journaliste, réalisateur.
Depuis 1999, je ne dors plus de la
même manière qu'avant. Depuis cette période, j'ai suivi, caméra au
poing, ce qui est devenu l'affaire Clearstream. Quand je parle de
l'affaire Clearstream, je ne parle pas de celle qui fait les titres de
différents quotidiens depuis le printemps 2004 et plus
particulièrement ces dernières semaines.
Pas plus tard que samedi-dimanche,
je lis dans le Monde : «Affaire Clearstream : La traque du "corbeau"».
Pour Hervé Gattegno, auteur de l'article, l'affaire Clearstream se
résume à une querelle intestine entre Sarkozy et Villepin, sur fond de
lutte de pouvoir au sein de l'industrie aéronautique et des services
secrets français.
Ce que je voudrais raconter, c'est
comment la vraie affaire Clearstream a commencé. Car il convient de
remettre chaque chose à sa place. L'histoire commence dans un petit
bureau, en périphérie de Luxembourg ville. J'accompagne Denis Robert à
un mystérieux rendez-vous dans le cadre d'un documentaire. En face de
nous, un Luxembourgeois quinquagénaire, Ernest Backes, qui a l'air
d'en connaître un rayon sur les affaires financières qui secouent la
planète. Le point commun de toutes ces affaires, nous raconte-t-il,
est une chambre de compensation internationale, basée au Luxembourg.
C'est la première fois que j'entends le nom de Cedel (ancien nom de
Clearstream). Nous sommes en 1997.
Cedel, est d'après notre
interlocuteur, une formidable machine à véhiculer, en toute confiance,
les valeurs de toute la planète. Elle est à l'usage des professionnels
du monde bancaire. En tout cas, c'est ce qui était prévu au départ.
Ernest Backes, qui a vécu de l'intérieur la mise en place du système,
avait alerté sa direction sur les possibilités de dérive de celui-ci.
Il a été remercié. En effet, très vite, certains banquiers ont compris
l'intérêt de passer par cette société qui, bien qu'elle archive ses
transactions, reste très secrète pour le non-initié. Avant qu'on ne
révèle quelques-uns de ses petits secrets, aucun juge n'y avait mis
les pieds. Aucun journaliste non plus d'ailleurs, si ce n'est pour les
petits fours et le champagne, lorsque l'enseigne Cedel est devenue
Clearstream.
Lors d'une des nombreuses rencontres
qui ont suivi cet entretien, Ernest Backes nous a montré une partie de
ses documents, des listes de comptes. Tous les clients de Clearstream
(en principe des banques), et même ceux qui avaient fait la demande de
ne pas apparaître sur la liste officielle (et il y en a beaucoup).
Nous avions devant nous, et ce pour la première fois, une projection
assez précise de ce qu'est la finance parallèle.
Nous sommes en 1999. C'est là que
nous sommes réellement passés à l'action. Nous avons multiplié les
entretiens avec de nombreuses personnes, informaticiens, directeurs
juridiques, salariés, ancien directeur général et actuel afin de
vérifier le bien-fondé de ce que soutenait Ernest Backes. Nous avons
tout enregistré, tout filmé. Plus d'un tiers des institutions
financières affiliées au système, ainsi que des multinationales, ce
qui est parfaitement anormal, se servent de Clearstream pour faire des
transactions en toute discrétion. Et, plus grave, certaines de
celles-ci sont effacées informatiquement. C'est-à-dire qu'aucune trace
ne demeure entre deux banques qui viennent de «s'échanger» des titres
pour des montants colossaux. Nous avons judiciairement apporté la
preuve de cela sans jamais être inquiétés sur ce point. Jamais
l'authenticité de ces documents et la véracité des témoignages n'ont
été contestées. Nous avons fait ces recherches dans la plus grande
discrétion, conscients des enjeux. L'unité, à Clearstream, est le
million, parfois le milliard, et dans certaines occasions, on parle de
trillions (mille milliards) de dollars ou d'euros.
Résultat, en mars 2001, sortie
simultanée d'un livre, Révélations, signé Denis Robert et Ernest
Backes, et de notre documentaire télé, les Dissimulateurs, diffusé par
Canal +, malgré les pressions de Clearstream. On s'attendait à une
explosion atomique, elle a été plutôt souterraine. Le directoire de
Clearstream a été viré. La justice luxembourgeoise s'est sentie
obligée d'ouvrir une instruction contre une institution phare de son
petit pays.
Depuis, en 2005, peut être trouvant
que le nom de Clearstream revenait un peu trop souvent dans la presse
française, ( affaire Sarkozy-Villepin), la justice luxembourgeoise a
décidé de refermer définitivement le couvercle sur l'affaire
Révélations, comme on dit à Luxembourg. Elle a même blanchi son
ex-PDG, Andrea Lussi, au chômage depuis. Comment ont-ils pu «blanchir»
Clearstream sans disséquer les disques durs de la société ? Au
Kirchberg, où se trouve le nouveau bâtiment de Clearstream, on a dû
certainement accrocher les lampions pour fêter l'événement.
Les affaires continuent pourtant
dans les ordinateurs de la société. Les derniers documents qui nous
sont parvenus montrent que le nombre de comptes est passé de 16 000 en
2000 à 330 000 en 2001.
Et puis, il y a eu les procès,
contre Denis Robert, l'éditeur Laurent Beccaria, Ernest Backes, bien
sûr, à qui la classe politique luxembourgeoise reprochait d'avoir
trahi son petit pays si tranquille. Canal + et sa courageuse émission
90 minutes y a eu droit aussi, ainsi que les différents organes de
presse qui avaient relayé le message. Les procès, ça dure longtemps,
ça fait perdre du temps, ça coûte de l'argent et surtout ça fait peur
aux confrères qui voudraient s'intéresser de trop près à cette
histoire.
Si on se penche sur l'argent du
terrorisme, la faillite de l'Argentine, l'affaire Elf, pour rester
chez nous, et d'autres scandales, on retombe toujours sur la présence
des acteurs de ces affaires dans les listes secrètes de la société.
L'affaire Clearstream est vraiment l'affaire des affaires.
On s'est dit peut-être naïvement que
nous n'avions pas été assez clairs. Et on a remis ça. En 2002, sortait
un nouveau livre signé Denis Robert et un deuxième documentaire,
l'Affaire Clearstream racontée à un ouvrier de Daewoo, que j'ai
réalisé avec Denis. On démontrait à travers un exemple simple que ces
«cachotteries» financières concernent tout le monde. On y était plus
précis, en multipliant les exemples. Cette fois pourtant, si le livre
de Denis Robert est attaqué, notre film, plus violent et mieux
argumenté que le premier, n'a jamais été poursuivi. Les journaux qui
ont parlé de cette deuxième salve ont redoublé de prudence,
multipliant les conditionnels.
Au printemps dernier, on en était
là, quand les juges Van Ruymbeke et De Talencé ont reçu un premier
envoi anonyme. Des noms, des numéros de comptes existant chez
Clearstream. Des noms liés à la vente de Frégates par Thomson en 1991,
qui a généré plus de cinq milliards de francs de commissions. Nous
avions déjà largement évoqué cette question des rétrocommissions sans
avoir été écoutés à l'époque. D'autres envois ont suivi, avec d'autres
noms, des politiques, des hommes d'affaires, des flics et des nouveaux
numéros de comptes qui pourtant correspondent à l'existence de vrais
comptes. Le corbeau a l'air bien renseigné. L'affaire devient
croustillante.
Si cette affaire était avérée, ce
serait un exemple de plus que Clearstream sert aussi à distribuer des
commissions lorsque les bénéficiaires veulent rester dans l'anonymat.
Mais j'insiste, ce ne serait qu'un exemple de plus. Si cette affaire
est complètement fausse, pourquoi cette société luxembourgeoise ne
saisit-elle pas aussi la justice ? Assimiler une histoire de
commissions, aussi importante soit-elle, avec l'affaire des affaires,
est malhonnête et dangereux.
Cela nous éloigne du
vrai problème qui est l'existence d'une finance
parallèle, sans frontières, que personne ne peut contrôler, et ne veut
plus essayer de contrôler, véhiculée par des outils comme Clearstream
qui agissent selon leurs propres lois, et qui, même montrés du doigt,
ont encore de beaux jours devant eux.
C'est ce qui me navre le plus quand
je lis tous ces papiers sur l'histoire de ce corbeau, rebaptisée
«affaire Clearstream». Le problème reste que cette banque des banques,
basée au Grand Duché de Luxembourg, continue de fonctionner en toute
liberté.