Texte intégral de la première prédication de Carême du p.
Cantalamessa
ROME, Vendredi 17 mars 2006 (ZENIT.org)
– Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première méditation
de Carême que le père Raniero Cantalamessa, OFM Cap, prédicateur de la
Maison pontificale, a prononcée ce vendredi, en présence du pape Benoît
XVI et de la curie.
* * *
PREMIERE PREDICATION
« Dans l'angoisse, Jésus priait avec plus d'insistance » (Lc 22,
44)
Jésus à Gethsémani
1. Baptisés dans sa mort
Dans les méditations de l’Avent j’ai essayé de montrer combien nous
avons aujourd’hui besoin de redécouvrir le kérygme,
c’est-à-dire ce noyau originel du message chrétien, en présence duquel
naît en général l’acte de foi. La Passion et la mort du Christ
représentent l’élément fondamental de ce noyau.
Du point de vue objectif ou de la foi, l’élément significatif est la
résurrection et non la mort du Christ : « C’est peu de croire que le
Christ est mort, écrit saint Augustin ; les païens, les Juifs, les
impies le croient aussi. Tous croient qu’il est mort; la foi
chrétienne consiste à croire en sa résurrection ; croire qu’il est
ressuscité, c’est donc l’important pour nous » (1). Mais du point du
vue subjectif, ou de la vie, l’élément le plus important pour nous est
la passion et non la résurrection : « Considérez donc combien sont
sacrés ces trois jours du crucifiement, de la sépulture et de la
résurrection. Ce que représente le premier de ces trois jours, celui
de la croix, c'est ce que nous accomplissons dans la vie présente;
mais ce que figurent la sépulture et la résurrection, nous le
préparons par la Foi et, l'Espérance », écrit le même saint Augustin
(2).
On a écrit que les évangiles sont « des récits de la Passion précédés
d’une longue introduction » (M. Köhler). Malheureusement, il s’agit de
la partie la plus importante des évangiles et c’est celle qui est le
moins mise en valeur au cours de l’année liturgique, puisqu’elle n’est
lue qu’une fois par an, pendant la semaine sainte, et qu’en raison de
la longueur des rites il est par ailleurs impossible de prendre le
temps de l’expliquer et de la commenter. A une certaine époque, la
prédication sur la Passion était au centre de toutes les missions
populaires ; maintenant que ces occasions sont devenues rares, de
nombreux chrétiens arrivent au terme de leur vie sans jamais être
montés au Calvaire…
Par nos réflexions sur le Carême nous nous proposons de combler, au
moins en partie, cette lacune. Nous voulons demeurer un peu avec Jésus
à Gethsémani et sur le Calvaire pour arriver, préparés, à Pâques. Il
est écrit qu’à Jérusalem existait une piscine miraculeuse. Le premier
qui y plongeait, lorsque les eaux étaient agitées, était guéri. Nous
devons maintenant nous jeter, en esprit, dans cette piscine, ou dans
cet océan, qu’est la passion du Christ.
Avec le baptême nous avons été « baptisés dans sa mort », « ensevelis
avec lui » (cf. Rm 6, 3 s.) : ce qui s’est produit un jour de manière
mystique dans le sacrement doit s’accomplir de manière existentielle
dans la vie. Nous devons faire un bain salutaire dans la passion, afin
d’y être renouvelés, fortifiés, transformés. « Je m’enfouis dans la
passion du Christ, écrit la bienheureuse Angela da Foligno, et je
reçus l’espérance qu’en elle j’aurais trouvé ma libération » (3).
2. Gethsémani, un fait historique
Notre voyage à travers la Passion commence, comme celui de Jésus, par
Gethsémani. L’agonie de Jésus dans le Jardin des oliviers est un fait
attesté, dans les évangiles, sur quatre colonnes, c’est-à-dire par les
quatre évangélistes. Jean, en effet, en parle également, à sa manière,
lorsqu’il met sur les lèvres de Jésus les paroles : « Maintenant mon
âme est troublée » (qui rappellent « mon âme est triste » des
synoptiques) et les paroles : « Père, sauve-moi de cette heure » (qui
rappellent « que cette coupe passe loin de moi » des synoptiques) (Jn
12, 27 s.). La Lettre aux Hébreux – nous le verrons – y fait également
écho.
Il est extraordinaire qu’un fait aussi peu « apologétique » ait trouvé
une place aussi importante dans la tradition. Seul un événement
historique, clairement prouvé, peut expliquer l’importance donnée à ce
moment de la vie de Jésus. Les évangélistes ont chacun donné à cet
épisode une coloration différente correspondant à leur sensibilité et
aux besoins de la communauté pour laquelle ils écrivaient. Ils n’ont
cependant rien ajouté de vraiment « étranger » au fait. Chacun d’entre
eux a plutôt mis en lumière certaines des applications spirituelles
infinies de ce fait. Ils n’ont pas fait, comme on le dit aujourd’hui,
de l’eis-egesis, mais de l’ex-egesis.
Les affirmations qui sont, selon la lettre, dans les évangiles, des
affirmations en opposition, s’excluant l’une l’autre, ne le sont pas
selon l’Esprit. Même s’il n’existe pas de cohérence extérieure et
matérielle, il existe une harmonie profonde. Les évangiles sont quatre
branches d’un même arbre, dont les ramures sont séparées mais qui sont
unies au niveau du tronc (la tradition orale commune de l’Eglise) et,
à travers cela, au niveau de la racine qui est le Jésus historique.
L’incapacité de nombreux biblistes de voir les choses de cette manière
est due à mon avis au fait qu’ils ignorent ce qui se passe dans les
phénomènes spirituels et mystiques. Ce sont deux mondes régis par des
lois différentes. C’est comme si l’on voulait explorer les corps
célestes avec les instruments conçus pour l’exploration sous-marine.
Raymond Brown, éminent exégète catholique, qui a su conjuguer de
manière exemplaire la rigueur scientifique et la sensibilité
spirituelle dans l’étude de la Bible, résume ainsi le contenu de
l’épisode initial de la Passion : « Jésus qui se sépare de ses
disciples, l’angoisse de son âme lorsqu’il prie que la coupe s’éloigne
de lui, la réponse amoureuse du Père qui envoie un ange pour le
soutenir, la solitude du Maître qui par trois fois trouve ses
disciples endormis au lieu d’être en train de prier avec lui, le
courage exprimé dans la résolution finale d’aller à la rencontre du
traître : prise dans les différents évangiles cette combinaison de
souffrance humaine, de soutien divin et d’offrande de soi solitaire a
beaucoup contribué à faire aimer Jésus par ceux qui croient en lui,
devenant un objet d’art, de méditation » (4).
Le noyau originel autour duquel s’est développée toute la scène de
Gethsémani semble avoir été celui de la prière de Jésus. Le souvenir
d’un combat de Jésus dans la prière juste avant sa Passion plonge ses
racines dans une tradition très ancienne, dont dépendent aussi bien
Marc que les autres sources (5) et c’est sur cet aspect que nous
voulons réfléchir au cours de cette méditation.
Les gestes qu’il accomplit sont les gestes d’une personne qui se débat
dans une angoisse mortelle : il se jette « à plat ventre », se lève
pour aller vers ses disciples, revient s’agenouiller puis se lève à
nouveau… il sue des gouttes de sang (Lc 22, 44). De sa bouche sort la
supplication : « Abba, (Père) ! Tout t’est possible : éloigne de moi
cette coupe » (Mc 14, 36). La « violence » de la prière de Jésus,
alors que sa mort est imminente, ressort surtout dans la Lettre aux
Hébreux, où il est dit que du Christ : « C’est lui qui, aux jours de
sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des
implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la
mort… » (He 5, 7).
Jésus est seul face à la perspective d’une souffrance énorme qui est
sur le point de s’abattre sur lui. L’« heure » à la fois attendue et
redoutée de l’affrontement final avec les forces du mal, de la grande
épreuve (peirasmos) est arrivée. Mais la cause de son angoisse
est encore plus profonde : il se sent chargé de tout le mal et de
toutes les mauvaises actions du monde. Ce n’est pas lui qui a commis
ce mal, mais c’est la même chose car il l’a librement pris sur lui : «
il a porté lui-même nos fautes dans son corps » (1 Pt 2, 24),
c’est-à-dire (selon le sens de cette expression dans la Bible), dans
sa propre personne, à la fois dans son âme, son corps et son cœur.
Jésus est l’homme « fait péché », dit saint Paul (2 Co 5, 21).
3. Deux manières différentes de lutter avec Dieu
Pour ôter tout prétexte à l’hérésie arienne, certains Pères anciens
expliquèrent l’épisode de Gethsémani en termes pédagogiques, avec
l’idée de la « concession » (dispensatio) : Jésus n’a pas
vraiment éprouvé de l’angoisse et de la peur, il a seulement voulu
nous enseigner comment vaincre nos résistances humaines par la prière.
A Gethsémani, écrit saint Hilaire de Poitiers « le Christ n’est pas
triste pour lui-même, et ne prie pas pour lui-même mais pour ceux
qu’il exhorte à prier avec attention, afin que la coupe de la passion
ne menace pas de s’abattre sur eux » (6).
Après Chalcédoine, et surtout après la victoire sur l’hérésie
monothélite, on ne ressent plus le besoin de recourir à cette
explication. Jésus à Gethsémani ne prie pas seulement pour nous
exhorter à prier. Il prie car, étant vrai homme, « éprouvé en tout
d’une manière semblable, à l’exception du péché », il fait
l’expérience du même combat que nous face à ce qui répugne à la nature
humaine (7).
Mais si Gethsémani ne s’explique donc pas uniquement par l’intention
pédagogique, il est certain que cette préoccupation était présente à
l’esprit des évangélistes qui en ont transmis l’épisode, et il est
important pour nous de la recueillir. On ne peut pas, dans les
évangiles, séparer le récit du fait de l’appel à l’imitation. « Le
Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que
vous suiviez ses traces », dit la Lettre de Pierre (1 P 2, 21).
Le mot « agonie » appliqué à Jésus à Gethsémani (Lc 22, 44) doit être
compris dans le sens originel de lutte, plus que dans le sens actuel
d’agonie. Le temps où la prière se transforme en lutte, fatigue,
agonie, est arrivé. Je ne parle pas à ce moment précis, de la lutte
contre les distractions, c’est-à-dire de la lutte avec nous-mêmes ; je
parle de la lutte avec Dieu. Ceci se produit lorsque Dieu demande une
chose que la nature n’est pas prête à lui donner et lorsque l’action
de Dieu devient incompréhensible et déconcertante.
La Bible présente un autre cas de lutte avec Dieu dans la prière et il
est très instructif de comparer les deux épisodes. Il s’agit de la
lutte de Jacob avec Dieu (cf. Gn 32, 23-33). Le cadre est également
très similaire. La lutte de Jacob se déroule la nuit, au-delà d’un
torrent – le Yabboq – et celle de Jésus aussi se déroule la nuit,
au-delà du torrent du Cédron. Jacob éloigne de lui esclaves, femmes et
enfants, pour rester seul, et Jésus également s’éloigne des trois
derniers disciples pour prier.
Mais pourquoi Jacob lutte-t-il avec Dieu ? Voilà la grande leçon que
nous devons apprendre. « Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni
», dit-il, c’est-à-dire, si tu n’as pas fait ce que je te demande.
Puis : « Quel est ton nom ? ». Il est convaincu qu’en utilisant le
pouvoir donné par le fait de connaître le nom de Dieu, il pourra
dominer son frère Laban qui le suit. Toutefois Dieu le bénit mais ne
lui révèle pas son nom.
Jacob lutte donc pour faire plier Dieu à sa volonté ; Jésus lutte pour
faire plier sa volonté humaine à Dieu. Il lutte car « l’Esprit est
ardent mais la chair est faible » (Mc 14, 38). Naturellement, on se
demande : à qui ressemblons-nous lorsque nous prions dans des
situations difficiles ? Nous ressemblons à Jacob, à l’homme de
l’Ancien Testament, lorsque, dans la prière, nous luttons pour pousser
Dieu à changer de décision, plus que pour nous changer nous-mêmes et
accepter sa volonté ; pour qu’il nous ôte cette croix, plus que pour
être en mesure de la porter avec lui. Nous ressemblons à Jésus si,
même au milieu des gémissements et de la chair qui sue du sang, nous
cherchons à nous abandonner à la volonté du Père. Les résultats des
deux prières sont très différents. Dieu ne donne pas son nom à Jacob
mais à Jésus il donnera le nom qui est au-dessus de tout nom (cf. Ph.
2, 9).
Parfois, en persévérant dans ce type de prière il arrive une chose
étrange qu’il est bon de connaître pour ne pas perdre une occasion
précieuse. Les rôles sont inversés : Dieu devient celui qui prie et
l’homme celui qui est prié. Nous nous sommes mis en prière pour
demander une chose à Dieu et, une fois en prière, nous nous rendons
progressivement compte que c’est lui, Dieu, qui nous tend la main,
nous demandant quelque chose. Nous sommes allés lui demander d’enlever
une épine de notre chair, une croix, une épreuve, de nous délivrer de
telle ou telle charge ou situation, de la proximité d’une personne… Et
voilà que Dieu nous demande précisément d’accepter cette croix, cette
situation, cette charge, cette personne.
Il existe un poème de Tagore qui nous aide à comprendre de quoi il
s’agit. C’est un mendiant qui parle et qui raconte son expérience. Il
dit plus ou moins ceci : J'étais allé, mendiant de porte en porte, sur
le chemin du village lorsqu’un chariot d'or apparut au loin. C’était
le chariot du fils du Roi. Je pensai : c’est l’occasion de ma vie et
je m’assis en ouvrant toute grande ma besace, attendant que l’on me
fasse l’aumône, sans même que je la demande, que les richesses
pleuvent sur le sol autour de moi. Mais quelle ne fut pas ma surprise
lorsque, arrivé près de moi, le chariot s’arrêta, le fils du Roi
descendit et tendant la main droite, me dit : « Qu’as-tu à me donner ?
» Quel geste royal était-ce là de tendre la main ! Confus et hésitant,
je pris un grain de riz dans ma besace, un seul, le plus petit, et je
le lui tendis. Mais quelle tristesse, lorsque, le soir, fouillant dans
ma besace, je trouvai un grain de riz en or, mais un seul, et le plus
petit. Je pleurai amèrement de ne pas avoir eu le courage de tout
donner (8).
Le cas le plus sublime de cette inversion des rôles est précisément la
prière de Jésus à Gethsémani. Il prie pour que le Père lui ôte la
coupe, et le Père lui demande de la boire pour le salut du monde.
Jésus ne donne pas une, mais toutes les gouttes de son sang et le Père
le récompense en le constituant, également comme homme, Seigneur, si
bien qu’« une seule goutte de ce sang suffit maintenant à sauver le
monde entier » (una stilla salvum facere totum mundum quit ab omni
scelere).
4. « Entré en agonie, il priait de façon plus intense »
Ces paroles ont été écrites par l’évangéliste Luc (Lc 22, 44), avec
une claire intention pastorale : montrer à l’Eglise de son temps,
soumise désormais elle aussi à des situations de luttes et de
persécutions, ce que le maître a enseigné à faire dans de telles
circonstances.
La vie humaine est parsemée de tant de petites nuits de Gethsémani.
Les causes peuvent être nombreuses et diverses : une menace pour notre
santé qui se profile, une incompréhension de notre milieu,
l’indifférence de ceux qui nous entourent, la peur des conséquences de
quelque erreur commise. Mais il peut y avoir des causes plus profondes
: la perte du sens de Dieu, la conscience écrasante de notre péché et
de notre indignité, l’impression d’avoir perdu la foi. Ce qu’en fait
les saints ont appelés « la nuit obscure de l’esprit ».
Jésus nous enseigne quelle est la première chose à faire dans ces cas
: recourir à Dieu à travers la prière. Il ne faut pas se tromper : il
est vrai que Jésus à Gethsémani cherche aussi la compagnie de ses
amis, mais pourquoi la cherche-t-il ? Non pas pour s’entendre dire de
bonnes paroles, pour se distraire ou se faire consoler. Il demande
qu’ils soient à ses côtés dans la prière, qu’ils prient avec lui : «
Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !
Veillez et priez » (Mt 26, 40)
Il est important de noter de quelle manière débute la prière de Jésus
à Gethsémani, dans la source la plus ancienne qu’est l’évangile de
Marc : « Abba (père), tout t’est possible » (Mc 14, 36). Le philosophe
Kierkegaard fait à ce propos des réflexions très éclairantes. Il dit :
« Le point décisif est que pour Dieu tout est possible ». L’homme
tombe dans le vrai désespoir seulement quand il n’a plus aucune
possibilité, aucune tâche, devant lui, quand, comme on dit, il n’y a
plus rien à faire. « Lorsque quelqu’un s’évanouit, on envoie chercher
de l’eau de Cologne, des gouttes de Hoffmann ; mais quand quelqu’un
tombe dans le désespoir, il faut dire : ‘Trouver une possibilité,
trouver lui une possibilité !’ La possibilité est l’unique remède ;
donnez lui une possibilité et le désespéré retrouvera son entrain, il
reprendra vie, parce que si l’homme reste sans possibilité c’est comme
si l’air vient à lui manquer. Parfois la créativité de l’imagination
humaine peut suffire pour trouver une possibilité ; mais à la fin,
c’est-à-dire quand il s’agit de croire, il ne reste plus qu’une seule
chose utile : que pour Dieu tout est possible » (9).
Et cette possibilité, toujours à portée de la main pour un croyant,
est la prière. « Prier c’est comme respirer » (10). Et si quelqu’un a
déjà prié sans succès ? Qu’il prie encore ! Prier prolixius,
avec une plus grande insistance. On pourrait toutefois objecter que
Jésus ne fut pas écouté, mais la Lettre aux Hébreux dit exactement le
contraire : Il fut « exaucé en raison de sa piété ». Luc exprime cette
aide intérieure que Jésus reçoit du Père à travers le détail de l’ange
: « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait » (Lc
22, 43). Mais il s’agit d’une prolepse, d’une anticipation. Le
véritable et grand exaucement du Père fut la résurrection du Christ.
Dieu, notait saint Augustin, écoute quand, quand… il n’écoute pas,
c’est-à-dire quand nous n’obtenons pas ce que nous demandons. Son
retard même à nous exaucer est déjà le fait d’exaucer, pour pouvoir
nous donner plus que ce que nous demandons (11). Si malgré tout nous
continuons à prier, c’est le signe qu’il nous donne sa grâce. Si Jésus
à la fin de la scène déclare, de manière décidée : « Levez-vous,
allons ! » (Mt 26, 46) c’est parce que le Père lui a donné plus de «
douze légions d’anges » pour le défendre. « Il lui a inspiré la
volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité » (12).
La capacité de prier est notre grande ressource. De nombreux
chrétiens, y compris très engagés, font l’expérience de leur
impuissance face aux tentations et de l’impossibilité de s’adapter aux
très hautes exigences de la morale évangélique et concluent, parfois,
qu’ils n’y arrivent pas et qu’il est impossible de vivre la vie
chrétienne totalement. Dans une certaine mesure, ils ont raison.
Seuls, il est en effet impossible d’éviter le péché ; il faut la grâce
; mais la grâce – nous est-il enseigné – est gratuite, elle aussi et
on ne peut pas la mériter. Que faire alors : désespérer, se rendre ? «
En te donnant la grâce, Dieu te commande de faire ce que tu peux et de
demander ce que tu ne peux pas faire » dit le Concile de Trente (13).
La différence entre la loi et la grâce est précisément celle-ci : dans
la loi, Dieu dit à l’homme : « Fais ce que je te commande ! » ; dans
la grâce, l’homme dit à Dieu : « Donne-moi ce que tu m’ordonnes de
faire ! ». La loi commande, la grâce demande. Après avoir découvert ce
secret, saint Augustin, qui jusqu’alors avait combattu en vain pour
être chaste, changea de méthode et au lieu de lutter contre son corps,
commença à lutter avec Dieu. Il dit : « Vous m’ordonnez la continence;
donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ordonnez-moi ce qu’il vous plaît
(14) ». Et nous savons qu’il obtint la chasteté.
Jésus a donné par avance à ses disciples le moyen et les paroles pour
s’unir à lui dans l’épreuve, le Notre Père. Il n’existe aucun état
d’âme ne pouvant se refléter dans le « Notre Père » et qui ne trouve
en lui la possibilité de se traduire en prière : la joie, la louange,
l’adoration, l’action de grâce, le repentir. Mais le « Notre Père »
est surtout la prière du temps de l’épreuve. Il existe une
ressemblance évidente entre la prière que Jésus laissa à ses disciples
et celle qu’il éleva lui-même au Père à Gethsémani. Il nous a en
réalité laissé, sa prière.
La prière de Jésus commence comme le Notre Père, par le cri : « Abba,
Père » (Mc 14, 36) ou « Mon Père » (Mt 26, 39) ; elle se poursuit,
comme le Notre Père, en demandant que sa volonté soit faite ; il
demande que la coupe passe loin de lui, comme dans le Notre Père nous
demandons d’être « délivrés du mal » ; il dit à ses disciples de prier
pour ne pas entrer en tentation et nous fait conclure le Notre Père
par les paroles : « Ne nous soumets pas à la tentation ».
Quel réconfort, à l’heure de l’épreuve et des ténèbres, de savoir que
l’Esprit Saint continue en nous la prière de Jésus à Gethsémani, que
les « gémissements ineffables » avec lesquels l’Esprit intercède pour
nous, à ces moments-là, parviennent au Père mêlés aux « invocations et
supplications présentées avec une violente clameur et des larmes »
(cf. He 5, 7).
5. En agonie jusqu’à la fin du monde
Nous devons retenir un dernier enseignement avant de prendre congé du
Jésus de Gethsémani. Saint Léon le Grand dit que « la passion du
Christ se prolonge jusqu’à la fin des siècles » (15). Le philosophe
Pascal lui fait écho dans la célèbre méditation sur l’agonie de Jésus
:
« Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir
pendant ce temps-là.
Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang
pour toi.
Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu
donnes des larmes ?
Je te suis plus ami que tel et tel ; car j’ai fait pour toi plus
qu’eux, et ils ne souffriraient pas ce que j’ai souffert de toi et ne
mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés,
comme j’ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes élus au
Saint Sacrement (16).
Tout cela n’est pas une simple façon de parler ou un forçage
psychologique ; cela correspond mystérieusement à la vérité. Dans
l’Esprit, Jésus est en cet instant également à Gethsémani, dans le
prétoire, sur la croix. Et pas seulement dans son corps mystique – en
celui qui souffre, est emprisonné ou tué – mais, d’une manière que
nous ne pouvons pas expliquer, également dans sa personne. Ceci est
vrai, non pas « en dépit » de la résurrection mais précisément « à
cause » de la résurrection qui a rendu le Crucifix « vivant pour les
siècles ». L’Apocalypse nous présente l’Agneau au ciel, « debout »,
c’est-à-dire ressuscité et vivant, mais avec les signes encore
visibles de son immolation (cf. Ap 5, 6).
Le lieu privilégié où nous pouvons rencontrer ce Jésus « en agonie
jusqu’à la fin du monde » est l’Eucharistie. Jésus l’institua juste
avant de se rendre au Jardin des Oliviers afin que ses disciples
puissent, à n’importe quelle époque, devenir « contemporain » de sa
Passion. Si l’Esprit nous inspire le désir de passer une heure aux
côtés de Jésus à Gethsémani pendant ce Carême, le moyen le plus simple
de le faire est de passer, le jeudi soir, une heure devant le Saint
Sacrement.
Ceci ne doit bien sûr pas nous faire oublier l’autre manière par
laquelle le Christ « est en agonie jusqu’à la fin du monde »,
c’est-à-dire à travers les membres de son corps mystique. Et
d’ailleurs, si nous voulons concrétiser nos sentiments à son égard, le
chemin obligé est précisément de faire à l’un d’eux ce que nous ne
pouvons faire avec lui, qui est dans la gloire.
Le mot « Gethsémani » est devenu le symbole de toute souffrance
morale. Jésus n’a encore subi aucun tourment physique ; sa peine est
uniquement intérieure, et pourtant il ne sue du sang que là, lorsque
son cœur – et pas encore sa chair – est écrasé. Le monde est très
sensible aux souffrances corporelles, il s’en émeut facilement ; il
est beaucoup moins sensible aux souffrances morales, dont il se moque
même parfois, en les confondant avec de l’hypersensibilité, de
l’autosuggestion, des lubies.
Dieu prend la souffrance du cœur très au sérieux et nous devrions
faire de même. Je pense à qui voit se briser le lien le plus fort
qu’il possédait dans la vie et se retrouve seul (le plus souvent,
seule) ; je pense à celui qui est trahi dans ses affections, angoissé
face à une chose qui menace sa vie ou celle d’une personne qui lui est
chère ; à celui qui, à tort ou à raison (il n’y a pas beaucoup de
différence de ce point de vue), se voit montré du doigt, d’un jour à
l’autre, et devient la risée de tous. Combien de Gethsémani sont
cachés dans le monde, peut-être sous notre propre toit, derrière la
porte du voisin, chez celui qui se trouve à la table de travail
d’à-côté ! A nous d’en trouver pendant ce Carême et de nous faire
proches de celui qui s’y trouve.
Que Jésus ne doive pas dire en ses membres : « J’espérais la
compassion, mais en vain, des consolateurs, et je n’en ai pas trouvé »
(Ps 68, 21), mais qu’il puisse en revanche nous faire entendre au fond
du cœur la parole qui récompense tout : « C’est à moi que vous l’avez
fait ».
NOTES
(1) Discours sur les psaumes, Psaume 120, 6 (cf. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/psaumes/index.htm)
(2) In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première
fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé
Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p.
1-123
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/lettres/index.htm
(3) Il libro della B. Angela da Foligno, Quaracchi,
Grottaferrata 1985, p. 148.
(4) R. E. Brown, The Death of the Messiah. From Gethsemane to the
Grave. A Commentary on the Passion Narratives in the Four Gospels,
I, Doubleday, New York, 1994, p. 216.
(5) Brown, p. 233.
(6) Cf. St Hilaire de Poitiers, De Trinitate, X, 37.
(7) Cf. St Maxime le Confesseur, In Mattheum 26, 39 (PG 91,
68).
(8) Tagore, Gitanjali, 50 (trad. ital. Newton Compton, Roma
1985, p. 91).
(9) S. Kierkegaard, La malattia mortale, parte I, C, (Opere, a cura di
C. Fabro, pp. 639 ss.
(10) Ib. p. 640
(11) St Augustin, Sulla Prima lettera di Giovanni, 6, 6-8 (PL 35, 2023
s.).
(12) St Thomas d’Aquin, Summa theologiae, III, q. 47, a. 3.
(13) Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion Symbolorum, n. 1536.
(14) St Augustin, Confessions, X, 29.
(15) St Léon le Grand, Sermo 70, 5: PL 54, 383
(16) B. Pascal, Pensées, GF-Flammarion, 1976, n. 553
[Texte original : italien – Traduction
réalisée par Zenit]

Texte intégral de la deuxième prédication de Carême du
p. Cantalamessa
ROME, Vendredi 31 mars 2006 (ZENIT.org)
– Nous publions ci-dessous le texte intégral de la deuxième méditation
de Carême que le père Raniero Cantalamessa, OFM Cap, prédicateur de la
Maison pontificale, a prononcée ce vendredi, en présence du pape Benoît
XVI et de la curie.
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DEUXIEME PREDICATION DE CAREME
« Il apprit de ses souffrances, l’obéissance »
1. Sacrifice ou obéissance
On ne peut pas embrasser l’océan, mais on peut faire mieux, on peut se
laisser embrasser par lui, en s’immergeant à n’importe quel endroit de
son étendue. Ainsi en est-il de la Passion du Christ. On ne peut
l’embrasser entièrement en esprit, ni en voir le fond ; mais l’on peut
s’immerger dans la Passion en partant de l’une de ses étapes. Au cours
de cette méditation nous voulons y entrer par la porte de
l’obéissance.
L’obéissance du Christ est l’aspect de la Passion mis le plus en
évidence par la catéchèse apostolique. « Obéissant jusqu’à la mort et
à la mort sur une croix » (Ph 2 , 8) ; « par l’obéissance d’un seul,
la multitude sera (…) constituée juste » (Rm 5, 19) ; « Tout Fils
qu’il était, [il] apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance. Après
avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui
obéissent principe de salut éternel » (He 5, 8-9). L’obéissance
apparaît comme une clé de lecture de toute l’histoire de la Passion, à
partir de laquelle elle prend tout son sens et toute sa valeur.
A qui se scandalisait du fait que le Père puisse trouver satisfaction
dans la mort sur la croix de son fils Jésus, saint Bernard répondait à
juste titre : « Ce n’est pas la mort qui lui plut mais la volonté de
celui qui spontanément, mourait » : « Non mors placuit sed voluntas
sponte morientis » (1). Ce n’est donc pas tant la mort du Christ
elle-même qui nous a sauvés, mais bien plus son obéissance jusqu’à la
mort.
Dieu veut l’obéissance et non le sacrifice, dit l’Ecriture (Cf. 1 S
15, 22 ; He 10, 5-7). Il est vrai que dans le cas du Christ Il veut
aussi le sacrifice, et Il le veut de notre part également ; mais de
ces deux choses, l’une est le moyen, l’autre la fin. Dieu veut
l’obéissance pour elle-même ; le sacrifice, Il ne le veut
qu’indirectement, comme la condition qui seule rend l’obéissance
possible et authentique. C’est dans ce sens que la Lettre aux Hébreux
dit que « le Christ apprit l’obéissance de ce qu’il souffrit ». La
Passion fut la preuve et la mesure de son obéissance.
Essayons de voir en quoi consiste l’obéissance du Christ. Jésus, alors
qu’il était enfant obéissait à ses parents ; plus tard, devenu adulte,
il se soumit à la loi de Moïse ; au cours de la Passion il se soumit à
la sentence du sanhédrin, de Pilate… Mais le Nouveau Testament ne fait
référence à aucun de ces types d’obéissance ; il fait référence à
l’obéissance du Christ au Père. Saint Irénée interprète l’obéissance
de Jésus, à la lumière des carmes du Serviteur, comme une soumission
intérieure, absolue à Dieu, réalisée dans une situation d’extrême
difficulté :
« Et ce péché auquel le bois avait donné naissance a été effacé par le
bois de l'obéissance, sur lequel a été cloué le Fils de l'homme,
obéissant à Dieu; ainsi, en abolissant la science du mal, il a
introduit et distribué la science du bien. Et comme le mal est de
désobéir à Dieu, obéir à Dieu est le bien. … par l'obéissance qu'il a
pratiquée jusqu'à la mort en étant attaché sur le bois, il a expié
l'antique désobéissance provoquée par le bois » (2).
L’obéissance de Jésus s’exerce, de manière particulière, sur les
paroles qui sont écrites sur lui et pour lui « dans la loi, les
prophètes et les psaumes ». Quand ils veulent s’opposer à son
arrestation, Jésus dit : « Comment alors s’accompliraient les
Ecritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? » (Mt 26, 54).
2. Dieu peut-il obéir ?
Mais comment peut-on concilier l’obéissance du Christ avec la foi dans
sa divinité ? L’obéissance est un acte de la personne, non de la
nature, et la personne du Christ, selon la foi orthodoxe, est celle du
Fils même de Dieu. Dieu peut-il obéir à lui-même ? Nous touchons ici
au noyau le plus profond du mystère christologique. Essayons de voir
en quoi consiste ce mystère.
A Gethsémani Jésus dit au Père : « Pourtant, pas ce que je veux mais
ce que tu veux » (Mc 14, 36). Le problème consiste entièrement dans le
fait de savoir qui est ce « je » et qui est ce « tu » ; qui prononce
le fiat et à qui il le dit. Dans les temps anciens, deux
réponses sensiblement différentes, selon le type de christologie
sous-jacent, furent données à ces questions.
Pour l’école d’Alexandrie, le « je » qui parle est la personne
du Verbe qui, en tant que personne incarnée, dit son « oui » à la
volonté divine (le « tu ») que lui-même a en commun avec le Père et
l’Esprit Saint. Celui qui dit « oui » et celui auquel il dit « oui »
sont la même volonté, considérée toutefois en deux temps ou en deux
états différents : dans l’état de Verbe incarné et dans l’état de
Verbe éternel. Le drame (si l’on peut parler de drame) se déroule
davantage en Dieu qu’entre Dieu et l’homme et ceci parce que
l’existence en Jésus Christ d’une volonté humaine et libre n’est pas
encore pleinement reconnue.
L’interprétation de l’école d’Antioche est plus valide, sur ce
point. Pour qu’il puisse y avoir obéissance, affirment les auteurs de
cette école, il convient qu’il y ait un sujet qui obéit et un sujet
auquel on obéit : personne n’obéit à lui-même ! L’obéissance du Christ
étant par ailleurs l’antithèse de la désobéissance d’Adam, celle-ci
doit nécessairement être l’obéissance d’un homme, le Nouvel Adam,
capable en tant que tel de représenter l’humanité. Voilà donc qui sont
ce « je » et ce « tu » : le « je » est l’homme Jésus, le « tu » est
Dieu auquel il obéit !
Mais cette interprétation comportait elle aussi une grave lacune. Si
le fiat de Jésus à Gethsémani est essentiellement le « oui »
d’un homme, même si celui-ci est uni de manière indissoluble au Fils
de Dieu (l’homo assumptus), comment cela peut-il avoir une
valeur universelle en mesure de « rendre justes » tous les hommes ?
Jésus apparaît davantage comme un modèle sublime d’obéissance que
comme une « cause de salut » intrinsèque à tous ceux qui lui obéissent
(cf. He 5, 9).
Le développement de la christologie a permis de combler cette lacune,
surtout grâce à l’œuvre de saint Maxime le Confesseur et du Concile de
Constantinople III. Saint Maxime affirme : le « je » n’est pas
l’humanité qui parle à la divinité (école d’Antioche) ; ce n’est pas
non plus Dieu qui, en tant que personne incarnée, parle à lui-même en
tant qu’éternel (école d’Alexandrie). Le « je » est le Verbe incarné
qui parle au nom de la volonté humaine libre qu’il a assumée ; le « tu
» en revanche est la volonté trinitaire que le Verbe a en commun avec
le Père.
En Jésus, le Verbe obéit humainement au Père ! Et cependant le concept
d’obéissance ne disparaît pas, et Dieu, dans ce cas, n’obéit pas non
plus à lui-même, car entre le sujet et le terme de l’obéissance il y a
toute l’épaisseur d’une humanité réelle et d’une volonté humaine libre
(3).
Dieu a obéi humainement ! On comprend alors la puissance universelle
de salut enfermée dans le fiat de Jésus : il s’agit de l’acte
humain d’un Dieu ; d’un acte divin-humain, théandrique. Ce fiat
est véritablement, pour reprendre l'expression d'un psaume, « le
rocher de notre salut » (Ps 95, 1). C’est par cette obéissance que «
tous ont été rendus justes ».
3. L’obéissance à Dieu dans la vie chrétienne
Cherchons, comme toujours, à tirer de cela un enseignement pratique
pour notre vie, en rappelant l’avertissement de la Première lettre de
Pierre : « Le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un
modèle afin que vous suiviez ses traces ». Réfléchir à l’obéissance
peut contribuer à créer le climat spirituel juste dans l’Eglise et
dans la Curie, chaque fois que l’on se trouve face à l’éventualité
d’un changement de personnes et de poste de travail.
Dès que l’on se met à chercher, à travers le Nouveau Testament, en
quoi consiste le devoir de l’obéissance, on découvre une chose
surprenante : l’obéissance est presque toujours vue comme obéissance à
Dieu. On parle certes aussi de toutes les autres formes d’obéissance :
aux parents, aux patrons, aux supérieurs, aux autorités civiles, « à
toute institution humaine » (1 P 2, 13), mais beaucoup moins souvent
et de manière beaucoup moins solennelle. Le substantif même d’«
obéissance » est utilisé toujours et uniquement pour indiquer
l’obéissance à Dieu ou, en tout cas, à des instances qui sont du côté
de Dieu, sauf dans un seul passage de la Lettre à Philémon où il
indique l’obéissance à l’Apôtre.
Saint Paul parle d’obéissance à la foi (Rm 1, 5 ; 16, 26),
d’obéissance à l’enseignement (Rm 6, 17), d’obéissance à
l’Evangile (Rm 10, 16 ; 2 Th 1, 8), d’obéissance à la vérité
(Ga 5, 7), d’obéissance au Christ (2 Cor 10, 5). Nous trouvons
ce même langage ailleurs également : les Actes des Apôtres parlent
d’obéissance à la foi (Ac 6, 7), la Première Lettre de Pierre
parle d’obéissance au Christ (1 P 1, 2) et d’obéissance à la
vérité (1 P 1, 22).
Mais est-il possible et cela a-t-il un sens de parler aujourd’hui
d’obéissance à Dieu, après que la volonté nouvelle et vivante de Dieu,
manifestée en Jésus Christ, se soit entièrement accomplie et
concrétisée dans toute une série de lois et de hiérarchies ? Est-il
légitime de penser qu’il existe encore, après tout cela, des volontés
« libres » de Dieu à recueillir et à accomplir ?
On n’est en mesure de comprendre la nécessité et l’importance de
l’obéissance à Dieu que si l’on croit à une « Seigneurie » actuelle et
ponctuelle du Ressuscité sur l’Eglise, que si l’on est profondément
convaincu qu’aujourd’hui également – comme le dit le psaume – « Le
Dieu des dieux, le Seigneur, parle et convoque la terre… » et rompt
son silence ! (cf. Ps 49 (50)). Elle consiste à se mettre à l’écoute
du Dieu qui parle, dans l’Eglise, à travers son Esprit, qui éclaire
les paroles de Jésus et de toute la Bible et leur donne une autorité,
en en faisant des voies de la volonté vivante et actuelle de Dieu pour
nous.
Mais étant donné que dans l’Eglise, institution et mystère ne sont pas
en opposition mais sont unis, nous devons maintenant montrer que
l’obéissance spirituelle à Dieu ne détourne pas de l’obéissance à
l’autorité visible et institutionnelle mais au contraire la
renouvelle, la renforce, la vivifie, au point que l’obéissance aux
hommes devient le critère pour discerner l’existence ou non de
l’obéissance à Dieu et son caractère authentique.
L’obéissance à Dieu est comme « le fil venu d’en haut » qui soutient
la splendide toile d’araignée suspendue à une haie. En descendant le
long d’un fil qu’elle-même produit, l’araignée construit sa toile,
parfaite et bien tendue à chaque angle. Cependant, ce fil venu d’en
haut qui a servi à construire la toile n’est pas coupé une fois
l’œuvre terminée ; c’est au contraire lui qui, du centre, soutient
toute la toile tissée ; sans lui, tout s’affaisse. Si l’on détache un
fil latéral l’araignée se remet à l’ouvrage et répare rapidement sa
toile, mais si l’on coupe le fil qui vient d’en haut, elle s’éloigne ;
elle sait qu’il n’y a plus rien à faire.
Il se produit quelque chose de semblable à propos du « fil » de
l’autorité et de l’obéissance dans une société, un ordre religieux,
dans l’Eglise. L’obéissance à Dieu est le fil venu d’en haut : tout
s’est construit à partir de cette obéissance ; mais on ne peut
l’oublier, pas même une fois que la construction est terminée. Si on
l’oublie, cela provoque une crise et l’on finit même par affirmer,
comme ce fut le cas il y a quelques années : « l’obéissance n’est plus
une vertu ».
Mais pourquoi est-il aussi important d’obéir à Dieu ? Pourquoi Dieu
tient-il autant au fait que nous lui obéissions ? Certes pas pour le
plaisir de commander et d’avoir des sujets ! Cela est important car en
obéissant nous faisons la volonté de Dieu, nous voulons ce que Dieu
veut et réalisons ainsi notre vocation originelle qui est d’être « à
son image et ressemblance ». Nous sommes dans la vérité, dans la
lumière et par conséquent dans la paix, comme le corps qui a atteint
son repos. Dante Alighieri a condensé tout cela dans un vers considéré
par beaucoup comme le plus beau de toute la Divine Comédie : « En sa
volonté est notre paix » (4).
4. Obéissance et autorité
Obéir à Dieu est une chose que nous pouvons toujours faire.
Nous n’obéissons en revanche que quelques fois, trois ou quatre fois
dans toute une vie, à des ordres et des autorités visibles (je parle
bien sûr d’actes d’obéissance sérieux) ; mais les actes d’obéissance à
Dieu sont nombreux. Plus on obéit, plus les ordres de Dieu se
multiplient, car Il sait que c’est le plus beau don qu’il puisse
faire, celui qu’Il fit à son Fils bien-aimé, Jésus.
Lorsque Dieu trouve une âme décidée à obéir il prend sa vie en main,
comme on prend le gouvernail d’un bateau, ou les rênes d’un char. Il
devient concrètement, et pas seulement en théorie, « Seigneur »,
c’est-à-dire celui qui « régit », qui « gouverne » déterminant d’une
certaine manière, instant après instant les gestes, les paroles de
cette personne, sa manière d’utiliser son temps, tout.
Cette « direction spirituelle » s’exerce à travers les « bonnes
inspirations » et plus souvent encore à travers les paroles de Dieu de
la Bible. En lisant ou écoutant des passages de l’Ecriture, une
phrase, une parole s’illumine et devient en quelque sorte,
radio-active. Nous sentons qu’elle nous interpelle, qu’elle nous
indique ce que nous devons faire. C’est là que se décide si l’on obéit
ou non à Dieu. Le Serviteur de Yahvé dit oui dans Isaïe : « il éveille
chaque matin, il éveille mon oreille, pour que j’écoute comme un
disciple » (Is 50, 4). Nous aussi chaque matin, dans la liturgie des
heures ou de la Messe, nous devrions avoir l’oreille attentive. Dans
la liturgie se trouve presque toujours une parole que Dieu nous
adresse personnellement et l’Esprit ne manque pas de nous la faire
reconnaître parmi toutes les autres.
J’ai dit qu’obéir à Dieu est une chose que l’on peut toujours
faire. Je dois dire que c’est aussi une chose que nous pouvons tous
faire, aussi bien les personnes subordonnées que les supérieurs. On a
l’habitude de dire qu’il faut savoir obéir pour pouvoir commander. Il
ne s’agit pas seulement d’une affirmation empirique ; il existe une
profonde raison théologique à la base de cette affirmation si par
obéissance nous entendons l’obéissance à Dieu.
Lorsqu’un ordre est donné par un supérieur qui s’efforce de vivre
selon la volonté de Dieu, qui a prié auparavant et n’a que le bien de
son frère à défendre et aucun intérêt personnel, l’autorité même de
Dieu vient renforcer cet ordre ou cette décision. Si cela donne lieu à
une contestation, Dieu dit à son représentant ce qu’il a dit un jour à
Jérémie : « Voici que moi, aujourd’hui même, je t’ai établi comme
ville fortifiée, colonne de fer et rempart de bronze (…) ils lutteront
contre toi mais ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi » (Jr
1, 18 ss.).
Un exégète anglais célèbre fournit une interprétation éclairante de
l’épisode du centurion dans l’Evangile. « Moi, dit le centurion, qui
n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats et je dis à
l’un : va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient, et à mon
esclave : Fais ceci ! et il le fait » (Lc 7, 8). Du fait de sa
soumission, c’est-à-dire de son obéissance à ses supérieurs et, en
définitive à l’empereur, le centurion peut formuler des ordres qui ont
derrière eux l’autorité de l’empereur en personne ; ses soldats lui
obéissent car il obéit à son tour et est soumis à son supérieur.
Les choses se déroulent également de cette manière, pense-t-il, avec
Jésus, vis-à-vis de Dieu. Du moment qu’il est en communion avec Dieu
et obéit à Dieu, il a derrière lui l’autorité même de Dieu et peut par
conséquent commander à son serviteur de guérir et celui-ci guérira, il
peut commander à la maladie de le quitter et celle-ci le quittera (5).
C’est la force et la simplicité de cet argument qui suscite
l’admiration de Jésus et lui fait dire de ne jamais avoir trouvé
autant de foi en Israël. Le centurion a compris que l’autorité de
Jésus et ses miracles découlent de sa parfaite obéissance au Père,
comme Jésus lui-même, du reste, explique dans l’Evangile de Jean : «
et celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul,
parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8, 29).
L’obéissance à Dieu ajoute à l’autorité, le poids, c’est-à-dire un
pouvoir réel et efficace, pas un pouvoir purement nominal, lié à la
fonction, mais un pouvoir en quelque sorte ontologique, pas seulement
juridique. Saint Ignace d’Antioche donnait ce merveilleux conseil à
l’un de ses collègues dans l’épiscopat : « Que rien ne se fasse sans
ton consentement mais toi, ne fais rien sans le consentement de Dieu »
(6).
Ceci ne signifie pas que l’on atténue l’importance de l’institution ou
de la charge, ou que l’on fait dépendre l’obéissance du subalterne
uniquement du degré d’autorité spirituelle et du poids du supérieur,
ce qui serait, de toute évidence, la fin de toute obéissance. Cela
signifie seulement que celui qui exerce l’autorité doit se baser le
moins possible, ou uniquement en dernière instance, sur le titre ou
sur la charge qu’il possède et le plus possible sur l’union de sa
volonté avec celle de Dieu, c’est-à-dire sur son obéissance ; le
subalterne en revanche ne doit pas juger ou prétendre savoir si la
décision du supérieur est ou non conforme à la volonté de Dieu. Il
doit présumé qu’elle l’est, à moins qu’il s’agisse d’un ordre qui va
manifestement contre sa conscience, comme cela se produit parfois dans
le domaine politique, sous les régimes totalitaires.
C’est le même principe que pour le commandement de l’amour. Le premier
commandement reste le « premier » commandement, car la source et le
mobile de tout sont l’amour de Dieu ; mais le critère pour juger est
le second commandement : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit,
ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). On doit
dire la même chose de l’obéissance : celui qui n’obéit pas aux
représentants visibles de Dieu sur la terre, comment peut-il dire
qu’il obéit à Dieu qui est au ciel ?
5. Présenter les questions à Dieu
Cette voie de l’obéissance à Dieu n’a rien, en soi, de mystique et
d’extraordinaire. Elle est ouverte à tous les baptisés. Elle consiste
à « présenter les questions à Dieu », selon le conseil que Ietro donna
un jour à Moïse, son gendre (cf. Ex 18, 19). Je peux décider seul de
prendre une initiative, d’entreprendre ou non un voyage, un travail,
de faire une visite, une dépense et, une fois la décision prise, prier
Dieu pour que tout se passe bien. Mais si l’amour de l’obéissance en
Dieu naît en moi, je procéderai de manière différente : je demanderai
d’abord à Dieu, avec le moyen très simple de la prière, si sa volonté
est que je fasse ce voyage, ce travail, cette visite, cette dépense,
puis je le ferai, ou non, mais il s’agira dans un cas comme dans
l’autre d’un acte d’obéissance à Dieu, et non plus d’une initiative
libre et personnelle.
Il est clair que je n’entendrai normalement aucune voix au cours de ma
brève prière, et que je ne recevrai aucune réponse explicite sur ce
que je dois faire ou en tout cas, il n’est pas nécessaire que je la
reçoive pour que ce que je fasse soit en obéissance à Dieu. En faisant
cela, en effet, j’ai soumis la question à Dieu, je me suis dépouillé
de ma volonté, j’ai renoncé à décider seul et j’ai donné à Dieu une
possibilité d’intervenir, s’il le souhaitait, dans ma vie.
Indépendamment de ce que je déciderai alors de faire, en me basant sur
les critères ordinaires de discernement, je ferai un acte d’obéissance
à Dieu.
De même qu’un serviteur fidèle ne prend jamais un ordre ou ne répond
jamais à une initiative venant d’une personne étrangère sans dire : «
Je dois d’abord savoir ce qu’en pense mon maître », le vrai serviteur
de Dieu n’entreprend rien sans se dire à lui-même : « Je dois prier un
peu pour savoir ce que mon Seigneur veut que je fasse ! ». On cède
ainsi les rênes de sa vie à Dieu ! La volonté de Dieu pénètre ainsi de
plus en plus profondément dans le tissu de notre vie, en
l’enrichissant et en faisant d’elle un « sacrifice vivant, saint et
agréable à Dieu » (Rm 12, 1). Toute la vie devient une obéissance à
Dieu et proclame silencieusement sa souveraineté sur l’Eglise et sur
le monde.
Dieu – disait saint Grégoire le Grand – « nous enseigne tantôt par ses
paroles, tantôt par ses œuvres », c’est-à-dire avec les événements et
les situations (7). Il y a une forme d’obéissance à Dieu, souvent
parmi les plus exigeantes, qui consiste tout simplement à obéir aux
situations. Lorsque l’on constate que, malgré tous les efforts et les
prières, des situations difficiles, parfois même absurdes, et à notre
sens spirituellement contre-productives, persistent et ne changent
pas, il faut cesser de « regimber contre l’aiguillon » et commencer à
voir dans ces situations la volonté silencieuse mais résolue de Dieu
sur nous. L’expérience montre que ce n’est parfois que lorsque nous
avons prononcé un « oui » total et du profond du cœur à la volonté de
Dieu que ces situations de souffrance perdent le pouvoir angoissant
qu’elles ont sur nous. Nous les vivons avec davantage de paix.
Un cas difficile d’obéissance aux situations est celui qui s’impose à
tous, avec l’âge, c’est-à-dire le retrait de l’activité, la cessation
du travail, le fait de devoir passer les consignes à d’autres,
laissant peut-être des projets et des initiatives en cours, inachevés.
Quelqu’un a dit, en plaisantant, que la charge de supérieur est une
croix, mais que parfois la chose la plus difficile à accepter n’est
pas le fait de monter sur la croix mais d’en descendre, d’être déposé
de la croix !
Il n’y a pas lieu, certes, d’ironiser à propos d’une situation
délicate, face à laquelle personne ne sait comment il réagirait, tant
qu’il n’y est pas passé. Il s’agit de l’une des formes d’obéissance
qui se rapprochent le plus de celle du Christ au cours de sa Passion.
Jésus a suspendu son enseignement, il a interrompu toute activité, il
ne s’est pas laissé retenir par la pensée de ce qui serait advenu à
ses apôtres ; il ne s’est pas préoccupé de savoir ce qui serait advenu
de sa parole, confiée, comme elle l’était, uniquement à la pauvre
mémoire de quelques pêcheurs. Il ne s’est pas non plus attardé à la
pensée de sa Mère qu’il laissait seule. Aucune plainte, aucune
tentative de faire changer de décision au Père. Pour que « le monde
reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a
commandé. Levez-vous ! Partons d’ici ! » (cf. Jn 14, 31).
6. Marie, l’obéissante
Avant de conclure nos considérations sur l’obéissance, contemplons un
instant l’icône vivante de l’obéissance, celle qui non seulement a
imité l’obéissance du Serviteur, mais l’a vécue avec lui. Saint Irénée
écrit : « Parallèlement au Seigneur, on trouve aussi la Vierge Marie
obéissante, lorsqu'elle dit ‘Voici ta servante, Seigneur, qu'il me
soit fait selon ta parole’. … Car de même qu'Eve, en désobéissant,
devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de
même Marie, … devint, en obéissant, cause de salut pour elle-même et
pour tout le genre humain » (8). Marie entre dans la réflexion
théologique de l’Eglise (nous sommes en effet en présence de la
première ébauche de Mariologie), à travers le titre d’obéissante.
Marie a certainement aussi obéi à ses parents, à la loi, à Joseph.
Mais ce n’est pas à ces formes d’obéissance qu’a pensé saint Irénée,
mais à son obéissance à la parole de Dieu. Son obéissance est
l’antithèse parfaite de la désobéissance d’Eve. Mais – encore une fois
– à qui Eve a-t-elle désobéi pour être appelée désobéissante ? Pas à
ses parents, qu’elle n’avait pas, ou à son mari ou une quelconque loi
écrite. Elle a désobéi à la parole de Dieu ! De même que le « Fiat »
de Marie se place en parallèle, dans l’Evangile de Luc, au « Fiat » de
Jésus à Gethsémani (cf. Lc 22. 42), pour saint Irénée, l’obéissance de
la nouvelle Eve se place en parallèle à l’obéissance du nouvel Adam.
Marie aura certainement récité ou écouté, au cours de sa vie
terrestre, le verset du psaume dans lequel on dit à Dieu : «
Enseigne-moi à faire tes volontés » (Ps 142, 10). Nous lui adressons
la même prière : « Enseigne-nous, Marie, à faire la volonté de Dieu
comme tu l’as fait » !
(1) St Bernard de Clairveau, De errore Abelardi, 8, 21 (PL 182,
1070).
(2) St Irénée, La prédication des Apôtres et ses preuves, 34.
(3) St Maxime le Confesseur, In Matth, 26, 39 (PG 91, 68).
(4) Dante Alighieri, Divine Comédie, Paradis, Chant III, v. 85
(Ed. du Cerf)
(5) Cf. C.H. Dodd, Il fondatore del cristianesimo, Leumann
1975, p. 59 s.
(6) St Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe, 4, 1.
(7) St Grégoire le Grand, Homélies sur les Evangiles, 17, 1 (PL
76, 1139).
(8) St Irénée, Adv. Haer. III, 22, 4.
Texte original : italien – Traduction réalisée par Zenit
ZF06033111
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