Que pensez-vous de l’évolution de la Russie ces dernières années ?
ALEXANDRE SOLJENITSYNE Sous Gorbatchev, le sens de l’Etat et la notion même d’Etat ont été oubliés, d’où ces concessions irréfléchies en politique étrangère tellement applaudies par l’Occident. Eltsine a poursuivi la même politique, qui a été aggravée par le pillage éhonté du patrimoine de la Russie ; il n’a pas fait obstacle au chaos qui avait gagné l’Etat, il l’a même accru.
Avec Poutine, des efforts ont été entrepris pour redresser la situation et sauver l’Etat à la dérive. Compte tenu de notre situation et de nos capacités, sa politique étrangère est sensée et vise de plus en plus le long terme. Mais le poids de l’héritage de ses prédécesseurs fait qu’il reste encore bien des choses à sortir de l’ornière. La vie du peuple reste dure et précaire.
Le “programme de priorités nationales” a suscité ces derniers mois une formidable activité politique. Il s’agit de moderniser l’éducation, la santé, les services urbains et l’agriculture. Que dites-vous de ces projets ?
Lorsqu’il y a 99 voies d’eau ouvertes dans un navire, il est impossible de les colmater toutes à la fois. En fait, toutes mériteraient le statut de “priorité nationale”. Cependant, se soucier de l’agriculture et des campagnes, détruites et anéanties depuis plusieurs décennies, est une nécessité vitale. Non seulement nous nous enfonçons dans une dépendance alimentaire, mais nous perdons aussi nos droits sur les terres occupées par notre pays.
On peut penser que vous auriez ajouté à ces priorités celle que vous jugez impérative, à savoir la “préservation du peuple”, le projet démographique…
Oui ! Préserver le peuple, son importance numérique [la Russie perd 1 million d’habitants par an] comme sa santé physique et morale, est la première des missions de notre Etat. Nous devons songer en particulier à nos 25 millions de compatriotes coupés de la Russie depuis la chute de l’URSS. Toutes les mesures permettant d’améliorer le niveau de vie général, dans ses aspects quotidiens, alimentaires, médicaux, éducatifs et moraux, sont des mesures qui visent à préserver notre peuple. Tout doit tendre vers ce but.
Les partis politiques indépendants ont du mal à prendre racine dans notre sol. Ainsi, le plus grand bâtisseur de partis est le Kremlin. Notre pays pourrait-il avoir de vrais partis politiques ?
Si les partis ont du mal à se développer ici, c’est parce qu’ils ne représentent pas, pour nous, une forme naturelle d’organisation. Les partis actuels ne font que gêner le développement de la démocratie. Une structure démocratique saine ne peut qu’émaner d’en bas et croître doucement, en partant d’associations locales qui vont progressivement créer des liens entre elles. C’est un cheminement ardu, semé d’obstacles bureaucratiques. La solution la plus saine pour la Russie, et la plus fidèle à son esprit traditionnel, serait une démocratie fondée sur des organes d’autogestion locale efficaces, représentés par une assemblée suprême des zemstvos [assemblées rurales locales de la fin du XIXe siècle].
La Russie a entrepris de créer un système politique démocratique alors que la démocratie occidentale qu’elle avait prise pour modèle s’enfonçait dans la crise. Que devons-nous faire, à présent ?
Nous avons agi comme des singes sans cervelle. En effet, la démocratie occidentale actuelle traverse une crise grave ; il est impossible de prévoir comment elle va en sortir. Nous ne devons pas copier des modèles. La voie à suivre, sans nous éloigner des principes démocratiques, est celle qui consiste à nous préoccuper du bien-être physique et moral du peuple.
Le métropolite [prélat orthodoxe] Kirill a proposé de compléter le dispositif des droits et libertés civiles par un dispositif de responsabilité morale. Comment réagissez-vous à cette idée ?
Le métropolite Kirill a fort justement relevé que “l’exercice des libertés ne doit pas mettre en péril l’existence de la patrie, ni offenser les sentiments religieux et nationaux”. Il a répété que les valeurs sacrées n’étaient pas moins importantes que les droits de l’homme. Depuis le siècle des Lumières, on nous a rebattu les oreilles avec les “droits de l’homme”, et dans beaucoup de pays ils sont largement respectés, même si ce n’est pas toujours dans le cadre de la moralité. Toutefois, on ne nous appelle pas à défendre les “devoirs de l’homme”. Accepter des restrictions est la seule solution morale et sûre à tous les conflits. Pourtant, suggérer aux gens de se restreindre est considéré comme absurde et ridicule.
Vous n’êtes manifestement pas libéral, et, bien sûr, pas socialiste. Vous êtes donc conservateur. Comment définiriez-vous le conservatisme russe actuel ?
Pour moi, le conservatisme est le désir de préserver et de défendre les meilleures traditions, celles qui ont prouvé leur valeur au cours des siècles. Le conservatisme qui émerge aujourd’hui en Russie est né et s’est affirmé surtout comme une réponse naturelle à un laisser-aller total. C’est encourageant, mais il semble encore “expérimental”.
De récents débordements ont relancé le débat sur le nationalisme russe, la xénophobie et l’essor d’un fascisme russe. Comment voyez-vous ce problème ?
Historiquement, les Russes ne sont pas xénophobes, sans quoi leur empire de 120 nations n’aurait jamais pu durer. Quant au terme de “fascisme”, on l’emploie sans réfléchir comme une insulte facile pour empêcher la conscience nationale russe de poindre. Le national-socialisme allemand se fondait sur l’autocélébration de la nation allemande, une idée en vogue bien avant Hitler ; mais on ne peut adresser le même reproche au peuple russe actuel, humilié et déclinant. Ecraser les Grands-Russiens au profit des autres nations de Russie a été l’une des obsessions de Lénine. Elle a été résolument poursuivie par Staline, malgré ses hypocrites déclarations tardives. Et, dans la Constitution actuelle, le mot “russe” [rousski, au sens ethnique, et non rossiski, qui signifie “citoyen de la Russie”] ne figure même pas ! Durant des décennies, cela a alimenté une forte amertume dans la conscience russe. Avec l’effondrement des garanties sociales et l’avènement de l’ère de la “liberté d’expression”, l’agressivité a explosé, qui a pu prendre la forme de meurtres commis [contre des étrangers] par des jeunes sans repères. Oui, il faut que le pouvoir prenne des mesures implacables contre ces assassinats. Et il est indispensable d’élucider les sources d’une telle agressivité.
Sommes-nous face à un vrai “choc des civilisations” entre christianisme et islam ? Ou assistons-nous à un conflit entre sociétés religieuses et laïques ?
La définition la plus juste de ce conflit mondial est celle-ci : c’est le tiers-monde contre le monde riche. C’est l’expression d’une indignation humaine générale, historique, et d’une revendication que la pauvreté adresse à la richesse. Des pays comme l’Arabie Saoudite et les autres ne font pas exception, ils ne font que profiter de la sécularisation arrogante de l’Occident pour en faire une cible commode. C’est cette laïcité triomphante qui exaspère le plus les pays musulmans. La Russie est en train de s’en libérer et, par ailleurs, elle ne peut pas vraiment être assimilée au monde riche. Malgré la baisse indubitable de l’influence chrétienne à travers le monde et la pression conquérante de l’islamisme, je ne crois pas possible qu’éclatent des guerres religieuses à l’échelle de la planète. La Russie, en tout cas, ne doit se laisser entraîner dans aucun conflit mondial.
Prévoyez-vous une islamisation de la vie quotidienne et politique de la Russie ?
En Tchétchénie ou au Daghestan, l’islam est maintenant pratiqué de façon violente. Dans d’autres régions musulmanes, il est actif, mais stable. La politique du pouvoir russe, qui a opté pour une coexistence pacifique et respectueuse avec l’islam, est sans aucun doute la bonne. Mais, avec le dépérissement physique du peuple russe, évidemment, il n’est pas exclu que la culture russe soit remplacée, en Russie même, par d’autres religions et cultures, comme la culture chinoise.
D’où pourrait venir le salut de la civilisation chrétienne euroatlantique, si tant est qu’elle ait besoin d’être sauvée ?
Hélas, l’évolution politique du monde ne va pas du tout dans le sens que vous souhaitez [une alliance stratégique nord-américaine, ouest-européenne et est-européenne]. Les Etats-Unis implantent leurs troupes d’occupation dans un pays après l’autre - en Bosnie depuis neuf ans, au Kosovo et en Afghanistan depuis cinq ans, en Irak depuis trois ans, et c’est loin d’être terminé. Les actions menées par l’OTAN ne diffèrent pas beaucoup de certaines actions américaines. Voyant bien que la Russie actuelle ne représente aucun danger, l’OTAN, méthodique et opiniâtre, déploie son appareil militaire dans l’est de l’Europe et dans un encerclement continental de la Russie par le sud. Il y a eu le soutien affiché, matériel et idéologique, aux “révolutions colorées”, et une affirmation paradoxale des intérêts nord-atlantiques en Asie centrale. Il devient ainsi évident que se prépare un encerclement complet de la Russie, suivi d’une perte de sa souveraineté. Au lieu d’assurer un plus grand rayonnement de la civilisation chrétienne, l’adhésion de la Russie à pareille alliance euroatlantique entraînerait son déclin.
*rédacteur en chef des Moskovskié Novosti.