36). La « violence » de la prière de Jésus, alors que sa mort est imminente, ressort surtout dans la Lettre aux Hébreux, où il est dit que du Christ : « C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort… » (He 5, 7).

Jésus est seul face à la perspective d’une souffrance énorme qui est sur le point de s’abattre sur lui. L’« heure » à la fois attendue et redoutée de l’affrontement final avec les forces du mal, de la grande épreuve (peirasmos) est arrivée. Mais la cause de son angoisse est encore plus profonde : il se sent chargé de tout le mal et de toutes les mauvaises actions du monde. Ce n’est pas lui qui a commis ce mal, mais c’est la même chose car il l’a librement pris sur lui : « il a porté lui-même nos fautes dans son corps » (1 Pt 2, 24), c’est-à-dire (selon le sens de cette expression dans la Bible), dans sa propre personne, à la fois dans son âme, son corps et son cœur. Jésus est l’homme « fait péché », dit saint Paul (2 Co 5, 21).


3. Deux manières différentes de lutter avec Dieu

Pour ôter tout prétexte à l’hérésie arienne, certains Pères anciens expliquèrent l’épisode de Gethsémani en termes pédagogiques, avec l’idée de la « concession » (dispensatio) : Jésus n’a pas vraiment éprouvé de l’angoisse et de la peur, il a seulement voulu nous enseigner comment vaincre nos résistances humaines par la prière. A Gethsémani, écrit saint Hilaire de Poitiers « le Christ n’est pas triste pour lui-même, et ne prie pas pour lui-même mais pour ceux qu’il exhorte à prier avec attention, afin que la coupe de la passion ne menace pas de s’abattre sur eux » (6).

Après Chalcédoine, et surtout après la victoire sur l’hérésie monothélite, on ne ressent plus le besoin de recourir à cette explication. Jésus à Gethsémani ne prie pas seulement pour nous exhorter à prier. Il prie car, étant vrai homme, « éprouvé en tout d’une manière semblable, à l’exception du péché », il fait l’expérience du même combat que nous face à ce qui répugne à la nature humaine (7).

Mais si Gethsémani ne s’explique donc pas uniquement par l’intention pédagogique, il est certain que cette préoccupation était présente à l’esprit des évangélistes qui en ont transmis l’épisode, et il est important pour nous de la recueillir. On ne peut pas, dans les évangiles, séparer le récit du fait de l’appel à l’imitation. « Le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces », dit la Lettre de Pierre (1 P 2, 21).

Le mot « agonie » appliqué à Jésus à Gethsémani (Lc 22, 44) doit être compris dans le sens originel de lutte, plus que dans le sens actuel d’agonie. Le temps où la prière se transforme en lutte, fatigue, agonie, est arrivé. Je ne parle pas à ce moment précis, de la lutte contre les distractions, c’est-à-dire de la lutte avec nous-mêmes ; je parle de la lutte avec Dieu. Ceci se produit lorsque Dieu demande une chose que la nature n’est pas prête à lui donner et lorsque l’action de Dieu devient incompréhensible et déconcertante.

La Bible présente un autre cas de lutte avec Dieu dans la prière et il est très instructif de comparer les deux épisodes. Il s’agit de la lutte de Jacob avec Dieu (cf. Gn 32, 23-33). Le cadre est également très similaire. La lutte de Jacob se déroule la nuit, au-delà d’un torrent – le Yabboq – et celle de Jésus aussi se déroule la nuit, au-delà du torrent du Cédron. Jacob éloigne de lui esclaves, femmes et enfants, pour rester seul, et Jésus également s’éloigne des trois derniers disciples pour prier.

Mais pourquoi Jacob lutte-t-il avec Dieu ? Voilà la grande leçon que nous devons apprendre. « Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni », dit-il, c’est-à-dire, si tu n’as pas fait ce que je te demande. Puis : « Quel est ton nom ? ». Il est convaincu qu’en utilisant le pouvoir donné par le fait de connaître le nom de Dieu, il pourra dominer son frère Laban qui le suit. Toutefois Dieu le bénit mais ne lui révèle pas son nom.

Jacob lutte donc pour faire plier Dieu à sa volonté ; Jésus lutte pour faire plier sa volonté humaine à Dieu. Il lutte car « l’Esprit est ardent mais la chair est faible » (Mc 14, 38). Naturellement, on se demande : à qui ressemblons-nous lorsque nous prions dans des situations difficiles ? Nous ressemblons à Jacob, à l’homme de l’Ancien Testament, lorsque, dans la prière, nous luttons pour pousser Dieu à changer de décision, plus que pour nous changer nous-mêmes et accepter sa volonté ; pour qu’il nous ôte cette croix, plus que pour être en mesure de la porter avec lui. Nous ressemblons à Jésus si, même au milieu des gémissements et de la chair qui sue du sang, nous cherchons à nous abandonner à la volonté du Père. Les résultats des deux prières sont très différents. Dieu ne donne pas son nom à Jacob mais à Jésus il donnera le nom qui est au-dessus de tout nom (cf. Ph. 2, 9).

Parfois, en persévérant dans ce type de prière il arrive une chose étrange qu’il est bon de connaître pour ne pas perdre une occasion précieuse. Les rôles sont inversés : Dieu devient celui qui prie et l’homme celui qui est prié. Nous nous sommes mis en prière pour demander une chose à Dieu et, une fois en prière, nous nous rendons progressivement compte que c’est lui, Dieu, qui nous tend la main, nous demandant quelque chose. Nous sommes allés lui demander d’enlever une épine de notre chair, une croix, une épreuve, de nous délivrer de telle ou telle charge ou situation, de la proximité d’une personne… Et voilà que Dieu nous demande précisément d’accepter cette croix, cette situation, cette charge, cette personne.

Il existe un poème de Tagore qui nous aide à comprendre de quoi il s’agit. C’est un mendiant qui parle et qui raconte son expérience. Il dit plus ou moins ceci : J'étais allé, mendiant de porte en porte, sur le chemin du village lorsqu’un chariot d'or apparut au loin. C’était le chariot du fils du Roi. Je pensai : c’est l’occasion de ma vie et je m’assis en ouvrant toute grande ma besace, attendant que l’on me fasse l’aumône, sans même que je la demande, que les richesses pleuvent sur le sol autour de moi. Mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque, arrivé près de moi, le chariot s’arrêta, le fils du Roi descendit et tendant la main droite, me dit : « Qu’as-tu à me donner ? » Quel geste royal était-ce là de tendre la main ! Confus et hésitant, je pris un grain de riz dans ma besace, un seul, le plus petit, et je le lui tendis. Mais quelle tristesse, lorsque, le soir, fouillant dans ma besace, je trouvai un grain de riz en or, mais un seul, et le plus petit. Je pleurai amèrement de ne pas avoir eu le courage de tout donner (8).

Le cas le plus sublime de cette inversion des rôles est précisément la prière de Jésus à Gethsémani. Il prie pour que le Père lui ôte la coupe, et le Père lui demande de la boire pour le salut du monde. Jésus ne donne pas une, mais toutes les gouttes de son sang et le Père le récompense en le constituant, également comme homme, Seigneur, si bien qu’« une seule goutte de ce sang suffit maintenant à sauver le monde entier » (una stilla salvum facere totum mundum quit ab omni scelere).


4. « Entré en agonie, il priait de façon plus intense »

Ces paroles ont été écrites par l’évangéliste Luc (Lc 22, 44), avec une claire intention pastorale : montrer à l’Eglise de son temps, soumise désormais elle aussi à des situations de luttes et de persécutions, ce que le maître a enseigné à faire dans de telles circonstances.

La vie humaine est parsemée de tant de petites nuits de Gethsémani. Les causes peuvent être nombreuses et diverses : une menace pour notre santé qui se profile, une incompréhension de notre milieu, l’indifférence de ceux qui nous entourent, la peur des conséquences de quelque erreur commise. Mais il peut y avoir des causes plus profondes : la perte du sens de Dieu, la conscience écrasante de notre péché et de notre indignité, l’impression d’avoir perdu la foi. Ce qu’en fait les saints ont appelés « la nuit obscure de l’esprit ».

Jésus nous enseigne quelle est la première chose à faire dans ces cas : recourir à Dieu à travers la prière. Il ne faut pas se tromper : il est vrai que Jésus à Gethsémani cherche aussi la compagnie de ses amis, mais pourquoi la cherche-t-il ? Non pas pour s’entendre dire de bonnes paroles, pour se distraire ou se faire consoler. Il demande qu’ils soient à ses côtés dans la prière, qu’ils prient avec lui : « Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez » (Mt 26, 40)

Il est important de noter de quelle manière débute la prière de Jésus à Gethsémani, dans la source la plus ancienne qu’est l’évangile de Marc : « Abba (père), tout t’est possible » (Mc 14, 36). Le philosophe Kierkegaard fait à ce propos des réflexions très éclairantes. Il dit : « Le point décisif est que pour Dieu tout est possible ». L’homme tombe dans le vrai désespoir seulement quand il n’a plus aucune possibilité, aucune tâche, devant lui, quand, comme on dit, il n’y a plus rien à faire. « Lorsque quelqu’un s’évanouit, on envoie chercher de l’eau de Cologne, des gouttes de Hoffmann ; mais quand quelqu’un tombe dans le désespoir, il faut dire : ‘Trouver une possibilité, trouver lui une possibilité !’ La possibilité est l’unique remède ; donnez lui une possibilité et le désespéré retrouvera son entrain, il reprendra vie, parce que si l’homme reste sans possibilité c’est comme si l’air vient à lui manquer. Parfois la créativité de l’imagination humaine peut suffire pour trouver une possibilité ; mais à la fin, c’est-à-dire quand il s’agit de croire, il ne reste plus qu’une seule chose utile : que pour Dieu tout est possible » (9).

Et cette possibilité, toujours à portée de la main pour un croyant, est la prière. « Prier c’est comme respirer » (10). Et si quelqu’un a déjà prié sans succès ? Qu’il prie encore ! Prier prolixius, avec une plus grande insistance. On pourrait toutefois objecter que Jésus ne fut pas écouté, mais la Lettre aux Hébreux dit exactement le contraire : Il fut « exaucé en raison de sa piété ». Luc exprime cette aide intérieure que Jésus reçoit du Père à travers le détail de l’ange : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait » (Lc 22, 43). Mais il s’agit d’une prolepse, d’une anticipation. Le véritable et grand exaucement du Père fut la résurrection du Christ.

Dieu, notait saint Augustin, écoute quand, quand… il n’écoute pas, c’est-à-dire quand nous n’obtenons pas ce que nous demandons. Son retard même à nous exaucer est déjà le fait d’exaucer, pour pouvoir nous donner plus que ce que nous demandons (11). Si malgré tout nous continuons à prier, c’est le signe qu’il nous donne sa grâce. Si Jésus à la fin de la scène déclare, de manière décidée : « Levez-vous, allons ! » (Mt 26, 46) c’est parce que le Père lui a donné plus de « douze légions d’anges » pour le défendre. « Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité » (12).

La capacité de prier est notre grande ressource. De nombreux chrétiens, y compris très engagés, font l’expérience de leur impuissance face aux tentations et de l’impossibilité de s’adapter aux très hautes exigences de la morale évangélique et concluent, parfois, qu’ils n’y arrivent pas et qu’il est impossible de vivre la vie chrétienne totalement. Dans une certaine mesure, ils ont raison. Seuls, il est en effet impossible d’éviter le péché ; il faut la grâce ; mais la grâce – nous est-il enseigné – est gratuite, elle aussi et on ne peut pas la mériter. Que faire alors : désespérer, se rendre ? « En te donnant la grâce, Dieu te commande de faire ce que tu peux et de demander ce que tu ne peux pas faire » dit le Concile de Trente (13).

La différence entre la loi et la grâce est précisément celle-ci : dans la loi, Dieu dit à l’homme : « Fais ce que je te commande ! » ; dans la grâce, l’homme dit à Dieu : « Donne-moi ce que tu m’ordonnes de faire ! ». La loi commande, la grâce demande. Après avoir découvert ce secret, saint Augustin, qui jusqu’alors avait combattu en vain pour être chaste, changea de méthode et au lieu de lutter contre son corps, commença à lutter avec Dieu. Il dit : « Vous m’ordonnez la continence; donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ordonnez-moi ce qu’il vous plaît (14) ». Et nous savons qu’il obtint la chasteté.

Jésus a donné par avance à ses disciples le moyen et les paroles pour s’unir à lui dans l’épreuve, le Notre Père. Il n’existe aucun état d’âme ne pouvant se refléter dans le « Notre Père » et qui ne trouve en lui la possibilité de se traduire en prière : la joie, la louange, l’adoration, l’action de grâce, le repentir. Mais le « Notre Père » est surtout la prière du temps de l’épreuve. Il existe une ressemblance évidente entre la prière que Jésus laissa à ses disciples et celle qu’il éleva lui-même au Père à Gethsémani. Il nous a en réalité laissé, sa prière.

La prière de Jésus commence comme le Notre Père, par le cri : « Abba, Père » (Mc 14, 36) ou « Mon Père » (Mt 26, 39) ; elle se poursuit, comme le Notre Père, en demandant que sa volonté soit faite ; il demande que la coupe passe loin de lui, comme dans le Notre Père nous demandons d’être « délivrés du mal » ; il dit à ses disciples de prier pour ne pas entrer en tentation et nous fait conclure le Notre Père par les paroles : « Ne nous soumets pas à la tentation ».

Quel réconfort, à l’heure de l’épreuve et des ténèbres, de savoir que l’Esprit Saint continue en nous la prière de Jésus à Gethsémani, que les « gémissements ineffables » avec lesquels l’Esprit intercède pour nous, à ces moments-là, parviennent au Père mêlés aux « invocations et supplications présentées avec une violente clameur et des larmes » (cf. He 5, 7).


5. En agonie jusqu’à la fin du monde

Nous devons retenir un dernier enseignement avant de prendre congé du Jésus de Gethsémani. Saint Léon le Grand dit que « la passion du Christ se prolonge jusqu’à la fin des siècles » (15). Le philosophe Pascal lui fait écho dans la célèbre méditation sur l’agonie de Jésus :

« Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi.
Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?
Je te suis plus ami que tel et tel ; car j’ai fait pour toi plus qu’eux, et ils ne souffriraient pas ce que j’ai souffert de toi et ne mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés, comme j’ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes élus au Saint Sacrement (16).

Tout cela n’est pas une simple façon de parler ou un forçage psychologique ; cela correspond mystérieusement à la vérité. Dans l’Esprit, Jésus est en cet instant également à Gethsémani, dans le prétoire, sur la croix. Et pas seulement dans son corps mystique – en celui qui souffre, est emprisonné ou tué – mais, d’une manière que nous ne pouvons pas expliquer, également dans sa personne. Ceci est vrai, non pas « en dépit » de la résurrection mais précisément « à cause » de la résurrection qui a rendu le Crucifix « vivant pour les siècles ». L’Apocalypse nous présente l’Agneau au ciel, « debout », c’est-à-dire ressuscité et vivant, mais avec les signes encore visibles de son immolation (cf. Ap 5, 6).

Le lieu privilégié où nous pouvons rencontrer ce Jésus « en agonie jusqu’à la fin du monde » est l’Eucharistie. Jésus l’institua juste avant de se rendre au Jardin des Oliviers afin que ses disciples puissent, à n’importe quelle époque, devenir « contemporain » de sa Passion. Si l’Esprit nous inspire le désir de passer une heure aux côtés de Jésus à Gethsémani pendant ce Carême, le moyen le plus simple de le faire est de passer, le jeudi soir, une heure devant le Saint Sacrement.

Ceci ne doit bien sûr pas nous faire oublier l’autre manière par laquelle le Christ « est en agonie jusqu’à la fin du monde », c’est-à-dire à travers les membres de son corps mystique. Et d’ailleurs, si nous voulons concrétiser nos sentiments à son égard, le chemin obligé est précisément de faire à l’un d’eux ce que nous ne pouvons faire avec lui, qui est dans la gloire.

Le mot « Gethsémani » est devenu le symbole de toute souffrance morale. Jésus n’a encore subi aucun tourment physique ; sa peine est uniquement intérieure, et pourtant il ne sue du sang que là, lorsque son cœur – et pas encore sa chair – est écrasé. Le monde est très sensible aux souffrances corporelles, il s’en émeut facilement ; il est beaucoup moins sensible aux souffrances morales, dont il se moque même parfois, en les confondant avec de l’hypersensibilité, de l’autosuggestion, des lubies.

Dieu prend la souffrance du cœur très au sérieux et nous devrions faire de même. Je pense à qui voit se briser le lien le plus fort qu’il possédait dans la vie et se retrouve seul (le plus souvent, seule) ; je pense à celui qui est trahi dans ses affections, angoissé face à une chose qui menace sa vie ou celle d’une personne qui lui est chère ; à celui qui, à tort ou à raison (il n’y a pas beaucoup de différence de ce point de vue), se voit montré du doigt, d’un jour à l’autre, et devient la risée de tous. Combien de Gethsémani sont cachés dans le monde, peut-être sous notre propre toit, derrière la porte du voisin, chez celui qui se trouve à la table de travail d’à-côté ! A nous d’en trouver pendant ce Carême et de nous faire proches de celui qui s’y trouve.

Que Jésus ne doive pas dire en ses membres : « J’espérais la compassion, mais en vain, des consolateurs, et je n’en ai pas trouvé » (Ps 68, 21), mais qu’il puisse en revanche nous faire entendre au fond du cœur la parole qui récompense tout : « C’est à moi que vous l’avez fait ».

NOTES
(1) Discours sur les psaumes, Psaume 120, 6 (cf. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/psaumes/index.htm)
(2) In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/lettres/index.htm
(3) Il libro della B. Angela da Foligno, Quaracchi, Grottaferrata 1985, p. 148.
(4) R. E. Brown, The Death of the Messiah. From Gethsemane to the Grave. A Commentary on the Passion Narratives in the Four Gospels, I, Doubleday, New York, 1994, p. 216.
(5) Brown, p. 233.
(6) Cf. St Hilaire de Poitiers, De Trinitate, X, 37.
(7) Cf. St Maxime le Confesseur, In Mattheum 26, 39 (PG 91, 68).
(8) Tagore, Gitanjali, 50 (trad. ital. Newton Compton, Roma 1985, p. 91).
(9) S. Kierkegaard, La malattia mortale, parte I, C, (Opere, a cura di C. Fabro, pp. 639 ss.
(10) Ib. p. 640
(11) St Augustin, Sulla Prima lettera di Giovanni, 6, 6-8 (PL 35, 2023 s.).
(12) St Thomas d’Aquin, Summa theologiae, III, q. 47, a. 3.
(13) Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion Symbolorum, n. 1536.
(14) St Augustin, Confessions, X, 29.
(15) St Léon le Grand, Sermo 70, 5: PL 54, 383
(16) B. Pascal, Pensées, GF-Flammarion, 1976, n. 553

[Texte original : italien – Traduction réalisée par Zenit]


Texte intégral de la deuxième prédication de Carême du p. Cantalamessa

ROME, Vendredi 31 mars 2006 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la deuxième méditation de Carême que le père Raniero Cantalamessa, OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale, a prononcée ce vendredi, en présence du pape Benoît XVI et de la curie.
 

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DEUXIEME PREDICATION DE CAREME

« Il apprit de ses souffrances, l’obéissance »




1. Sacrifice ou obéissance

On ne peut pas embrasser l’océan, mais on peut faire mieux, on peut se laisser embrasser par lui, en s’immergeant à n’importe quel endroit de son étendue. Ainsi en est-il de la Passion du Christ. On ne peut l’embrasser entièrement en esprit, ni en voir le fond ; mais l’on peut s’immerger dans la Passion en partant de l’une de ses étapes. Au cours de cette méditation nous voulons y entrer par la porte de l’obéissance.

L’obéissance du Christ est l’aspect de la Passion mis le plus en évidence par la catéchèse apostolique. « Obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix » (Ph 2 , 8) ; « par l’obéissance d’un seul, la multitude sera (…) constituée juste » (Rm 5, 19) ; « Tout Fils qu’il était, [il] apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance. Après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel » (He 5, 8-9). L’obéissance apparaît comme une clé de lecture de toute l’histoire de la Passion, à partir de laquelle elle prend tout son sens et toute sa valeur.

A qui se scandalisait du fait que le Père puisse trouver satisfaction dans la mort sur la croix de son fils Jésus, saint Bernard répondait à juste titre : « Ce n’est pas la mort qui lui plut mais la volonté de celui qui spontanément, mourait » : « Non mors placuit sed voluntas sponte morientis » (1). Ce n’est donc pas tant la mort du Christ elle-même qui nous a sauvés, mais bien plus son obéissance jusqu’à la mort.

Dieu veut l’obéissance et non le sacrifice, dit l’Ecriture (Cf. 1 S 15, 22 ; He 10, 5-7). Il est vrai que dans le cas du Christ Il veut aussi le sacrifice, et Il le veut de notre part également ; mais de ces deux choses, l’une est le moyen, l’autre la fin. Dieu veut l’obéissance pour elle-même ; le sacrifice, Il ne le veut qu’indirectement, comme la condition qui seule rend l’obéissance possible et authentique. C’est dans ce sens que la Lettre aux Hébreux dit que « le Christ apprit l’obéissance de ce qu’il souffrit ». La Passion fut la preuve et la mesure de son obéissance.

Essayons de voir en quoi consiste l’obéissance du Christ. Jésus, alors qu’il était enfant obéissait à ses parents ; plus tard, devenu adulte, il se soumit à la loi de Moïse ; au cours de la Passion il se soumit à la sentence du sanhédrin, de Pilate… Mais le Nouveau Testament ne fait référence à aucun de ces types d’obéissance ; il fait référence à l’obéissance du Christ au Père. Saint Irénée interprète l’obéissance de Jésus, à la lumière des carmes du Serviteur, comme une soumission intérieure, absolue à Dieu, réalisée dans une situation d’extrême difficulté :

« Et ce péché auquel le bois avait donné naissance a été effacé par le bois de l'obéissance, sur lequel a été cloué le Fils de l'homme, obéissant à Dieu; ainsi, en abolissant la science du mal, il a introduit et distribué la science du bien. Et comme le mal est de désobéir à Dieu, obéir à Dieu est le bien. … par l'obéissance qu'il a pratiquée jusqu'à la mort en étant attaché sur le bois, il a expié l'antique désobéissance provoquée par le bois » (2).

L’obéissance de Jésus s’exerce, de manière particulière, sur les paroles qui sont écrites sur lui et pour lui « dans la loi, les prophètes et les psaumes ». Quand ils veulent s’opposer à son arrestation, Jésus dit : « Comment alors s’accompliraient les Ecritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? » (Mt 26, 54).


2. Dieu peut-il obéir ?

Mais comment peut-on concilier l’obéissance du Christ avec la foi dans sa divinité ? L’obéissance est un acte de la personne, non de la nature, et la personne du Christ, selon la foi orthodoxe, est celle du Fils même de Dieu. Dieu peut-il obéir à lui-même ? Nous touchons ici au noyau le plus profond du mystère christologique. Essayons de voir en quoi consiste ce mystère.

A Gethsémani Jésus dit au Père : « Pourtant, pas ce que je veux mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Le problème consiste entièrement dans le fait de savoir qui est ce « je » et qui est ce « tu » ; qui prononce le fiat et à qui il le dit. Dans les temps anciens, deux réponses sensiblement différentes, selon le type de christologie sous-jacent, furent données à ces questions.

Pour l’école d’Alexandrie, le « je » qui parle est la personne du Verbe qui, en tant que personne incarnée, dit son « oui » à la volonté divine (le « tu ») que lui-même a en commun avec le Père et l’Esprit Saint. Celui qui dit « oui » et celui auquel il dit « oui » sont la même volonté, considérée toutefois en deux temps ou en deux états différents : dans l’état de Verbe incarné et dans l’état de Verbe éternel. Le drame (si l’on peut parler de drame) se déroule davantage en Dieu qu’entre Dieu et l’homme et ceci parce que l’existence en Jésus Christ d’une volonté humaine et libre n’est pas encore pleinement reconnue.

L’interprétation de l’école d’Antioche est plus valide, sur ce point. Pour qu’il puisse y avoir obéissance, affirment les auteurs de cette école, il convient qu’il y ait un sujet qui obéit et un sujet auquel on obéit : personne n’obéit à lui-même ! L’obéissance du Christ étant par ailleurs l’antithèse de la désobéissance d’Adam, celle-ci doit nécessairement être l’obéissance d’un homme, le Nouvel Adam, capable en tant que tel de représenter l’humanité. Voilà donc qui sont ce « je » et ce « tu » : le « je » est l’homme Jésus, le « tu » est Dieu auquel il obéit !

Mais cette interprétation comportait elle aussi une grave lacune. Si le fiat de Jésus à Gethsémani est essentiellement le « oui » d’un homme, même si celui-ci est uni de manière indissoluble au Fils de Dieu (l’homo assumptus), comment cela peut-il avoir une valeur universelle en mesure de « rendre justes » tous les hommes ? Jésus apparaît davantage comme un modèle sublime d’obéissance que comme une « cause de salut » intrinsèque à tous ceux qui lui obéissent (cf. He 5, 9).

Le développement de la christologie a permis de combler cette lacune, surtout grâce à l’œuvre de saint Maxime le Confesseur et du Concile de Constantinople III. Saint Maxime affirme : le « je » n’est pas l’humanité qui parle à la divinité (école d’Antioche) ; ce n’est pas non plus Dieu qui, en tant que personne incarnée, parle à lui-même en tant qu’éternel (école d’Alexandrie). Le « je » est le Verbe incarné qui parle au nom de la volonté humaine libre qu’il a assumée ; le « tu » en revanche est la volonté trinitaire que le Verbe a en commun avec le Père.

En Jésus, le Verbe obéit humainement au Père ! Et cependant le concept d’obéissance ne disparaît pas, et Dieu, dans ce cas, n’obéit pas non plus à lui-même, car entre le sujet et le terme de l’obéissance il y a toute l’épaisseur d’une humanité réelle et d’une volonté humaine libre (3).

Dieu a obéi humainement ! On comprend alors la puissance universelle de salut enfermée dans le fiat de Jésus : il s’agit de l’acte humain d’un Dieu ; d’un acte divin-humain, théandrique. Ce fiat est véritablement, pour reprendre l'expression d'un psaume, « le rocher de notre salut » (Ps 95, 1). C’est par cette obéissance que « tous ont été rendus justes ».


3. L’obéissance à Dieu dans la vie chrétienne

Cherchons, comme toujours, à tirer de cela un enseignement pratique pour notre vie, en rappelant l’avertissement de la Première lettre de Pierre : « Le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces ». Réfléchir à l’obéissance peut contribuer à créer le climat spirituel juste dans l’Eglise et dans la Curie, chaque fois que l’on se trouve face à l’éventualité d’un changement de personnes et de poste de travail.

Dès que l’on se met à chercher, à travers le Nouveau Testament, en quoi consiste le devoir de l’obéissance, on découvre une chose surprenante : l’obéissance est presque toujours vue comme obéissance à Dieu. On parle certes aussi de toutes les autres formes d’obéissance : aux parents, aux patrons, aux supérieurs, aux autorités civiles, « à toute institution humaine » (1 P 2, 13), mais beaucoup moins souvent et de manière beaucoup moins solennelle. Le substantif même d’« obéissance » est utilisé toujours et uniquement pour indiquer l’obéissance à Dieu ou, en tout cas, à des instances qui sont du côté de Dieu, sauf dans un seul passage de la Lettre à Philémon où il indique l’obéissance à l’Apôtre.

Saint Paul parle d’obéissance à la foi (Rm 1, 5 ; 16, 26), d’obéissance à l’enseignement (Rm 6, 17), d’obéissance à l’Evangile (Rm 10, 16 ; 2 Th 1, 8), d’obéissance à la vérité (Ga 5, 7), d’obéissance au Christ (2 Cor 10, 5). Nous trouvons ce même langage ailleurs également : les Actes des Apôtres parlent d’obéissance à la foi (Ac 6, 7), la Première Lettre de Pierre parle d’obéissance au Christ (1 P 1, 2) et d’obéissance à la vérité (1 P 1, 22).

Mais est-il possible et cela a-t-il un sens de parler aujourd’hui d’obéissance à Dieu, après que la volonté nouvelle et vivante de Dieu, manifestée en Jésus Christ, se soit entièrement accomplie et concrétisée dans toute une série de lois et de hiérarchies ? Est-il légitime de penser qu’il existe encore, après tout cela, des volontés « libres » de Dieu à recueillir et à accomplir ?

On n’est en mesure de comprendre la nécessité et l’importance de l’obéissance à Dieu que si l’on croit à une « Seigneurie » actuelle et ponctuelle du Ressuscité sur l’Eglise, que si l’on est profondément convaincu qu’aujourd’hui également – comme le dit le psaume – « Le Dieu des dieux, le Seigneur, parle et convoque la terre… » et rompt son silence ! (cf. Ps 49 (50)). Elle consiste à se mettre à l’écoute du Dieu qui parle, dans l’Eglise, à travers son Esprit, qui éclaire les paroles de Jésus et de toute la Bible et leur donne une autorité, en en faisant des voies de la volonté vivante et actuelle de Dieu pour nous.

Mais étant donné que dans l’Eglise, institution et mystère ne sont pas en opposition mais sont unis, nous devons maintenant montrer que l’obéissance spirituelle à Dieu ne détourne pas de l’obéissance à l’autorité visible et institutionnelle mais au contraire la renouvelle, la renforce, la vivifie, au point que l’obéissance aux hommes devient le critère pour discerner l’existence ou non de l’obéissance à Dieu et son caractère authentique.

L’obéissance à Dieu est comme « le fil venu d’en haut » qui soutient la splendide toile d’araignée suspendue à une haie. En descendant le long d’un fil qu’elle-même produit, l’araignée construit sa toile, parfaite et bien tendue à chaque angle. Cependant, ce fil venu d’en haut qui a servi à construire la toile n’est pas coupé une fois l’œuvre terminée ; c’est au contraire lui qui, du centre, soutient toute la toile tissée ; sans lui, tout s’affaisse. Si l’on détache un fil latéral l’araignée se remet à l’ouvrage et répare rapidement sa toile, mais si l’on coupe le fil qui vient d’en haut, elle s’éloigne ; elle sait qu’il n’y a plus rien à faire.

Il se produit quelque chose de semblable à propos du « fil » de l’autorité et de l’obéissance dans une société, un ordre religieux, dans l’Eglise. L’obéissance à Dieu est le fil venu d’en haut : tout s’est construit à partir de cette obéissance ; mais on ne peut l’oublier, pas même une fois que la construction est terminée. Si on l’oublie, cela provoque une crise et l’on finit même par affirmer, comme ce fut le cas il y a quelques années : « l’obéissance n’est plus une vertu ».

Mais pourquoi est-il aussi important d’obéir à Dieu ? Pourquoi Dieu tient-il autant au fait que nous lui obéissions ? Certes pas pour le plaisir de commander et d’avoir des sujets ! Cela est important car en obéissant nous faisons la volonté de Dieu, nous voulons ce que Dieu veut et réalisons ainsi notre vocation originelle qui est d’être « à son image et ressemblance ». Nous sommes dans la vérité, dans la lumière et par conséquent dans la paix, comme le corps qui a atteint son repos. Dante Alighieri a condensé tout cela dans un vers considéré par beaucoup comme le plus beau de toute la Divine Comédie : « En sa volonté est notre paix » (4).


4. Obéissance et autorité

Obéir à Dieu est une chose que nous pouvons toujours faire. Nous n’obéissons en revanche que quelques fois, trois ou quatre fois dans toute une vie, à des ordres et des autorités visibles (je parle bien sûr d’actes d’obéissance sérieux) ; mais les actes d’obéissance à Dieu sont nombreux. Plus on obéit, plus les ordres de Dieu se multiplient, car Il sait que c’est le plus beau don qu’il puisse faire, celui qu’Il fit à son Fils bien-aimé, Jésus.

Lorsque Dieu trouve une âme décidée à obéir il prend sa vie en main, comme on prend le gouvernail d’un bateau, ou les rênes d’un char. Il devient concrètement, et pas seulement en théorie, « Seigneur », c’est-à-dire celui qui « régit », qui « gouverne » déterminant d’une certaine manière, instant après instant les gestes, les paroles de cette personne, sa manière d’utiliser son temps, tout.

Cette « direction spirituelle » s’exerce à travers les « bonnes inspirations » et plus souvent encore à travers les paroles de Dieu de la Bible. En lisant ou écoutant des passages de l’Ecriture, une phrase, une parole s’illumine et devient en quelque sorte, radio-active. Nous sentons qu’elle nous interpelle, qu’elle nous indique ce que nous devons faire. C’est là que se décide si l’on obéit ou non à Dieu. Le Serviteur de Yahvé dit oui dans Isaïe : « il éveille chaque matin, il éveille mon oreille, pour que j’écoute comme un disciple » (Is 50, 4). Nous aussi chaque matin, dans la liturgie des heures ou de la Messe, nous devrions avoir l’oreille attentive. Dans la liturgie se trouve presque toujours une parole que Dieu nous adresse personnellement et l’Esprit ne manque pas de nous la faire reconnaître parmi toutes les autres.

J’ai dit qu’obéir à Dieu est une chose que l’on peut toujours faire. Je dois dire que c’est aussi une chose que nous pouvons tous faire, aussi bien les personnes subordonnées que les supérieurs. On a l’habitude de dire qu’il faut savoir obéir pour pouvoir commander. Il ne s’agit pas seulement d’une affirmation empirique ; il existe une profonde raison théologique à la base de cette affirmation si par obéissance nous entendons l’obéissance à Dieu.

Lorsqu’un ordre est donné par un supérieur qui s’efforce de vivre selon la volonté de Dieu, qui a prié auparavant et n’a que le bien de son frère à défendre et aucun intérêt personnel, l’autorité même de Dieu vient renforcer cet ordre ou cette décision. Si cela donne lieu à une contestation, Dieu dit à son représentant ce qu’il a dit un jour à Jérémie : « Voici que moi, aujourd’hui même, je t’ai établi comme ville fortifiée, colonne de fer et rempart de bronze (…) ils lutteront contre toi mais ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi » (Jr 1, 18 ss.).

Un exégète anglais célèbre fournit une interprétation éclairante de l’épisode du centurion dans l’Evangile. « Moi, dit le centurion, qui n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats et je dis à l’un : va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient, et à mon esclave : Fais ceci ! et il le fait » (Lc 7, 8). Du fait de sa soumission, c’est-à-dire de son obéissance à ses supérieurs et, en définitive à l’empereur, le centurion peut formuler des ordres qui ont derrière eux l’autorité de l’empereur en personne ; ses soldats lui obéissent car il obéit à son tour et est soumis à son supérieur.
Les choses se déroulent également de cette manière, pense-t-il, avec Jésus, vis-à-vis de Dieu. Du moment qu’il est en communion avec Dieu et obéit à Dieu, il a derrière lui l’autorité même de Dieu et peut par conséquent commander à son serviteur de guérir et celui-ci guérira, il peut commander à la maladie de le quitter et celle-ci le quittera (5).

C’est la force et la simplicité de cet argument qui suscite l’admiration de Jésus et lui fait dire de ne jamais avoir trouvé autant de foi en Israël. Le centurion a compris que l’autorité de Jésus et ses miracles découlent de sa parfaite obéissance au Père, comme Jésus lui-même, du reste, explique dans l’Evangile de Jean : « et celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8, 29).

L’obéissance à Dieu ajoute à l’autorité, le poids, c’est-à-dire un pouvoir réel et efficace, pas un pouvoir purement nominal, lié à la fonction, mais un pouvoir en quelque sorte ontologique, pas seulement juridique. Saint Ignace d’Antioche donnait ce merveilleux conseil à l’un de ses collègues dans l’épiscopat : « Que rien ne se fasse sans ton consentement mais toi, ne fais rien sans le consentement de Dieu » (6).

Ceci ne signifie pas que l’on atténue l’importance de l’institution ou de la charge, ou que l’on fait dépendre l’obéissance du subalterne uniquement du degré d’autorité spirituelle et du poids du supérieur, ce qui serait, de toute évidence, la fin de toute obéissance. Cela signifie seulement que celui qui exerce l’autorité doit se baser le moins possible, ou uniquement en dernière instance, sur le titre ou sur la charge qu’il possède et le plus possible sur l’union de sa volonté avec celle de Dieu, c’est-à-dire sur son obéissance ; le subalterne en revanche ne doit pas juger ou prétendre savoir si la décision du supérieur est ou non conforme à la volonté de Dieu. Il doit présumé qu’elle l’est, à moins qu’il s’agisse d’un ordre qui va manifestement contre sa conscience, comme cela se produit parfois dans le domaine politique, sous les régimes totalitaires.

C’est le même principe que pour le commandement de l’amour. Le premier commandement reste le « premier » commandement, car la source et le mobile de tout sont l’amour de Dieu ; mais le critère pour juger est le second commandement : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). On doit dire la même chose de l’obéissance : celui qui n’obéit pas aux représentants visibles de Dieu sur la terre, comment peut-il dire qu’il obéit à Dieu qui est au ciel ?


5. Présenter les questions à Dieu

Cette voie de l’obéissance à Dieu n’a rien, en soi, de mystique et d’extraordinaire. Elle est ouverte à tous les baptisés. Elle consiste à « présenter les questions à Dieu », selon le conseil que Ietro donna un jour à Moïse, son gendre (cf. Ex 18, 19). Je peux décider seul de prendre une initiative, d’entreprendre ou non un voyage, un travail, de faire une visite, une dépense et, une fois la décision prise, prier Dieu pour que tout se passe bien. Mais si l’amour de l’obéissance en Dieu naît en moi, je procéderai de manière différente : je demanderai d’abord à Dieu, avec le moyen très simple de la prière, si sa volonté est que je fasse ce voyage, ce travail, cette visite, cette dépense, puis je le ferai, ou non, mais il s’agira dans un cas comme dans l’autre d’un acte d’obéissance à Dieu, et non plus d’une initiative libre et personnelle.

Il est clair que je n’entendrai normalement aucune voix au cours de ma brève prière, et que je ne recevrai aucune réponse explicite sur ce que je dois faire ou en tout cas, il n’est pas nécessaire que je la reçoive pour que ce que je fasse soit en obéissance à Dieu. En faisant cela, en effet, j’ai soumis la question à Dieu, je me suis dépouillé de ma volonté, j’ai renoncé à décider seul et j’ai donné à Dieu une possibilité d’intervenir, s’il le souhaitait, dans ma vie. Indépendamment de ce que je déciderai alors de faire, en me basant sur les critères ordinaires de discernement, je ferai un acte d’obéissance à Dieu.

De même qu’un serviteur fidèle ne prend jamais un ordre ou ne répond jamais à une initiative venant d’une personne étrangère sans dire : « Je dois d’abord savoir ce qu’en pense mon maître », le vrai serviteur de Dieu n’entreprend rien sans se dire à lui-même : « Je dois prier un peu pour savoir ce que mon Seigneur veut que je fasse ! ». On cède ainsi les rênes de sa vie à Dieu ! La volonté de Dieu pénètre ainsi de plus en plus profondément dans le tissu de notre vie, en l’enrichissant et en faisant d’elle un « sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu » (Rm 12, 1). Toute la vie devient une obéissance à Dieu et proclame silencieusement sa souveraineté sur l’Eglise et sur le monde.

Dieu – disait saint Grégoire le Grand – « nous enseigne tantôt par ses paroles, tantôt par ses œuvres », c’est-à-dire avec les événements et les situations (7). Il y a une forme d’obéissance à Dieu, souvent parmi les plus exigeantes, qui consiste tout simplement à obéir aux situations. Lorsque l’on constate que, malgré tous les efforts et les prières, des situations difficiles, parfois même absurdes, et à notre sens spirituellement contre-productives, persistent et ne changent pas, il faut cesser de « regimber contre l’aiguillon » et commencer à voir dans ces situations la volonté silencieuse mais résolue de Dieu sur nous. L’expérience montre que ce n’est parfois que lorsque nous avons prononcé un « oui » total et du profond du cœur à la volonté de Dieu que ces situations de souffrance perdent le pouvoir angoissant qu’elles ont sur nous. Nous les vivons avec davantage de paix.

Un cas difficile d’obéissance aux situations est celui qui s’impose à tous, avec l’âge, c’est-à-dire le retrait de l’activité, la cessation du travail, le fait de devoir passer les consignes à d’autres, laissant peut-être des projets et des initiatives en cours, inachevés. Quelqu’un a dit, en plaisantant, que la charge de supérieur est une croix, mais que parfois la chose la plus difficile à accepter n’est pas le fait de monter sur la croix mais d’en descendre, d’être déposé de la croix !

Il n’y a pas lieu, certes, d’ironiser à propos d’une situation délicate, face à laquelle personne ne sait comment il réagirait, tant qu’il n’y est pas passé. Il s’agit de l’une des formes d’obéissance qui se rapprochent le plus de celle du Christ au cours de sa Passion. Jésus a suspendu son enseignement, il a interrompu toute activité, il ne s’est pas laissé retenir par la pensée de ce qui serait advenu à ses apôtres ; il ne s’est pas préoccupé de savoir ce qui serait advenu de sa parole, confiée, comme elle l’était, uniquement à la pauvre mémoire de quelques pêcheurs. Il ne s’est pas non plus attardé à la pensée de sa Mère qu’il laissait seule. Aucune plainte, aucune tentative de faire changer de décision au Père. Pour que « le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé. Levez-vous ! Partons d’ici ! » (cf. Jn 14, 31).


6. Marie, l’obéissante

Avant de conclure nos considérations sur l’obéissance, contemplons un instant l’icône vivante de l’obéissance, celle qui non seulement a imité l’obéissance du Serviteur, mais l’a vécue avec lui. Saint Irénée écrit : « Parallèlement au Seigneur, on trouve aussi la Vierge Marie obéissante, lorsqu'elle dit ‘Voici ta servante, Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole’. … Car de même qu'Eve, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie, … devint, en obéissant, cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain » (8). Marie entre dans la réflexion théologique de l’Eglise (nous sommes en effet en présence de la première ébauche de Mariologie), à travers le titre d’obéissante.

Marie a certainement aussi obéi à ses parents, à la loi, à Joseph. Mais ce n’est pas à ces formes d’obéissance qu’a pensé saint Irénée, mais à son obéissance à la parole de Dieu. Son obéissance est l’antithèse parfaite de la désobéissance d’Eve. Mais – encore une fois – à qui Eve a-t-elle désobéi pour être appelée désobéissante ? Pas à ses parents, qu’elle n’avait pas, ou à son mari ou une quelconque loi écrite. Elle a désobéi à la parole de Dieu ! De même que le « Fiat » de Marie se place en parallèle, dans l’Evangile de Luc, au « Fiat » de Jésus à Gethsémani (cf. Lc 22. 42), pour saint Irénée, l’obéissance de la nouvelle Eve se place en parallèle à l’obéissance du nouvel Adam.

Marie aura certainement récité ou écouté, au cours de sa vie terrestre, le verset du psaume dans lequel on dit à Dieu : « Enseigne-moi à faire tes volontés » (Ps 142, 10). Nous lui adressons la même prière : « Enseigne-nous, Marie, à faire la volonté de Dieu comme tu l’as fait » !

(1) St Bernard de Clairveau, De errore Abelardi, 8, 21 (PL 182, 1070).
(2) St Irénée, La prédication des Apôtres et ses preuves, 34.
(3) St Maxime le Confesseur, In Matth, 26, 39 (PG 91, 68).
(4) Dante Alighieri, Divine Comédie, Paradis, Chant III, v. 85 (Ed. du Cerf)
(5) Cf. C.H. Dodd, Il fondatore del cristianesimo, Leumann 1975, p. 59 s.
(6) St Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe, 4, 1.
(7) St Grégoire le Grand, Homélies sur les Evangiles, 17, 1 (PL 76, 1139).
(8) St Irénée, Adv. Haer. III, 22, 4.

Texte original : italien – Traduction réalisée par Zenit
ZF06033111

 

 

 

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